Sommaire général d'"Expériences"

 

 

 

 

 

Préambule

Ce croquis-reportage d'Ivan Gros a été réalisé en 2005 pour l'Observatoire de l'éducation, association dirigée par Hélène Merlin-Kajman et aujourd'hui dissoute (http://observatoireducation.free.fr). Alors professeur certifié en Seine-Saint-Denis, Ivan Gros y réagit à un dossier du Monde du 14.09.05 publié dans la rubrique "Education" et intitulé "L'humiliation des élèves, reflet des carences pédagogiques françaises": écho au livre de Pierre Merle, L'élève humilié. L'école : un espace de non droit ? (Paris, PUF, 2005), le dossier comprenait une enquête d'Angélique Cléret, un article de Martine Laronche et un entretien avec Philippe Meirieu et donnait à penser que si l'école vivait une situation explosive, c'était parce que trop de professeurs fondaient leur autorité sur des pratiques humiliantes. Conformément à une doxa de gauche, tous les problèmes de l'école étaient imputés à l'inhumanité d'une discipline normative imposée par les enseignants aux élèves au mépris de leur dignité et de leur autonomie. La description est en contradiction flagrante avec ce que vivent, au quotidien, les enseignants, pris en tenaille entre le mépris où ils sont tenus et les humiliations qu'ils subissent, et leur propre conviction selon laquelle l'école exerce une violence sur les élèves. C'est ce désarroi du corps enseignant, attaché à la justice et à l'égalité des chances mais confronté à l'irrespect des élèves et lâché par l'opinion, que l'enquête d'Ivan Gros dans un collège d'Aubervilliers en Seine-Saint-Denis nous montre au travers de petites vignettes qui valent comme symboles.

Publier ce croquis-reportage six ans plus tard procède d'une conviction et d'un espoir. La situation décrite ici reste très largement déniée par ceux qui refusent une réponse sécuritaire au problème dit des "incivilités": il est difficile d'accepter un démenti si cruel à l'espoir progressiste suscité par la critique de l'autorité, et légitime de refuser de mêler sa voix aux déplorations nostalgiques et sans nuances. Ce n'est pourtant pas en nous dissimulant l'ampleur du problème que nous saurons inventer des solutions pleinement démocratiques.

Nous espérons que ce croquis-reportage provoquera des débats, des échos, des informations sur des pratiques alternatives...

 


L'élève humilié ? 

Ivan Gros

 

Réflexions  n° 2

 

Préambule            


Tumulte. Brouhaha. Charivari ou tohu-bohu des dortoirs de l’internat qui menace les oreilles du « pion », à l’heure du coucher. Si l’extinction des feux est une « grande bataille », écrit Valère Staraselski, c’est parce qu’elle déclenche la frustration des élèves. On éteint la télévision, on exige le calme, l’espace de chacun se réduit aux quelques mètres carrés de son lit. Le « pion », lui, se prépare aux rondes nocturnes dans les couloirs, aux éventuelles réprimandes, les sens en alerte pour réagir dès « le premier rire ou chuchotement trop fort ».

Las de cette épreuve de force vouée à se répéter chaque soir, le « pion » décide, après de timides hésitations, de s'essayer à une tout autre méthode. Un coup de bluff, presque. Ce sera, plutôt qu’une oreille aux aguets, une voix qui s’élèvera entre les lits… Une voix qui lira des Histoires à ne pas lire la nuit d’Alfred Hitchcock, des nouvelles de Maupassant, de Daudet ou de Salinger. Le lien tissé entre lecture et écoute, espace de partage des textes et des histoires, suspend la « bataille » du coucher : à la contrainte se substitue non seulement un accord mais également un plaisir commun. Il n’y aura ni gagnant ni perdant ; le conflit, la tension, la frustration sont levés.

Le témoignage de Valère Staraselski rejoint en ce sens le croquis-reportage d’Ivan Gros qui réfutait, dans une première « Expérience » que nous vous invitions à partager, que l’école puisse être réduite à une hiérarchie et que la relation entre élève et professeur ne soit formulée qu’en termes de violence exercée et d'« humiliation ». Ivan Gros militait dans les dernières lignes de son texte pour que l'on s'attache à « valoriser les relations de confiance » entre élèves et enseignants. Au sein de la classe comme dans la pénombre des dortoirs de l'internat à l'heure du coucher, peut-être est-ce justement ce que la littérature est susceptible de permettre par le lien que la lecture établit, par le biais du plaisir qu'elle fait partager, par les déplacements ou suspensions des tensions opérés par cette communauté qui émerge autour d'un texte et d'une voix.
 

M. E.

  

Valère Staraselski est docteur ès Lettres. Il a publié récemment trois romans aux éditions du Cherche Midi : Nuit d'hiverUn Homme inutile et Le Maître du jardin, dans les pas de Jean de la Fontaine. Valère Staraselski est également nouvelliste (La Revanche de Michel-Ange, Vivre intensément repose aux éditions La passe du vent), essayiste, auteur d'une biographie de Louis Aragon (Aragon, la liaison délibérée, L'Harmattan). Il est par ailleurs l'un des animateurs du site La Faute à Diderot, collaborateur de L'Humanité et de Témoignage Chrétien. (http://valerestaraselski.net)

 

 


 

 

 

La littérature au dortoir

 

Valère Staraselski

07/04/2012 

 

Les aiguilles lumineuses de ma montre indiquent minuit passé. Dehors, il vente. Pourtant, le dortoir 230 est calme. Je reprends ma déambulation parmi les travées où s’alignent les lits et les armoires en aggloméré. Quarante lits, tous occupés. Dortoir de garçons. Ils ont entre quinze et dix-neufans. Cette année, à la rentrée de septembre, les nouveaux sont tous restés. Aucun n’a eu le mal de la famille au point de rentrer à la maison, tous ont tenu le coup. Ils sont internes et fiers de l’être ! Même le petit Jérémy, si réservé et timide, si fragile, en cette veille de Noël, on dirait un vrai petit homme ! Elèves de cuisine ou bien en dessin d’art appliqué, peintres en lettres, staffeurs, la vie à l’état pur que ces gamins et ces gaillards ! Et si j’ai toujours préféré l’ordre à la dissipation, je n’ai jamais été enclin à empêcher de vivre qui que ce soit. Question d’équilibre. Donc, ces jeunes, il valait mieux après tout s’en occuper sérieusement sous peine de dangereux débordements. Oui, malheur au pion qui n’osait affronter cette jeunesse turbulente, animée, bruyante, excitée, percutante, si terriblement vivante ! Pas le choix, il fallait y aller ! Y aller vraiment ! Avoir les nerfs solides et du sang froid. Dela patience et de l’humilité en réserve aussi… Fort heureusement, le dortoir 230 se trouve être le plus éloigné des deux dortoirs des filles situés dans une autre aile du bâtiment de l’internat. Toujours ça de gagné !... Douches et lavabos en face des toilettes collectives à une extrémité du dortoir et à l’autre la chambre du pion – pardon, du maître d’internat – vis-à-vis de la salle de télé. Côté règlement, extinction des feux à vingt-deux heures, réveil à six heures trente. S’agissant du lever, surtout lors des matins glacés d’hiver (parfois, la surface intérieure des vitres est étoilée de glace), c’est qu’il convient d’y passer du temps pour vider un à un les lits de leurs occupants ! Il me souvient d’un matin où, en sortant du dortoir, Thierry Madagascar qui venait de la Martinique découvrit littéralement la neige sur le sol de la cour, les rambardes balisant l’entrée du réfectoire, les branches des arbres, les réverbères et les bois alentour, la joie moqueuse de ses copains… Donc, pour le matin, j’ai fini par trancher une bonne fois pour toutes entre les adeptes du Rock, du Punk, du Disco qui rivalisaient dès la première heure à coups de décibels que crachent leurs gros appareils à la mode. Un jour, le premier, je glissai une cassette de musique classique dans ma radio portative que je plaçai au milieu du dortoir, je montai le son au maximum et les têtes ensommeillées émergèrent une à une avec Mozart, Bach, Vivaldi ou Haendel dans les oreilles. Par la suite, c’est devenu un rituel. Pas un, jamais, n’a osé broncher contre la musique du pion !...

