Adage n°1.2. : La nuit tous les chats... / B. Verberk



Adage n°1.2.

 

 
La nuit tous les chats sont gris
 
 


Boris Verberk

02/11/2019

 

Sans doute est-ce difficile de ne pas lier un adage à son enfance. Peut-être celui-ci tout particulièrement. La maison accueillait toujours des chats, et une seule était grise. Une chatte à poils longs, taciturne, née le même mois que moi et qui mourut pendant mon adolescence. Alors, nuit et jour, tous les chats n'étaient certainement pas gris. D'autant moins que la marque du féminin sur sa couleur rompt le rythme de la phrase : tous les chats étaient d'autant moins gris qu'elle était grise.

Les monosyllabes s’enchaînent à toute allure, interrompus par aucune ponctuation malgré le complément de temps antéposé. Les fricatives font glisser les sons jusqu'à une rime interne dont la pauvreté est sans doute ce que j'y trouve de plus précieux. Sa simplicité a quelque chose du plaisir naïf à trouver des échos entre les mots, à créer des liens autrement que par la syntaxe. Quelque chose du babil qui s'étend sur la phrase.

Mais si les chats sont grises – et pourquoi pas ? - ça ne marche plus. Deux syllabes, c'est une de trop. La chute est moins saillante sans la rime et il y a ce e muet. Alors j'ai envie d'y donner un autre sens, de combler ce temps creux qu'ouvre la féminisation, d'y entendre quelque chose. La nuit tou.te.s les chat.te.s sont grisé.e.s. La polysémie se réveille, insomniaque noctambule. Et la question du sens apparaît soudain.

Je n'ai jamais entendu cette phrase en contexte. Elle m'évoque surtout cette scène des Aristochats dans laquelle les chats de race et de gouttière se retrouvent autour du jazz pour un bœuf endiablé. Tous ces chats sont grisés par la musique, et tous partagent la même couleur quand les filtres jaunes, rouges, verts, bleus viennent exprimer l'euphorie d'une fête réussie. Les influences des musiciens se mélangent, du violoncelliste nebelung russe au siamois pianiste asiatisant en passant par la harpiste angora ou l'accordéoniste de gouttière latin, le tout dans un Paris fantasmé. Alors ce serait ça : dans le gris de la fête, avec la nuit parisienne pour paroxysme, toutes les différences entre les chats disparaissent.

Mais enfant, je n'attendais pas la nuit comme une promesse de fête. C'était le temps du sommeil, des ombres, des silhouettes. Alors, tout devenait gris, certes. Mais d'un gris terne qui absorbe la lumière. Les nuances s'affadissaient, et rien n'était plus clairement identifiable. Alors oui, tous les chats pouvaient être gris. Sous leur manteau de nuit, ils cachaient leurs griffes, leur malice, leurs crocs. Et dans la nuit, tout devenait menaçant.

Ce n'est que maintenant que cet adage me permet de jeter une nouvelle lumière sur mes nuits. Entre peur et enthousiasme, deux rapports symétriques s'organisent autour d'un fantasme d'indifférenciation. Le plaisir d'une phrase qui s'écoule à toute allure après une grande inspiration – la nuit tous les chats sont gris –, son invitation à jouer avec les mots et les sons, me donne un temps pour repenser à cet enfant qui avait une chatte grise et qui avait peur du noir.

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