Transition n° 10

 

Préambule

« En conclusion, pour moi la période "early modern" est cette période d’angoisse et d’ambivalence européenne (1550-1700) qui vit la prédominance du spectacle théâtral comme la forme de représentation la mieux adaptée pour refléter les conflits sociaux, les angoisses sexuelles et politiques. Les soumettant à différentes déclinaisons, le théâtre ouvre ainsi la voie aux discours de la modernité. La conception que j’expose ici est tout à fait personnelle, j’en suis conscient, et j’aimerais pour cette raison ouvrir le débat aux lecteurs français de Transitions. J’attends avec impatiences leurs commentaires. » Ainsi se termine l'article de Mitchell Greenberg intitulé « "Early modern" : un concept problématique ? ».

La question est double : historique (histoire de la littérature, histoire de la subjectivation) ; et théorique. Et la question théorique elle-même se subdivise : elle engage la définition de la littérature (et du théâtre plus spécifiquement) et de la transitionnalité ; celle du sujet ; et, bien sûr, les enjeux de ce qu'il en est de périodiser - et même, de périodiser dans la perspective de notre présent, de notre modernité. On rejoint ici les questions que j'ai soulevées récemment à propos de l'œuvre de Louis Marin (« “La modernité classique” (Louis Marin), ou : que reprendre de la modernité, qu’en transmettre aujourd’hui ? », à paraître dans À force de signes. Travailler avec Louis Marin, dir. A. Cantillon, P.-A. Fabre et B. Rougé, Éditions de l’EHESS, 2016).

La réponse de Lise Forment, Sarah Nancy, Anne Régent-Susini et Brice Tabeling engage le débat sur tous ces points. Nous espérons vivement que leur riche réflexion en fasse naître de nouvelles, non seulement à propos de cette période aux contours un peu flous, mais, et de ce fait même, à propos de toute périodisation historique (historico-littéraire notamment, mais pas seulement).

H. M.-K.

 

 

 

 

 

Early modern (or not?)

Une réponse à Mitchell Greenberg

Lise Forment, Sarah Nancy, Anne Régent-Susini,   Brice Tabeling

15/03/2014

 

 

Paris, février 2014.

Cher Mitchell,

Nous avons lu votre texte avec beaucoup d’intérêt et nous sommes heureux d’accepter votre invitation au débat. Nous recevons votre défense de la catégorie « early modern » comme un double geste à notre égard : non seulement vous relancez une conversation qui nous tient à cœur – le « dialogue transatlantique » [1] sur la littérature du XVIIe siècle –, mais surtout vous faites de cette période un moment « pivot », un modèle de transitionnalité pour comprendre le rôle que peut jouer la littérature dans notre modernité.

Vous le dites fort bien, l’étiquette « early modern » est devenue aussi « canonique » aux Etats-Unis que la sacro-sainte répartition en siècles des études littéraires en Europe, ou, concernant plus précisément le « Grand Siècle » français, l’opposition entre baroque et classicisme. Certes, le consensus autour du concept pourrait se réduire à une simple nécessité institutionnelle, pragmatico-financière : comme les étudiants ne se bousculent pas aux portes des départements de littérature ou de Romance Studies en France ou aux Etats-Unis, il est peut-être vital de soutenir une périodisation vaste, s’appliquant à une échelle européenne et multilingue ; face à cette même pénurie, il est sans doute habile, également, de faire entendre ce qu’il y a de moderne dans ces textes anciens – de modern dans early modern

Toutefois, au-delà de ces considérations sociologiques, les enjeux épistémologiques sont bien réels. N’y aurait-il pas, pour nous, universitaires français, un profit scientifique à tirer de cette leçon américaine ? Vous rappelez à juste titre que les bornes de la littérature early modern sont fluctuantes, qu’il existe des traditions concurrentes et des pratiques divergentes entre littéraires et historiens, entre anglicistes et francisants, etc. Et votre souci, finalement, n’est pas tant de prendre position dans ces débats sans fin sur les difficultés de la périodisation que de déplacer les termes de la question en dotant la période early modern d’une véritable consistance épistémologique que nourrissent vos propres travaux sur la littérature du XVIIe siècle [2]. Si nous avons bien compris votre proposition, les repères chronologiques que vous choisissez n’ont ainsi d’autres fonctions que d’assurer la productivité théorique de la catégorie « early modern ». Sa productivité théorique, mais aussi – voire surtout – son utilité éthique et politique.