Pour les soirées, je veux dire à l’endormissement des élèves, l’affaire est infiniment plus délicate ou pour tout dire difficultueuse, compliquée, problématique… C’est pourquoi, j’ai opté pour le parti de marcher dans les allées du dortoir depuis l’extinction des lumières jusqu’après minuit. Puis, regagnant ma chambre, porte ouverte, j’épie les bruits de la nuit : grincements de lits, ronflements, brusque et court soliloque d’un dormeur et au premier rire ou chuchotement trop fort, je me lève illico et reprends ma ronde. Et quand, vers les une heure de la nuit parfois les deux heures, je suis assuré que chacun dort à poings fermés, je vais enfin m’étendre sous les couvertures et sombrer moi aussi dans le sommeil…

La grande bataille du soir, elle, commence quand un quart d’heure avant d’éteindre les plafonniers, il me faut mettre fin au programme télé et en conséquence frustrer les élèves. Le degré d’énervement parvient à son paroxysme. C’est durant cet entre-deux agité, électrique, qu’il m’est venu une idée que je chassais d’abord de mon esprit mais qui revint, s’insinua et que je repoussai longtemps encore de peur de la mettre en pratique, de crainte du ridicule, de l’échec. Cependant, après avoir testé mes loustics et que cela eut, de lit en lit, fait le tour des travées, je leur proposai tout de go, une fois le dortoir plongé dans le noir et le brouhaha quelque peu atténué, de leur lire à la lueur d’une lampe de poche des Histoires à ne pas lire la nuit, choisies par Alfred Hitchcock ! Evidemment, une certaine stupeur se manifesta par un grand silence, juste avant que les quolibets et autres lazzis ne commencent à pleuvoir. « Le pion avait dû fumer la moquette ! Et depuis quand on pouvait les prendre pour des mômes à qui on pouvait raconter des histoires pour qu’ils fassent dodo, elle était bien bonne celle-là ! »Pour certains d’entre eux, l’indignation semblait à son comble. Ils en glapissaient d’exaspération. « Enfin quoi, sur quelle planète je vivais ! Non mais des fois, gogol le pion !... »Je patientai quelque instant, laissant passer l’averse de grêle qui allait s’amenuisant, puis d’une voix que je poussai au maximum, je couvrais le reste de tumulte. Cela, cette lutte, ne dura que peu, des rires nerveux par-ci par-là, des blagues fusèrent encore… Ma lecture parvenue à la fin de la première page, les rares voix des élèves qui s’étaient fait entendre s’éclipsèrent peu à peu, non par déférence pour ma personne mais parce qu’ils étaient déjà pris par le récit. Il y eut une accalmie puis l’accalmie s’éternisa. Seule ma voix résonnait dans l’obscurité du dortoir et le silence devint épais. Je sentais bien l’animosité disparue et l’adhésion aux péripéties du récit, à l’atmosphère tendue de l’intrigue aussi, au suspens. Après la troisième histoire, j’arrêtai la lecture. Çàet là, il y eut des protestations pour que je continue, mais du temps s’était écoulé et j’en arguai. Une étrange pause s’ensuivit, comme si les internes se trouvaient moins sous le coup des histoires entendues qu’abasourdis par le fait qu’ils aient pu se laisser aussi facilement surprendre puis embarquer dans une lecture à haute voix. Je profitai de l’avantage en appelant à demeurer dans le calme et en les invitant à dormir. Le dortoir obtempéra. Toutefois, je déambulais entre les travées comme à mon habitude, sans aucun sentiment de triomphe mais encore tout saisi d’étonnement d’avoir réussi aussi naturellement.

Les semaines passant, j’épuisai la collection Hitchcock et me lançai, sans annoncer de quoi il s’agissait, dans la lecture de nouvelles de Guy de Maupassant, d’Alphonse Daudet, de Jérôme David Salinger. Miracle, oui miracle des miracles, la magie de la littérature opérait ! Depuis leur lit, les élèves intervenaient durant le cours du récit, m’interrompant voire discutant à plusieurs voix à propos de telle ou telle action, de tel ou tel comportement des personnages. Quel salaud cet Isidore qui avait fait mourir de faim Coco, ce pauvre cheval qu’il était chargé de soigner ! « Moi, je lui aurai coupé les couilles à cette ordure de Zidore ! » avant lancé la voix aigüe de Jérémy reconnaissable entre toutes… Chaque fois que je lisais dans la nuit du dortoir, songeant à la mécanique des bruits et des sons dans laquelle baignent ces élèves à longueur de temps libre, je savais être en train d’expérimenter le bien-fondé de la littérature. Le plus insolite était arrivé une fois ! Les internes avaient mis un tel bazar durant l’heure d’études, qu’excédé, à bout, je les avais privésde lecture nocturne. A vingt-deux heures, en dépit des demandes insistantes et autres supplications, je tenais bon et m’abstenais de lire quoi que ce soit. Il faut tout de même ajouter que, devant leurs protestations, je dus leur promettre de sacrifier au rite de la lecture dès le lendemain soir… Il est déjà une heure et le vent dehors qui ne baisse pas. Pourvu que ça ne les réveille pas. Demain, il y a école !

Ces faits se sont déroulés durant les années quatre-vingt, dans le lycée professionnel de Congis-sur-Thérouanne, en Seine et Marne. Lycée perdu au beau milieu des champs et des bois, au bord de la route qui relie Meaux à Soissons.

 

 

 

 

 

 Réflexions  n° 4

 

Préambule            


« “De la littérature en LEA ? il faut être sérieux, quand même” ». Cette phrase entendue par Laurent Dubreuil à ses débuts d’enseignant dans le supérieur lui en rappelle une autre, plus célèbre : « tiens, mais n’était-ce pas déjà l’argument sarkozyste à l’encontre de La Princesse de Clèves, cette fois prononcé par les mandarins qui s’en offusqueront une décennie plus loin ? ».

