Saynète n° 9

  

 

            Scène de genre de l’année 1978. […] Ceux du lycée entrent dans le bar, la petite bande nerveuse, les garçons de terminale. Deux ans de plus que nous. Ont toujours cette même façon d’investir les lieux de se bousculer, de s’asseoir en shootant dans les chaises, de faire racler les pieds de table, de parodier la bagarre, toujours cette arrogance des corps agrégés, arrogance qui renfrogne les barmaids, fait gueuler les patrons, briller l’œil des filles délurées. En rasant notre table, ils reluquent la pochette de Parallel Lines, marmonnent, font les malins, cherchent quelque chose à dire, l’expertise rock est un fantastique outil de drague, nous appâtons, faussement indifférentes, le disque bien en évidence, nous voulons aller au contact.

            L’un des garçons s’appelle Pierre, c’est lui le plus agité. Il feint de s’arrêter net, se penche par-dessus l’épaule de Lise, ajuste ses lunettes, lâche d’une voix qui outre l’étonnement : Blondie ? Oooh ! Z’êtes rock maintenant, les filles ? Rires légers à l’arrière-scène, des épaules bougent, des blousons s’approchent. On est ce qu’on veut, Lise lui sourit comme on lance un défi – les commissures de ses lèvres tremblent.

 

Maylis de Kerangal, Dans les rapides, Folio Gallimard, 2014, p. 27-28 (1ère édition : Naïve, 2007)

 
 

Lise Forment

07/02/2015

            « Les jeunes n’ont plus de manières », s’indigne le scrogneugneu. « 1968, pardon, 1978-2015 : quarante ans que ça dure ! Les garçons arrogants, les filles délurées, plus personne ne sait se tenir. Où est donc passée la politesse ? Où est donc passée la galanterie ? Des sauvages, rien que des sauvages. »

          L’experte rock ne prendrait sans doute pas la peine de lui répondre (ou lui ferait un bras d’honneur). La lectrice veut « aller au contact ». Dans cette « scène de genre », dans cette scène des genres, on peut écouter le grand fracas incivil, ou savourer la petite rengaine de la drague. Bande de garçons, bande de filles, le langage des corps agrégés tient d’abord lieu de conversation : si les uns occupent l’espace, l’envahissent, le colonisent, les autres appâtent et jouent l’indifférence. « Tout ce petit monde se cherche, c’est électrique. » Mais tout cela n’est pas bien sérieux, c’est un peu l’amour vache des cours de récréations. La civilité y a-t-elle sa place ? La scène, je crois, est d’un autre genre, elle produit d’autres contacts.

   

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