Bien entendu, elle vient déjouer ce « classico-centrisme » [3] que reprochait Barthes à l’histoire littéraire française : si les universitaires français l’adoptaient, ils rompraient ainsi avec de mauvaises habitudes nationales, et seraient capables de considérer une période historique et une zone géographique bien plus larges. Mais la voie que vous empruntez est volontairement plus abrupte. On l’entend dans la traduction que vous suggérez – « pré-modernité », et non « première modernité » : faisant fi du procès en téléologie que certains pourraient vous faire, vous affirmez, non sans audace, que ce qui vous intéresse dans cette littérature et dans cette période, c’est leur rapport avec votre propre modernité. Dans un contexte de graves crises socio-politiques, ces textes verraient se nouer les fils nécessaires à la formation du sujet moderne, et tendraient ainsi un miroir aux« sujets modernes » que nous sommes.

Nous avons été très sensibles à ces deux préoccupations. Assumer pleinement les enjeux critiques de la périodisation et opter résolument en faveur d’une mise en relation entre les œuvres du passé et notre condition politique présente sont en effet deux décisions auxquelles nous souscrivons entièrement. Notre discussion tente d’être à la hauteur de leur ambition critique. Nous avons ainsi souhaité mener le débat autour de trois grandes questions qui nous semblent impliquées par votre définition de la période early modern : le problème du sujet dans l’histoire, celui de la réflexivité politique du théâtre, celui enfin de l’usage du concept de transition.

Par là, nous avons voulu tenir cette fiction théorique selon laquelle il serait possible de parler de périodisation sans en passer par l’examen concret de cas qui, en pratique, tendent toujours à défaire les efforts d’unité synchronique (le « classicisme » et le sac de Scapin, l’« absolutisme » et les parlements provinciaux, etc.). Ce que votre texte nous aura clairement montré, c’est à quel point une telle fiction était nécessaire pour mettre au jour les implications critiques et éthiques de nos propres cadres d’analyses. Vous le remarquerez sans mal : nos positions divergent parfois mais, que cela soit dit dès l’abord, si nous avons pu formuler ces différences, ce n’est qu’à la suite du geste théorique que votre texte aura si fortement réalisé et en profitant de l’invitation au débat que vous avez bien voulu faire à Transitions et à laquelle, de notre mieux, nous avons essayé de répondre.

De l’histoire et du sujet : sujétion ou subjectivité early modern ?

Le problème de l’unité synchronique du early modern vous intéresse d’autant moins que vous soulignez, à maintes reprises et dès les premières lignes, que c’est « l’inhérente ambiguïté » non seulement du terme mais aussi, nous semble-t-il, du contenu historique de la période et de ses représentations qui constituent pour vous sa principale richesse. La période, en effet, serait double, traversée à la fois par un « désir d’éclatement et [par un] désir d’ordre » ; c’est à l’aune de ce motif conflictuel que vous pouvez donner au théâtre, art « fondamentalement ambivalent », le rôle prééminent de « laboratoire » des discours susceptibles de représenter et peut-être d’apaiser les angoisses sociopolitiques du sujet early modern.

Pour justifier cette perspective, vous vous appuyez sur deux types d’arguments. Le premier relève de l’événementialité historique : c’est la succession des « crises » politiques et sociales (guerres, famines, épidémies) témoignant de « l’effondrement du monde européen » qui vous amène à souligner la présence, dans les années 1550-1700, d’un double mouvement pulsionnel de fascination pour le chaos (une « peur/désir ») et de demande d’ordre. Le second est bibliographique : les travaux de Foucault vous permettent de poser que cette période connaît un ou plusieurs basculements fondamentaux (épistémologiques mais aussi, avec Lacan, dans le domaine de la sexualité et, avec Flandrin, de la famille). Privilégiant, plutôt que l’idée d’une rupture, celle d’une coexistence sans effet de seuil de ces différents motifs contradictoires, vous pouvez en déduire l’ambivalence continue, tout au long des XVIe et XVIIe siècles, des représentations (esthétiques) qui, d’une manière ou d’une autre, les évoquent.