L’ironie incisive de Laurent Dubreuil n’est pas la moindre qualité de son texte. Partant d’une expérience d’enseignement universitaire particulière, celle qui l’a conduit à enseigner, de 1999 à 2002, une « technique de communication » en LEA (Langues étrangères appliquées), son analyse démonte rigoureusement les présupposés et les conséquences d’un choix épistémologiquement confus et idéologiquement pervers qui a abouti, dans le supérieur comme dans le secondaire, à marginaliser, parfois même à écarter l’enseignement de la littérature au profit de l’enseignement d’outils de communication dont personne, ni les enseignants incompétents en la matière, ni les étudiants pour qui le mot est un miroir aux alouettes, ne sait vraiment de quoi il s’agit.

Or, « il y a un autre présupposé, complètement erroné, politiquement dangereux, qui dit que mes DEUG 1 seraient perdus face à un sonnet de Baudelaire, alors que la pub des lessiviers est à leur portée. » L’enseignement du discours publicitaire, qui contrairement à la littérature, n’a aucune chance de changer la vie des étudiants au sens un peu radical de cette proposition, est en somme, Laurent Dubreuil le démontre précisément, plus élitiste que l’enseignement de la littérature.

De ce dernier, Laurent Dubreuil privilégie résolument une définition charismatique, sans ignorer les objections qu’on peut lui opposer. Mais il propose un déplacement d’une importance capitale : « indépendamment des qualités personnelles, les enseignants de littérature ont, a minima, un charisme, soit une grâce extraordinaire, à savoir le texte qu’ils font lire. »

Il ne s’agit pas pour autant de confondre ce charisme du texte, et de l’enseignant porté par lui, avec le fade élan de celui qui se sort d’un « morne technicisme conceptuellement sous-développé » par un « c’est beau ponctuant la lecture de morceaux choisis ». Et voici qu’alors, la réflexion de Laurent Dubreuil entre aussi en écho avec celle que nous menons sur la question de la beauté... On aimerait l’entendre poursuivre...

Une chose est certaine : avec cette analyse cruciale, Laurent Dubreuil amorce la réflexion qui sera au cœur du colloque que nous organiserons, en juin 2014, sur la question : « Littéraires : de quoi sommes-nous les spécialistes ? ».  

H. M.-K.

  

Professeur à Cornell University (USA), Laurent Dubreuil est l'auteur de six ouvrages, notamment L'Etat critique de la littérature (Hermann, 2009) et Pures fictions (Gallimard, 2013). Ancien rédacteur en chef de la revue Labyrinthe, il a dirigé ou co-dirigé pour elle huit dossiers, dont « La fin des disciplines  » (n°27, 2007) ou « L'éloquence des singes » (n° 38, 2012). Il est en outre directeur de la revue Diacritics depuis 2011.

 

 


 

 

Les leçons du littéraire

 

Laurent Dubreuil

19/01/2013 

         
                                               

 Ce texte est le fragment d’une réflexion personnelle sur l’enseignement des lettres, où l’anecdote biographique initiale est progressivement tissée dans l’approche que je défends depuis des années de la critique, et de la littérature. Je remercie Hélène Merlin-Kajman de m’avoir invité à publier ces lignes sur un site qui constitue l’un des très rares lieux essayant intelligemment de penser la relation entre l’instruction et le littéraire. La position que je défends n’engage toutefois que moi, comme on dit ; mais j’ai bien conscience qu’elle m’engage largement.

 
 

Il faut une première situation. Ce pourrait être les « petits cours » d’anglais que je délivrais l’été de mes dix-neuf ans à un collégien dont je n’ai plus moyen de retrouver le nom. Ou les « répétitions » de langue française avec cet Italien incarcéré à la prison de la Santé, où je me rendais en 1995 et attendais le bon vouloir des matons, puis que certaines portes s’ouvrent, que d’autres se ferment. Mais je vais évoquer mon « entrée » comme enseignant dans le supérieur. Durant trois années, chaque second semestre, je suis le lundi de huit heures à midi sur le campus de Talence-Pessac, enchaînant deux fois la même classe. Le sujet est identique, de 1999 à 2002, que je n’ai pas choisi, et que je ne peux vraiment dévoyer, puisque mes étudiants seront jugés lors de l’examen final par d’autres correcteurs. J’enseigne le commentaire (composé) de publicité à des élèves de première année en Langues étrangères appliquées. À l’époque, « DEUG 1 de LEA à Bordeaux-3 » sonne comme très bas dans l’échelle des êtres, m’explique-t-on rapidement. (« Vu que je suis ici, je sais bien que c’est fichu pour moi », me glissera une étudiante.) Nous sommes chaque année une vingtaine d’hommes et femmes du rang, encadrés par quelques sous-offs — c’est-à-dire que « l’équipe » regroupe des « allocataires » de toutes sortes, des agrégés détachés à la fac, des maîtres de conférence fraîchement arrivés et donc de moins noble extraction que les crocodiles — à prodiguer des cours de « techniques de communication » en LEA (premier semestre, résumé ; second, publicité). Tous les professeurs sont formés en littérature, et je m’étonne avec la naïveté des novices de ce que nous soyons en train de faire d’autres choses, dont je ne vois pas exactement le bien-fondé. Je reçois plusieurs types de réponses : « de la littérature en LEA ? il faut être sérieux, quand même » (tiens, mais n’était-ce pas déjà l’argument sarkozyste à l’encontre de La Princesse de Clèves, cette fois prononcé par les mandarins qui s’offusqueront une décennie plus loin ?) ; « c’est très intéressant la publicité » (je veux bien, et je connaissais l’ancien enthousiasme sémiologique de Barthes ou d’Eco, mais en ce cas pourquoi proscrire l’étude de tout autre document textuel qu’un slogan, de toute autre iconographie qu’une image commerciale parue dans la presse ?) ; et, sinon, « dites, vous ne croyez pas que vous êtes déjà assez privilégié ? » (certes, certes, je me tais).

 Ici, tout est faux. Dans leur grande majorité, les enseignants n’ont aucune espèce de compétence (y compris dans les éléments de base de la linguistique jakobsonienne ou de la sémiotique), et aucun goût pour le sujet. Il n’est au fond pas question de communication, ni dans le sens de l’entreprise, ni dans la vue d’une pratique (apprendre à communiquer avec les autres), ni dans la conceptualisation informatique et cybernétique, ni dans la portée intense et littéraire que lui assignait Bataille préfaçant La Littérature et le mal. Quant à la technique que l’on nous somme d’inculquer, elle est celle de l’exercice scolaire : le résumé, le commentaire composé. Ainsi, le lien entre notre tâche et les « études littéraires » tient au seul maintien d’une forme rhétorique d’exposition extrêmement contrainte, pourvue d’un code aussi précis que généralement ineffable [1]. Ce n’est évidemment pas un hasard. En France à cette époque-là, l’enseignement des « lettres » semble d’abord et avant tout un chapelet d’exercices, pour lesquels le texte littéraire fournit prétexte. Je fais donc l’expérience à Bordeaux d’un cran supplémentaire dans la réification : n’importe quel discours peut autoriser l’exercice aussi bien qu’un poème. (Examen final en l’an 2000, commenter le slogan suivant : « Stodal, le sirop qui de toux s’occupe ».)

 Cette équivalence du dire littéraire et du jeu de mots, cette prévalence absolue de l’exercice normé, voilà exactement ce qu’enseigne notre enseignement en LEA. Dans le même temps, via une contradiction pragmatique fort courante, la phraséologie de la supériorité du littéraire sert encore, détournée en l’occurrence pour des buts d’auto-célébration. Retour à l’argument numéro un : tu comprends, à ces gamins, on ne peut de toute façon pas leur enseigner la littérature. Ah bon ? Sans doute, pour un large nombre, ces élèves sont-ils en échec, selon les modes d’évaluation en vigueur. Assurément, cette « vérité » a été intégrée par celles et ceux qui entendent rester dans la filière (les autres, « les plus doués », ont juste opté pour le cursus le moins cassant, avant de postuler en IUP, en BTS, à l’IEP, organismes couverts d’initiales et qui recrutent de facto à bac+1, laissant à Pessac le soin d’opérer une décantation supplémentaire). Et, j’imagine, ces étudiants ne brilleraient guère dans les formes usuelles. Mais justement ne pourrait-on leur enseigner à lire un peu la littérature sans mettre la dissertation ou le commentaire comme moyens de validation ?

 Il y a un autre présupposé, complètement erroné, politiquement dangereux, qui dit que mes DEUG 1 seraient perdus face à un sonnet de Baudelaire, alors que la pub des lessiviers est à leur portée. Outre que cette position recouvre un exécrable discours de domination, il s’avère que plusieurs étudiants sont au moins également démunis face à la publicité de la presse écrite que devant un récit de Maupassant. Première observation : lors d’une session, je demande à mes élèves de choisir leur document et de le commenter, or plusieurs n’achètent jamais ni journal ni magazine et se sentent pris au piège (on se rabattra sur Télé Z ou le gratuit 33). Deuxième observation : une classe entière, travaillant en groupe, après une heure, est incapable de comprendre le slogan du lapin Cassegrain (« Ligne Jockey Club : grosses légumes s’abstenir »). La conclusion la plus manifeste devrait être qu’avec de tels paramètres, où la publicité est aussi peu intelligible (mais combien plus pauvre) que le poème, l’urgence est pour ces jeunes d’être confrontés à l’expérience d’opacité du penser littéraire, et qu’il s’agit du dernier moment où quelqu’un pourra leur transmettre une passion pour la lecture des œuvres. Une passion qui pourrait littéralement changer leur vie (je ne parle pas de « trouver un job »). Ce n’est pas la conclusion de l’institution, ni de ceux qui la portent et la parlent.

 La situation que je viens d’évoquer était et reste banale [2]. Elle trahit de nombreuses et regrettables confusions (entre lecture littéraire et exercice des littéraires, entre parlure et parole, entre discours et œuvre, entre circonstance et fatalité « socio-culturelles », etc.). Elle fait s’interroger sur les motivations des universitaires, au-delà du facile constat d'une lâcheté chez les uns ou les autres — sans quoi, bien sûr, « le système » s’écroulerait sur le champ. Comment justifier que des dizaines et dizaines de jeunes et apprentis professeurs de littérature aient, pour commencer leur carrière, à assurer des cours dont la signification fonctionnelle est précisément de nier la singularité du littéraire, et qui ne transmettent à peu près rien, sinon la reconduction de l’échec scolaire ? Comment soumettre des milliers d’étudiants à ce régime inepte ? Plus grave, quelle connivence existe-t-il entre cet abandon froidement méprisant du penser poétique et l’enseignement universitaire de la littérature ? Car si tant de gens acceptent un tel état de faits — regimbant, se taisant ou applaudissant —, ne doit-on en déduire que, sous leur exercice majoritaire, les études de lettres dans le supérieur français (et ailleurs, hélas) sont fort propices à l’occultation de la littérature ?

 Du côté de la « recherche », parler même de littérature sans aussitôt mettre des bornes historiques et ainsi confondre la construction d’une expérience avec un fait chronologique (quitte à ne plus trop savoir si l’invention en question a eu lieu dans l’Antiquité, l’âge classique français, la Révolution, ou le romantisme [3], en parler sans immédiatement revenir aux définitions des petits genres qui, eux, font moins peur — parler de littérature, donc, cela ne se fait ou faisait pas, ou plus trop. Il est vrai que les proclamés défenseurs des lettres à l’université sont assez souvent les apôtres de la réaction, que combat ensuite avec aisance le pragmatisme opportuniste de la technique de comm’ « en attendant mieux ». Dans L’Avenir des langues, Heinz Wismann et Pierre Judet de La Combe décrivent bien que, par le structuralisme et ses suites, l’enjeu pédagogique a consisté à détacher l’analyse littéraire du goût personnel, afin de combattre l’habitus qui l’informait. Le problème, c’est que la reproduction sociale n’en sortit pas si amoindrie, et que la disparition officielle du goût au profit des techniques (mêlant les vieilles méthodes de la dissertation avec la taxinomie narratologique et les nouvelles formes imposées de la rhétorique scolaire) contribua lentement à tuer le sens de l’enseignement. L’attaque contre la catégorie de littérature, cette vilaine bourgeoise, était risible mais efficace. Elle nous laisse avec un morne technicisme conceptuellement sous-développé, une sorte de faire-avec attentiste, ou le grand retour du c’est beau ponctuant la lecture de morceaux choisis. Regardez Tzvetan Todorov, qui, à lui seul, et d’un revirement à l’autre, joua à peu près chacun de ces rôles.