Ces deux types d’arguments sont, dans votre texte, constamment entremêlés, témoignant d’un souci constant de rendre aux théories foucaldiennes ce qu’elles refusent de l’événementialité historique. Distinguer deux types d’arguments dans votre propos est donc exclusivement heuristique. Car l’un et l’autre soulèvent, du point de vue de la période, deux problèmes différents.

Le premier problème touche à l’effet d’optique produit par une attention portée aux événements historiques – et pas n’importe quels événements : les événements « traumatisants » – saisis dans la longue durée. N’y aurait-il pas d’abord un problème logique ? Quel sens en effet donner à l’événement, s’il est pris dans une série d’événements équivalents, sinon que, précisément, il ne fait plus événement ? Peut-il être encore significatif, voire « crise » de quelque chose, dans une périodisation aussi large et aussi chargée que celle de l’early modern ? Ensuite, cette sérialisation n’induit-elle pas une approche dramatisée et convulsive, répétitive et hallucinée, de la période, de laquelle nul objet ne peut être appréhendé en dehors de sa valeur symptomale ? C’est non seulement la nature des événements que vous considérez mais aussi la très longue durée impliquée par la périodisation early modern qui semblent produire de manière quasi automatique l’idée d’une crise dont nulle œuvre, nul sujet, ne semble pouvoir se libérer.

Nous ne contestons pas que les XVIe et XVIIe siècles soient traversés d’événements dramatiques (cela dit, y a-t-il des siècles tranquilles ?). Pourtant, il nous semble que si early modern oblige à considérer chacun de ses objets, dont le sujet early modern, à travers le prisme d’une longue « crise » ininterrompue, une périodisation moins déterminée par la répétition des traumatismes serait peut-être préférable. Cette autre périodisation aurait alors comme avantage de laisser au sujet (et aux œuvres) la possibilité de ne pas répondre, parfois, à l’interpellation du monde s’effondrant.

Notre seconde interrogation porte plus spécifiquement sur les conséquences pour la manière de penser le sujet d’un usage ambivalent de Foucault dans le cadre d’une périodisation early modern qui enjambe les ruptures épistémologiques du XVIIe siècle. Il nous semble en effet que votre souci de maintenir au cœur de votre approche la question du sujet, et notamment d’un sujet pulsionnel, implique, dès lors que sont également mobilisées les théories discursives foucaldiennes, une conception du sujet early modern qui laisse peu de place, paradoxalement, à l’hypothèse d’une subjectivité propre. L’une des conditions de validité de l’archéologie foucaldienne est qu’il n’y ait pas de sujet à l’origine du jeu des formations discursives et qu’ainsi nul « énonciateur » ne doive assumer ou vérifier les différents basculements épistémologiques évoqués. Mais, s’il est crucial en effet de considérer, contre Foucault, la question du sujet dans notre abord des textes des XVIe et XVIIe siècles, le cadre historiographique doit, selon nous, lui laisser la possibilité d’être un point de résistance, d’initiatives conscientes et/ou de courts-circuits inconscients face aux formations discursives. Or, en doublant constamment par leur contraire les conditions d’énonciation et en faisant des pulsions du sujet le lieu même où se déterminent et se chevauchent les formations discursives, votre conception de la période early modern lui retire, semble-t-il, cette possibilité d’initiative et/ou de résistance. En somme, le sujet early modern s’il n’est pas animé par une pulsion d’ordre est nécessairement, dans votre perspective, pris par une pulsion de chaos ; et si son langage n’est pas « classique » (représentatif), il est fatalement « renaissant » (analogique). Ainsi, le sujet que vous réintégrez à l’histoire des XVIe et XVIIe siècles est, en fin de compte et non sans paradoxe, encore plus absent que l’espace vide qu’il occupait chez Foucault – il n’est même pas un pli [4].

Il nous semble essentiel pour l’analyse des œuvres littéraires de choisir un cadre épistémologique qui ne soit pas « ambivalent » de manière à leur laisser un point de fuite hors des déterminations structurelles ; les œuvres du sujet early modern doivent pouvoir, en dehors du cadre épistémologique posé par l’interprète, inventer du nouveau et reformuler du propre. Il nous semble en effet que, pour maintenir l’hypothèse, à nos yeux vitale, d’un rapport singulier du lecteur (d’hier ou d’aujourd’hui) à l’œuvre littéraire, il faut que quelque chose dans l’œuvre parfois lui réponde.