 Je connais la position de Max Weber : un enseignant charismatique n’est pas un enseignant [4]. Mon désaccord est profond, inconciliable, même si je comprends que l’argumentation adverse, faisant l’éloge fallacieux du « style », a la fâcheuse tendance de préférer le look au propos. Il reste qu’indépendamment des qualités personnelles, les enseignants de littérature ont, a minima, un charisme, soit une grâce extraordinaire, à savoir le texte qu’ils font lire. Nous avons tous subi des profs dont la nullité acharnée prenait de telles dimensions qu’ils en venaient à nous dégoûter, souvent pour longtemps, parfois pour toujours, de tel ou tel auteur. Il n’empêche, la possibilité du charisme se déploie au-delà. Cela n’est pas propre au littéraire (il y a semblablement des révélations mathématiques, des fulgurances philosophiques), mais l’intensité ici diffère. Il est bien évident que la meilleure, le meilleur des professeurs de littérature, à l’instant de sa leçon, est humblement, et irrémédiablement, en-deçà des textes les plus forts qu’il critique. Notre « métier », si c’en est un, demande que nous provoquions nos élèves afin qu’ils puissent se mesurer aux œuvres. Nous ne devrions ni accabler nos auditeurs sous le faix d’une lecture close, ni détourner leur regard vers la « culture » ou « l’histoire » qui automatiquement donneraient sens (!) aux textes, ni les laisser dans l’ignorance ou la complaisance de « la identité » (comme disent certains de mes undergraduates), ni leur permettre de croire en la gentille innocuité du littéraire ou sa vertu d’entertainment. À moins d’être soi-même habité par la littérature, tout cela est très exigeant, j’en conviens ; et je doute qu’on y trouve à tout coup la matière du prochain sujet d’examen. Quant à cette position de surplomb non pas de la matière ou de la discipline mais de chaque réalisation particulière par rapport à son interprète, elle est assez mal vécue. Reconnaître la supériorité d’un texte, non par principe (d’autorité, de tradition, ou autre), mais après avoir fait le maximum pour en poursuivre le tracé, ne satisfait pas le narcissisme ordinaire. Eh oui. Mais sans cet aveu argumenté, inexorable, on ne parle pas de l’événement de pensée, d’écriture, on se contente de traduire approximativement. Et de là, tôt ou tard, une fois ôtée l’aura sociale et mondaine attachée aux lettres (ère où nous nous situons aujourd’hui), on finira par valider la conception publicitaire de l’enseignement. Ou – version américaine – par divertir l’attention. Car, désormais fort loin de Pessac, même dans la situation particulière d’une université privée et Ivy League, sous la pression d’impératifs sociaux et par découragement, je vois autour de moi une préférence pour les alentours du texte. Comprenons-nous bien. Dans mon activité éditoriale, dans mes écrits, dans mes cours, sans cesse j’ai voulu aller vers l’indiscipline [5], et je me consacre largement à la philosophie, à la théorie politique, aux sciences, aux arts visuels. Je ne suis pas en train de renoncer à cet excès méthodique, à ce refus de la spécialisation. Je ne plaide pas contre « l’ouverture », je m’élève contre la subsomption et la trivialisation du littéraire sous les index du « culturel », du « subjectif », du tout-social, du « ça parle », etc. Les alentours que j’indique sont alors ces manœuvres échappatoires, qui, pour n’être guère l’histoire positive ou la technique de composition prisées en France, n’en constituent pas moins des fins de non-recevoir. Si se dénoue le rapport individuel à l’extremum poétique, il devient plus aisé de passer au commentaire politique, ou à la considération de la diversité ; ce verbiage fait de vous un personnage plus positif (et plus viril) que ne paraît être celui de l’interprète défait par sa lecture.

 Notre charisme, en ces conditions, est une grâce périlleuse, et je ne jurerais pas qu’il soit politiquement bien venu de le rappeler. Qu’importe. Malgré l’impudence, l’imprudence à le dire, je me suis demandé plus d’une fois s’il n’y avait pas un lourd malentendu lié à l’enseignement de la littérature. Premièrement, sans aller exactement dans la direction d’Adorno ou de Marcuse, je considère effectivement qu’une part anti-sociale, apolitique est fréquemment en œuvre dans un roman, une tragédie, un essai, un poème [6], l’institution de l’école moderne n’étant du coup pas son lieu le plus adapté. Ensuite, les justifications dominantes sont à mes yeux faibles ou décalées. La distinction sociale via l’art de la citation et la culture générale est un argument en perdition ; la constitution d’une culture commune ou l’examen de la tradition recèlent pour moi trop d’allusions à la cohésion nationale, à la célébration occidentale, ou aux postulations identitaires ; la maîtrise de la langue me laisse incertain quand je note l’absence quasi totale de relations entre le texte lu et la prose d’ordinaire produite et recommandée ; l’acquisition de « l’esprit critique », dans la version standard qui en est donnée (de discrimination rationnelle), n’est pas plus l’apanage du littéraire que du scientifique. Enfin, l’industrialisation et la bureaucratisation de l’école en général, avec ses obligations de résultat, ses cursus balisés, ses contrats pédagogiques, ses heures fixes, ses devoirs, devient le contexte aigu de notre calamité.

 Le malentendu tiendrait à un écart entre le génitif objectif et le subjectif. L’enseignement de la littérature tel qu’idéalement nous le prodiguons ni ne peut égaler ni ne doit effacer l’enseignement de la littérature, car, n’en doutons point, elle instruit, singulièrement. La difficulté foncière de notre position réside dans notre dessein d’enrichir le second enseignement par le truchement du premier, tout en devant défendre l’un avant — et bien vite au détriment — de l’autre. Curieuse intrication. Si nous nous en débarrassons, nous perdons une raison d’être, et gagnons éventuellement une insignifiante raison sociale. Si nous la simplifions, nous accomplirons notre labeur, au mieux sous la lueur de quelques vagues éclairs. L’ambiguïté est ce d’où nous ferions mieux d’énoncer notre parole. Il y aurait un article à écrire sur la tentation (plus particulièrement française) à confondre les deux enseignements, et qui se résumerait à la formule « docere et placere », généralement attribuée à l’Art poétique d’Horace. Une rudimentaire recherche de mots clés sur la toile annonce des dizaines de milliers d’occurrences pour cette citation apocryphe — et met en évidence que la devise fournit depuis des décennies matière à plus d’un sujet de dissertation. La définition de la littérature ou de la poésie comme ce qui plaît et instruit s’impose largement à l’âge classique, de La Fontaine à Molière, de Racine à Boileau ; elle n’est pas complètement hétérogène à la visée d’Horace. Mais il est symptomatique que l’École fige dans un latin rêvé le désir (méta)critique d’un classicisme se promouvant aux yeux du monarque absolu, puis ressasse ce qui devient un mot d’ordre pour soi-même (nous sommes les instructeurs de l’instruction). C’est deux fois un plaidoyer pro domo, sauf que la maison n’est plus la même. Au fur et à mesure, le placere est relégué (s’inversant en ennui) ou autonomisé de façon assez puérile (ah le plêsir du texte !).

 Horace, lorsqu’il parle de plaisir et d’instructive utilité, n’y voit pas le tout de la poésie. Mais, sur ces questions, il adopte déjà une posture complexe, et ironique. Le je de L’Art poétique, tenant à réclamer sa santé mentale à l’encontre de Démocrite qui associait la folie à la création verbale, est contraint dès lors de se décrire en ses vers comme « n’étant lui-même un rien écrivain » [7] ; ce qui ne l’empêchera donc pas d’enseigner (« docebo » [8]), et à commencer – nouvelle contradiction performative – que « le sens commun » (ou le juste savoir, recte sapere) « est à la fois principe et source de l’écriture » [9]. Le choix des sujets se peut conformer aux « chartes socratiques » [10], car Horace est en train de mettre en place une validité de la poésie face au discours de la philosophie. Mais la capacité de mobilisation du sens commun réside dans une expérience du monde, soit le fait d’avoir « appris » [11] dans son existence l’importance de la patrie, des amis, de la parenté, des amours, des obligations sociales. Le premier enseignement du non-poète Horace à l’égard des écrivains sans délire est donc d’être un étudiant de la vie (ce que dira encore Rilke, beaucoup plus tard). Intervient en ce point une distinction entre la Muse ou le génie grecs – et la rationalité romaine. Or cette différence procède cette fois d’un autre enseignement, l’arithmétique marchande qu’« apprennent » les « enfants de Rome » [12] dès leur plus jeune âge, et qui corrompt l’aptitude à la composition. Horace, le « maître ignorant » [13], à la limite extérieure du génie poétique, et qui insiste néanmoins pour enseigner qu’il convient d’apprendre non de lui mais de la vie, s’élève contre l’instruction scolaire de son époque, formant obstacle à cette nouvelle éducation du public par les vers récités et lus. L’intrication est là, elle ne peut être décidée que par l’effectuation d’une lecture (et non sa « transmission »).

 Horace croit dans un enseignement possible quoique paradoxal de l’écriture littéraire ; ce à quoi sert tout « art poétique », y compris celui qui, dans la mise en œuvre, se lit sans s’intituler de la sorte. Il ratifie aussi une instruction au cas par cas, fondée sur les exemples d’actions, de sentiments, de conduites, d’idées. Il faut ajouter un troisième apprentissage, qui, pour des raisons difficiles et que je n’éluciderai pas ici, est éludé par Horace : soit cette manière de penser même, que j’ai à l’instant indiquée, et qui passe par un détour entre les mots, par une science argumentative et contradictoire. Ces trois enseignements sont subordonnés au vivre, ou, pour le dire autrement, ils sont aussi le vivable de la vie, au risque de devoir défaire l’ancien apprentissage acquis sous la férule des maîtres. À mon sens, telles sont, encore maintenant, les trois principales leçons du littéraire (étant entendu, je le répète, que le tout de l’œuvre ne saurait non plus tenir à la seule instruction). Ces leçons restent à recomposer ad hoc, et ce sont elles que notre enseignement devrait favoriser. En passant au plan de notre discours professoral, le risque est grand de transformer l’ars poetica en recueil de trucs pour ateliers d’écriture, de faire de « nos héros, nos modèles » les exempla d’une rigide axiologie, de muer un extraordinaire tour d’esprit en rhétorique. Oui, ce sont les risques d’un malentendu qui nous affaiblit et nous protège. Et, oui, depuis ma libération du publicitaire, je m’attèle, devant mes élèves, à montrer et parler de cela. Mais oui, c’est le plus haut enjeu que je vois, dans le « système scolaire » ou hors de lui, à la persistance de notre charismatique professorat.



[1] Je suis désolé mais forcé de le noter : les responsables de « l’unité d’enseignement », et qui, à l’occasion, nous proposent des « corrigés », sont foncièrement incapables de produire un commentaire composé en bonne et due forme, et encore plus d’en expliquer les règles, qu’ils n’ont jamais possédées à la manière de la bête à concours primée que je suis. Les bons élèves d’autrefois, qui ne furent jamais « les meilleurs », se retrouvent dans le triste état des convertis extrémistes de l’exercice. Quant aux « excellents praticiens », pour la plupart, ils ne pipent mot et continuent en public la propagande du sacré commentaire, jouissant de leur inaltérable statut de crack et n’en pensant pas moins en leur for intérieur.

[2] Pour l’anecdote, je note que, pour l’essentiel, ce que j’ai décrit continue aujourd’hui à l’identique dans la même université.

 [3] Argument que je donne et développe dans « What Is Literature’s Now ? », New Literary History 38-1, 2007 ; et « Expériences de la littérature et indiscipline », Textuel n° 64, 2011.

[4] Cf. Weber, Wissenschaft als Beruf.

[5] Cf. en particulier mon État critique de la littérature, et le numéro 27 de Labyrinthe en 2007 sur « La Fin des disciplines ? ».

[6] Je m’en explique plus en détail dans Le Refus de la politique, p. 47-64.

[7] Horace, Ars poetica, II, v. 306.

[8] Ibid.

[9] Id., v. 309. Id., v. 310.

[11] Id., v. 312.

[12] Id., v. 325-330.

[13] Jacques Rancière, Le Maître ignorant, 10/18, 2004.

 

 Réflexions  n° 3

 

Préambule            

D'Antoine Pignot, nous avons publié une série de photographies intitulée City lights et ses exergues sur Spitzer et Giraudoux. C'est aujourd'hui une expérience qu'il nous fait partager. Son récit nous emmène au sein d'une compagnie théâtrale, Le Feu Follet, composée d'enfants qui s'apprêtent à interpréter... Shakespeare. Surprenant ? oui, sans doute. Mais c'est sans compter que, si « Richard III n'est pas tout à fait ce qu'il convient d'appeler un spectacle pour enfants », il en va tout autrement lorsqu'il s'agit d'un spectacle par des enfants. Le texte de Shakespeare est violent dans ses contenus, dans son expression. On serait tenté de dire, surtout, qu'il est complexe, trop complexe pour des esprits enfantins. En est-on bien sûr ?

Ce que le travail de la metteur en scène Corinne Kemeny et de son équipe met en évidence, c'est que le texte se réalise in fine par son interprétation - théâtrale comme sémantique -, par son appropriation. Le Richard III des enfants du Feu Follet, imprégné de Macbeth, va plus loin en ajoutant un degré : celui de l'adaptation. C'est moins la question théorique du sens du texte littéraire (essentiel et univoque ou relatif et pluriel) qui est en jeu ici que les usages qu'il offre. Le texte d'Antoine Pignot souligne notamment la suspension radicale que permet (ou qui permet) cette appropriation : il n'y a « ni réussite ni échec » mais une invention de mondes « comme autant d'actes poétiques ». Le spectacle des enfants du Feu Follet met en évidence, pourrait-on dire, que le texte théâtral, poétique, littéraire, n'est pas monologue, qu'il ne parle pas aux gens. Il parlerait plutôt avec les gens, en un double sens : celui d'un dialogue entre le texte et le lecteur, l'ouverture d'un espace d'expérience par la lecture et l'interprétation, mais également dans une voix toujours nouvelle que texte et lecteur tisseraient ensemble.

M. E.

  

Antoine Pignot est né en 1988. Titulaire d'un master en littérature française, il est actuellement admissible au CAPES-CAFEP de Lettres modernes.

 

 


 

 

 Les enfants de Shakespeare

 

Antoine Pignot

05/05/2012 

 

 C’est une enfant de dix ans. Au contact des adultes, elle rentre les épaules, elle se voûte, elle serre les poings. Dans la salle de répétitions, elle se tient à l’écart, elle ajoute au brouhaha des autres enfants sa mélodie particulière, un silence bouillonnant de retenue et d’envie. Entre ses mains, Richard III de Shakespeare, qu’elle connaît par cœur. Elle joue le rôle de Clarence.