Du théâtre : réflexivité politique ou feuilleté herméneutique ?

Cette singularité dans l’œuvre, comment la situeriez-vous par rapport à votre approche du théâtre ? Une difficulté réside, nous semble-t-il, dans l’étroitesse de la relation que vous établissez entre les dispositifs d’action et de fondation du politique et la scène théâtrale early modern. La force de votre proposition à ce sujet vient en effet du lien que vous tissez entre période de crise sociopolitique et genre dramatique, l’acuité de l’une renforçant la puissance spectaculaire et sans doute la fécondité heuristique de l’autre – selon le principe suivant : la souveraineté politique du prince se fonde sur le théâtre de sa puissance, donc le théâtre est, par excellence, l’espace au sein duquel se réfléchissent et se ré-instituent les rapports sociopolitiques entre les sujets et leur chef, rapports que les bouleversements de l’époque redéfinissent en profondeur. Vous écrivez ainsi : « le théâtre reflète la confusion ambiante, propose de nouveaux modèles de subjectivité et soutient, tout en la remettant en question, l’imposition d’un système politique absolutiste qui se présente comme un remède aux sentiments d’angoisse et d’insécurité de cette même époque ». La périodisation early modern, considérée comme moment tumultueux (ambivalent) de transition vers le sujet politique moderne,permet ainsi de doter le théâtre d’un cadre herméneutique riche et d’un rôle politico-social essentiel, qui dépassent et transcendent les décisions institutionnelles qui l’imposent et le promeuvent alors comme genre dominant.

Qu’un genre (artistique) puisse avoir un rôle prééminent dans le mouvement de transition sociale et politique d’une période et d’une culture données est particulièrement intéressant. Une telle proposition entre en écho avec les analyses du genre épique que Florence Goyet nous avait proposées en 2013 lors d’une rencontre avec le mouvement Transitions. Contestant les interprétations habituelles de l’épopée comme genre célébrant et affermissant les valeurs admises, elle suggérait plutôt de la considérer comme un genre permettant de penser et de « travailler » des valeurs nouvelles, de même que le théâtre « agit » selon vous « comme le laboratoire d’où vont émerger les discours nouveaux qui donneront une définition nouvelle qui, pour un moment – long ou court – pourrait les satisfaire [les spectateurs] en apaisant l’angoisse sociopolitique qui les habite ».

Pour autant, tout en conservant l’apport théorique d’une périodisation liant étroitement le théâtre et ses enjeux politiques, ne serait-il pas utile d’affranchir quelque peu le théâtre de cette période de crise qui vit l’apogée du genre, d’introduire entre eux un peu plus d’espace, un peu plus de « jeu » ? Il s’agirait, au fond, de soutenir l’hypothèse que si le théâtre est politique, il n’est pas que cela ou alors qu’il l’est mais en incorporant au politique un différentiel que nous pourrions nommer littéraire.

Nous plaiderions à cet égard pour conserver la possibilité d’autres périodisations, qui, sans annuler la première, prendraient le parti d’un « jeu » fécond entre contexte sociopolitique et théâtre – jeu étant alors à comprendre à la fois comme une interaction intermittente, et comme un espace indéterminé, transitionnel, où peut se déployer, dans son imprévisibilité même, une certaine liberté. Ainsi, le théâtre early modern relèverait, non plus seulement du contexte sociopolitique mais aussi de l’histoire des formes (comiques, tragiques, diégétiques, prosodiques, etc.), voire de l’histoire des activités transitionnelles, ou encore de pratiques transhistoriques (rituel, don, etc.) dans la mesure où ces histoires ne seraient pas spécifiquement early modern, ni peut-être d’aucun contexte en particulier. Bref, il s’agirait de faire l’hypothèse d’une périodisation plus mouvante, plus différenciée, qui viserait à permettre la respiration de chaque œuvre, en l’indexant, non plus à l’histoire politique et sociale, ni à une histoire esthétique, ni à une anthropologie, mais à tout cela à la fois, autrement dit à une histoire dont elle dessinerait elle-même, sinon les contours, du moins les lignes de force. Ne pourrait-on pas instaurer un rapport moins systématique, moins univoque ou moins coalescent, entre les œuvres et leurs contextes, par lequel chaque œuvre, s’inscrivant dans un contexte et une histoire spécifiques, détermine pourtant ses propres enjeux, et, par là, sa propre temporalité ? Il faut, nous semble-t-il, rendre compte de l’appartenance des œuvres à une période commune, fût-elle charnière – et donc bifrons –, tout en rendant justice à leur singularité, au parcours unique qu’elles tracent, en liberté, à travers la succession des épistémès et des structures sociales et politiques – parcours par lequel elles contribuent, en effet, à tracer les contours d’un sujet qu’on pourra dire moderne.

Mais pourquoi, nous objecterez-vous peut-être, conserver aux œuvres (théâtrales ou non) un différentiel propre, un différentiel littéraire, qui résisterait aux déterminations sociopolitiques ? Nous ne visons pas par là, soyez-en sûr, à leur rendre par nostalgie vaguement romantique un air d’absolu, ni à nous épargner d’interroger les conséquences éthiques et politiques de nos commentaires en les isolant dans l’éther des formes et des idées esthétiques, ni à relancer l’idée d’une littérature éternelle indifférente au contexte de ses usages. Au contraire : c’est bien parce que nous tenons à la valeur politique, pour aujourd’hui comme pour hier, des œuvres littéraires que nous pensons nécessaire d’y intégrer cet écart qui laisse au lecteur ou au spectateur la possibilité de se rapporter de multiples manières à l’œuvre et, potentiellement, d’y trouver un lieu en partie dégagé des urgences et des formes politiques communes, un lieu en ce sens quasi-politique (pour reprendre un terme qu’Hélène Merlin-Kajman emprunte à Etienne Balibar). De ce point de vue, le temps différencié que nous suggérons aux côtés de la périodisation early modern, ce feuilleté herméneutique et temporel, nous semble être aussi la condition d’une transmission des œuvres littéraires et de leur rôle possible dans la construction aujourd’hui des sujets.

De la transition : transitionnalité ou transitivité ?

D’une certaine manière, l’ensemble de ces remarques pourrait être résumé comme une légère divergence autour de l’usage du terme « transition ». Vous faites de la catégorie « early modern » une catégorie qui photographie une « période de transition », au moins dans un double sens : d’abord parce que, comme période de crise, elle fait transition entre une période qui nous semble éloignée et une période dans laquelle nous nous reconnaissons, autrement dit parce qu’elle est une période déterminante dans la manière dont s’est fabriquée notre modernité ; et aussi – autre niveau de sens qui s’articule au premier – parce que la qualité propre de cette période, celle qui nous permet de nous y reconnaître, tient justement à son fonctionnement sur le mode de la transition : ce que vous montrez en effet est que la littérature, plus précisément le théâtre, se trouvent alors dans un rapport inédit avec une crise des valeurs, que l’une et l’autre se trouvent pris dans le mouvement par lequel sont balayés d’anciens principes et expérimentées des solutions. La catégorie d’early modern aurait donc pour avantage de nous faire entendre ce fonctionnement, qui désigne la période comme celle où se prépare le sujet moderne que nous sommes.

C’est sur cette manière de penser le passage, l’interaction entre le monde et les textes – de théâtre – que nous voudrions poursuivre notre interrogation. Que les textes littéraires fassent autre chose qu’enregistrer, refléter leur temps, et qu’ils le « pensent », le digèrent, le fassent bouger (« le théâtre ne se contente pas de représenter la réalité sociale, il la remet en question », dites-vous), nous en sommes convaincus, je crois, et nous sommes sensibles à la convergence avec les thèses d’Hélène Merlin-Kajman montrant comment cette interaction reposait sur et engageait la définition des espaces publics et particuliers [5]. Mais avec le sens que donne Winnicott à l’adjectif « transitionnel », ne s’agit-il pas encore d’autre chose ?