 Sur la scène, allongée sur le sol, elle fait naître autour d’elle la saleté, l’humidité, la solitude de la Tour de Londres. Pas celle des touristes, bien sûr. Celle du XVe siècle, où l’on envoyait mourir les traîtres ou les innocents, au gré des bouleversements politiques, des complots et des rébellions. Elle s’éveille en sursaut et raconte.

« J’ai passé une nuit misérable, pleine de rêves effrayants. J’ai rêvé que je m’échappais de la Tour. Je m’enfuyais en bateau vers la France, et mon frère Richard était avec moi. Comme nous marchions sur le pont, en regardant vers l’Angleterre, il m’a semblé que Richard trébuchait ; et alors que j’essayais de le retenir, il m’envoyait par-dessus bord, au milieu des vagues…

Oh, Seigneur ! Qu’il m’a paru douloureux de me noyer ! Quel affreux vacarme dans mes oreilles ! J’ai cru voir un millier d’épaves au fond des eaux, mille hommes rongés par les poissons, des milliers de joyaux au fond de l’océan… Mais je ne me suis pas réveillée, mon rêve se prolongeait au-delà de la vie. »

 Les autres enfants se sont tus. Il n’y a plus de salle de répétitions, plus d’adultes, mais un enfant qui parle par images, dans la langue de Shakespeare, qui est à présent sa langue propre, son souffle, son regard et sa voix. La poésie a pris le pas sur le silence. Il n’y a plus de silence que mesuré. Dans l’état de demi-conscience où les yeux s’entrouvrent, où la panique du rêve est encore agissante et déforme les contours de la geôle, le récit de Clarence énonce une vérité dont il n’a pas encore pris connaissance : son frère Richard, qui l’a pris dans ses bras sur le chemin de la Tour et qui a juré de travailler à sa délivrance, est en réalité celui qui le précipitera dans la tombe.

 Richard III n'est pas tout à fait ce qu'il convient d'appeler un spectacle pour enfants. Au contraire, Richard est probablement le plus fascinant des tyrans shakespeariens, et par conséquent le plus dangereux. Bossu, boiteux, le bras flétri, c'est un monstre qui peut sembler tout droit sorti d'un conte de fées, comme un lointain cousin de Baba Yaga, la sorcière unijambiste, comme un grand méchant loup dissimulé sous les draps, comme un Lagardère sans amour. Plus encore, Richard parle au public comme à un miroir et s'en fait un complice : il se vante, il expose sans scrupules son projet d'accéder par le sang au trône d'Angleterre, l'étendue de son génie et l'efficacité de ses stratagèmes, il joue les amuseurs publics. Le langage du personnage est mortifère : il embrasse, il séduit, il cajole, puis il tue tous ceux qui se dressent  souvent malgré eux sur son chemin.

Si la colère, la méchanceté et la jalousie sont les premières choses que l’on réprime dans l’éducation, Shakespeare les réinvestit partout : il autorise les cris, les larmes, les noms d’oiseaux – et les enfants-comédiens de la Compagnie Le Feu Follet d’Antony (92), d’abord hésitants, s’en donnent finalement à cœur joie.

 Corinne Kemeny, créatrice et metteur en scène de la compagnie, n’en est pas à son premier défi : depuis 1998, avec une équipe d’artistes professionnels (costumières, maquilleuses, décorateurs, musiciens, techniciens), elle reprend chaque année avec ses enfants-comédiens les grands textes la littérature et de la culture occidentale, de L’Orestie d’Eschyle au Pinocchio de Collodi, en passant par Puck de Kipling ou la Tétralogie de Wagner. De Paris à Berlin, les enfants du Feu Follet sont sur scène, dans les théâtres et dans les festivals, au même titre que les troupes professionnelles de comédiens adultes, et plus encore, avec les mêmes textes.

 Le travail de découverte, d’appropriation et de restitution du texte est bien évidemment plus long et radicalement différent de celui qui conduit un comédien adulte à interpréter un personnage de Shakespeare. Corinne Kemeny a choisi d’axer son travail artistique sur la « méthode anglaise » : en début d’année, elle accompagne sa troupe au zoo, et au retour, les enfants imitent les animaux qu’ils ont observés et interprètent les scènes de la pièce (qu’ils découvrent progressivement) avec les griffes du tigre, la carapace de la tortue ou les ailes du vautour. Il n’y a plus alors ni réussite ni échec : l’instinct revient au cœur de la compréhension du texte et de la création des personnages.

 Dans son film-documentaire Looking for Richard (1996), Al Pacino rend compte de l’inhibition avec laquelle les acteurs américains abordent l’œuvre de Shakespeare, intimidés par la contrainte du pentamètre iambique, par la poéticité de la langue et par les attentes du public à l’égard de ce répertoire. Il fait descendre Shakespeare dans la rue : il interroge les passants, improvise une scène de Richard III avec un enfant rencontré sur le chantier du Théâtre du Globe, et renonce à l’accent britannique.

 De leur côté, la plupart des enfants du Feu Follet ne connaissaient pas Shakespeare en début d’année, si ce n’est parfois Roméo et Juliette, « Être ou ne pas être », ou « Mon royaume pour un cheval ». Mais le jeu fait partie intégrante de leur vie : ils ont l’habitude de s’inventer des mondes, comme autant d’actes poétiques, même s’ils le font généralement à l’abri du regard des adultes. Aussi Shakespeare ne leur a-t-il pas fait peur : ils ont aimé l’histoire, et affiché un grand sourire en allant chercher leur exemplaire de Richard III à la librairie. Ils nous ont surpris quelques semaines plus tard en récitant, sans que nous l’ayons encore travaillée avec eux, la célèbre tirade qui ouvre la pièce : « Voici l’hiver de notre déplaisir, mué en radieux été par ce soleil d’York, et les nuages qui menaçaient notre maison sont enfouis, tous, dans le sein profond des mers… » Les plus grands l’ont reprise en imitant le président de la République, recomposant à leur manière le spectacle politique qui défile chaque jour sous leurs yeux.

 Au fil des improvisations et des discussions, les enfants ont mis en valeur dans le texte de Shakespeare ce qui les a touchés – car la pièce mêle aux enjeux politiques de la Guerre des deux Roses des enjeux familiaux et affectifs qui les renvoient à leur propre situation – et ce qui les a révoltés, c’est-à-dire finalement ce qu’ils avaient à cœur de représenter, et c’est en priorité à partir de leurs remarques et de ce qu’ils avaient compris de l’œuvre que l’adaptation du texte et la mise en scène se sont faites. La pièce a fait l’objet de coupures et d’adaptations, pour établir une juste répartition des rôles, en fonction de l’âge, du sexe et de l’ancienneté des différents enfants dans la compagnie. Corinne Kemeny y a notamment intégré les sorcières de Macbeth pour faire le contrepoint avec la figure monstrueuse de Richard, elle a également créé un personnage de fou, qui le tourne en ridicule, le démasque et le met à distance. Mais le fait est que ces enfants de neuf à quinze ans jouent du Shakespeare, dans le respect quasi systématique de la syntaxe originale (démêlée et éclaircie pendant les répétitions) et avec passion. 