Ce que vous décrivez comme crise early modern, en effet, c’est une « dialectique » entre des pulsions contradictoires, une « dialectique » que le genre théâtral serait particulièrement capable de prendre en charge. Cette capacité tient, dites-vous, au fait que théâtre et politique participent l’un de l’autre. Assumant ainsi sa parenté avec la crise dont il procède, le théâtre renverrait et résoudrait quelque chose de cette crise : le théâtre serait « la seule production culturelle qui nous permette peut-être d’identifier un élément unificateur dans cette énorme hétérogénéité ». Or, ce rapport de participation, ce rapport en miroir même, est-il vraiment en jeu dans le concept d’« objet transitionnel » [6] ? Ne peut-on pas penser plutôt que le théâtre, la littérature, sont des « laboratoires » non parce qu’ils sont en quelque sorte de la même étoffe que la crise, mais, au contraire, parce qu’ils ouvrent un espace séparé – un « lieu de repos », pour reprendre les termes de Winnicott [7] ? Il nous parait à cet égard significatif que vous décriviez le fonctionnement du théâtre pour le spectateur comme une plongée dans l’indistinction des identités (« abandon de toute différence entre soi et l’autre ») quand, à l’inverse, nous serions plutôt portés, suivant en cela la scénographie paradoxale du « doudou », à lui donner le pouvoir d’ouvrir à une position intermédiaire entre l’intérieur du soi et son extérieur, une position capable donc de conserver l’intériorité profonde du sujet.

En fait, nous voyons bien que la « médiation » dont vous parlez est très proche de l’effet auquel nous nous intéressons, et pourtant, nous pourrions le dire comme cela, votre médiation nous semble plus proche d’une « transitivité », au sens mathématique, que d’une fonction transitionnelle. Mais ce n’est pas par souci fétichiste de préserver ce que nous pensons être une vérité de Winnicott que nous essayons de capter cette nuance, c’est parce que nous y voyons des répercussions sur le premier niveau auquel vous sollicitez le terme de « transition », qui nous intéresse au plus haut point, celui de la sollicitation du sujet moderne par ces textes. En insistant sur l’écart permis par l’« aire transitionnelle » plus que sur la participation propre à la « transitivité », ne définit-on pas un autre rapport de la littérature à l’histoire, une autre possibilité que la littérature vienne nous toucher ?

Ce que nous voudrions, donc, c’est que la périodisation, fût-elle d’une période de transition, permette de préserver la possibilité pour les œuvres d’être transitionnelles (ou pour le sujet d’accéder à un espace transitionnel) plutôt que transitives ou simplement transitoires, autrement dit de dégager un lieu qui ne réponde pas exclusivement de, et à, l’histoire sociopolitique. Il faut pour cela que le cadre théorique permette de penser quelque chose comme un retrait partiel du politique, une quasi-politique de la littérature et cela non seulement parce que, comme nous l’avons souligné, s’y joue la possibilité d’une transmission littéraire, mais encore parce qu’il nous semble, sans entrer dans le détail, qu’à toute époque, y compris au XVIIe siècle, les textes littéraires n’ont jamais cessé d’être pensés comme écarts de la langue commune, détournements de la pragmatique communicationnelle ou rhétorique, dons à la temporalité particulière, objets anachroniques [8], etc.

Comment se situe votre présentation de la période early modern par rapport à cette préoccupation ? Votre texte se termine par une formulation forte de votre position : « En conclusion, pour moi la période “early modern” est cette période d’angoisse et d’ambivalence européenne qui vit la prédominance du texte théâtral comme la forme la mieux adaptée pour refléter les conflits sociaux, les angoisses sexuelles et politiques ». Ne suffirait-il pas d’ajouter à cette définition « … et, parfois, ne pas les refléter » pour tomber d’accord ?

Mais une telle addition masque le débat que vous appelez de vos vœux plutôt qu’elle ne le résout vraiment. Car, en fin de compte, ne revient-elle pas, sous une apparence plus ou moins anodine, à suggérer que la période n’a, à nos yeux, de pertinence critique qu’à la condition de pouvoir suspendre les caractères que vous présentez ? À proposer donc un rebranding paradoxal de la période : early modern (or not) ?

Early modern (or not) : intitulé absurde bien sûr, mais qui a cependant l’avantage de souligner notre souci d’incorporer à l’effort de périodisation un jeu critique entre les déterminations sociohistoriques et les œuvres. Les termes d’« humanisme », de « classicisme », de « baroque » ou de « romantisme » ne fonctionnent pas, de ce point de vue, exactement sur le même plan qu’« early modern »: ils nomment indistinctement une période historique, un espace chronologique entre deux dates (fluctuantes) mais, dans le même temps, ils distinguent plus particulièrement un régime esthético-épistémique et/ou découpent dans le social un domaine circonscrit auquel, de manière privilégiée, ils s’appliquent, sans pouvoir viser à représenter ce social dans son intégralité. « La paysannerie humaniste » ? « L’essor du prolétariat baroque » ? « La condition des soldats romantiques » ? Autant d’intitulés impossibles. La qualification d’« early modern », et notamment dans la perspective que vous présentez, n’opère à l’inverse aucune  partition, qu’elle soit sociologique ou épistémique : l’expression prétend saisir l’ensemble du monde des années 1550-1700 : la famille paysanne, les pratiques sexuelles ou le théâtre sont ou peuvent être early modern. Certes, il y aura un usage excessif du « classicisme » (du « baroque », de « l’humanisme » [9]) qui cherchera à unifier l’ensemble des formations épistémiques. Mais, s’il faut choisir entre des énoncés qui incorporent un boitement dans leur effort de nomination d’une période et d’autres qui au contraire l’assourdissent, nous opterions pour les premiers dans la mesure où, de ce boitement, se dégage le jeu critique au sein duquel des pratiques transitionnelles, la « littérature » notamment, peuvent apparaître plus nettement. Un tel jeu, une appellation comme « classico-baroque » [10] le redouble, la répartition en siècles ne l’affecte pas – votre conception d’early modern en revanche risque d’en rendre l’appréhension, nous semble-t-il, plus difficile.

Amicalement,

Lise Forment

Sarah Nancy

Anne Régent-Susini

Brice Tabeling



[1] Cf. Hélène Merlin-Kajman (dir.), La Littérature, le XVIIe siècle et nous : dialogue transatlantique, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008.

[2] Notamment Subjectivity and Subjugation in Seventeenth-Century Drama and Prose: The Family Romance of French Classicism, Cambridge University Press, 1986, Baroque Bodies : Psychoanalysis and the Culture of French Absolutism, Ithaca, Cornell University Press, 2001.

[3] Voir notamment R. Barthes, « Réflexions sur un manuel », dans les Œuvres complètes réunies par E. Marty, tome III, p. 945-951, Paris, Seuil, 2002.

[4] Voir G. Deleuze, dans Foucault, Paris, Minuit, 1986, p.127. On comparera, sur la question des possibilités d'action du sujet chez Foucault, avec Etienne Balibar, La Crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée, 1997, p. 38-39.

[5] Hélène Merlin, Public et littérature en France au XVIIe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1994.

[6] Voir également, à ce sujet, l'article d'Hélène Merlin-Kajman, «“La modernité classique” (Louis Marin) ou : que reprendre de la modernité et qu'en transmettre aujourd'hui ? », publié sur Transitions : http://www.mouvement-transitions.fr/intensites/transition/nd-9-h-merlin-kajman.

[7] Jeu et réalité, Paris, Gallimard, 1975, p. 30.

[8] C’est ce qu’explore l’ouvrage collectif La Littérarité des Belles-Lettres. Un défi pour les sciences du texte (sous la direction de Claire Badiou-Monferran, Paris, Classiques Garnier, 2013).

[9] Ce sont de tels usages, qui pensent le littéraire et le politique sous une même configuration sémiotique, que l’on retrouve dans la conception du « coup d'état baroque » selon L. Marin (« Pour une théorie baroque de l'action politique, Lecture des Considérations politiques sur les coups d'État de Gabriel Naudé », dans Considérations politiques sur les coups d'État, Paris, éd. de Paris, 1988), et qui permettent de parler d’« Etat baroque » et d’« Etat classique » (cf. les ouvrages L’État baroque. Regards sur la pensée politique de la France du premier XVIIe siècle (1610-1652), dir. E. Méchoulan, Paris, Vrin, 1985 et L’Etat classique. Regards sur la pensée politique de la France dans le second XVIIe siècle, dir. E. Méchoulan et J. Cornette, Paris, Vrin, 1996).

[10] H. Merlin-Kajman développe les enjeux de cette proposition terminologique dans la conclusion de L’Absolutisme dans les Lettres et la Théorie des deux corps (op. cit.), ainsi que dans les articles « Un siècle classico-baroque ? », XVIIe siècle, n° 223 (avril 2014) : XVIIe siècle et modernité, p. 163-172, et « Un nouveau XVIIe siècle, Revue d’histoire littéraire de la France, vol. 105 (janvier-mars 2005), p. 11-36.