 2012.05.05 pignot exprience dessin nathalie novi
« Raconter des histoires », les entendre, c’est ce qu’interroge le questionnaire de Transitions, et c’est ce qui dans ce projet mobilise les enfants, à la découverte d’un texte difficile qu’ils vont ensuite jouer. Peut-être est-ce dû ici aux conditions particulières de la création théâtrale, mais il me semble qu’occulter cette dimension-là dans l’enseignement du français, en promouvant par exemple une approche technique des textes littéraires, en vue de développer chez les élèves l’esprit critique et de les mettre sur un pied d’égalité (en faisant en sorte que les enfants les plus favorisés socialement ne bénéficient pas à l’école du capital culturel de leurs parents), c’est peut-être aussi se priver d’un outil de construction démocratique ; car le récit, s’il peut être perçu comme un piège[1], est d’abord un lieu de plaisir, qui met effectivement tous les enfants sur un pied d’égalité, et les fait accéder à la réflexion.

  Dessin : Nathalie Novi

La littérature n'est plus au coeur de notre société [2], ni même sans doute de notre vie culturelle, mais s'il faut interroger la mission du professeur de français, je crois que le plaisir de raconter et d'entendre des histoires, et de faire connaître les œuvres (les « grandes ») en fait partie. C'est du moins ce qui m'a conduit vers les études littéraires, puis aujourd'hui vers l'enseignement du français, et ce qui m'a fait pousser, pendant quelques mois, la porte des ateliers du Feu Follet.


Un Trône pour un tyran, d’après Richard III et Macbeth de Shakespeare, sera représenté :

A l'Auditorium du Conservatoire d'Antony (92), le samedi 02 juin à 14h puis à 16h30, et le dimanche 03 juin à 14h puis à 16h,
        
 En Haute-Maurienne (73 – Savoie), le 02 juillet dans le Fort La Redoute Marie-Thérèse à Avrieux, à 14h, et le 04 juillet dans l'Auditorium Laurent Gerra à Lanslebourg-Mont-Cenis à 20h.

 Réservations auprès de Corinne Kemeny : 06 75 74 87 81

 Pour en savoir plus sur la Compagnie Le Feu Follet et sur ce spectacle : www.lefeufollet.fr



[1] Voir Louis Marin, Le récit est un piège, Paris, Editions de Minuit, 1978, 175 p.

[2] Voir Hélène Merlin-Kajman, « Au plaisir des lecteurs », Le Monde des Livres du 23 mars 2012.

 

 

 Réflexions  n° 5

 

Préambule            

La rubrique « Expériences » s’est placée sous le signe de Benjamin et de son hypothèse d’un appauvrissement de l’expérience dans l’époque moderne. Et nous demandons : sommes-nous si pauvres en expérience que cela ?

Ivan Gros, Valère Staraselski, Laurent Dubreuil nous ont proposé des expériences d’enseignement ou d’éducation. Le texte de François Jacquet-Francillon serait plutôt une tribune. Mais son point de départ est un constat presque empirique : des trois fonctions de l’Ecole (fonction culturelle, fonction de socialisation et fonction professionnalisante), c’est la fonction professionnalisante qui se trouve aujourd’hui hypertrophiée, notamment parce que l'Ecole est devenue le seul lieu où elle s’accomplit. Ce fait sécrète des souffrances et des injustices spécifiques, et les deux autres fonctions ne pourront être rééquilibrées qu’à condition de « soigner » celle-là plutôt que de rêver de la supprimer.

Il faut, sans passer son temps à comparer ce qui ne peut l’être (l’Ecole d’hier avec celle d’aujourd’hui par exemple – compare-t-on la société contemporaine avec celle du XIXe siècle comme si on pouvait réintroduire aujourd’hui la division du travail du capitalisme industriel ?), réinventer l’Ecole : en somme, ce que le texte de François Jacquet-Francillon nous rappelle, c’est qu’à propos de l’Ecole, nous risquons fort de devenir pauvres d’expérience à force de nous trouver suffoqués par les situations impossibles qui s’y vivent.

Pour Benjamin, la « barbarie » avait un bon côté : elle forçait à se remettre en mouvement sans nostalgie, et sans jamais oublier que la culture n’est rien en soi – rien que ce qui peut aider des êtres humains à mieux vivre.

Le débat pour changer les cadres du débat est ouvert : nous souhaitons que chacun se sente libre de s’y engager.

H. M.-K.

  

François Jacquet-Francillon est Professeur émérite à l'Université Charles-de-Gaulle-Lille 3 et a été co-rédacteur en chef de la Revue française de pédagogie de 2003 à 2011. Il a publié plusieurs livres, dont notamment Naissances de l'école du peuple (Editions de l’Atelier, 1995) et Instituteurs avant la République. La profession d’instituteur et ses représentations, de la monarchie de Juillet au second Empire (Presses Universitaires du Septentrion, 1999). Il a également dirigé des ouvrages collectifs (par exemple, avec Denis Kambouchner (dir.), La Crise de la culture scolaire. Origines, interprétations, perspectives, Presse Universitaires de France, 2005), et,  avec Renaud d’Enfert et Laurence Loeffel (dir.), Une histoire de l'école. Anthologie de l'éducation et de l'enseignement en France, XVIIIe-XXe siècles, Paris, Retz, 2010). Enfin, il anime un blog : http://societe-culture-education.eklablog.com

 

 


 

 

Ecole : proposition pour une réforme
du débat sur la réforme

 

François
Jacquet-Francillon

12/10/2013 

         
                                               


 

Il y a deux âges de la démocratie scolaire. Le premier, celui de la Troisième République, de Jules Ferry et de la scolarisation primaire universelle, est celui d’une démocratie partielle, sans égalité entre les citoyens, puisque la scolarisation des enfants des classes aisées s’effectue dans les lycées, payants (dont le cursus s’étend des classes élémentaires aux classes du baccalauréat), tandis que la scolarisation des classes populaires s’effectue dans les écoles communales, gratuites, prolongées parfois par l’Ecole primaire supérieure (à moins que les enfants n'accèdent au lycée par le concours des bourses). Le second âge, le nôtre, répond au grand principe de l’égalité des chances et de l’école unique, qui exige en effet la montée de tous les élèves vers l’enseignement secondaire, ce que réalise le collège, institution nouvelle venue sous la Cinquième République.

Mais voilà où je veux en venir : en fait, l’évolution a aussi modifié l’équilibre des fonctions de l’Ecole [1]. En simplifiant un peu, on admettra que tout système d’enseignement remplit trois types de fonctions : 1. des fonctions culturelles de conservation et de transmission d’un corpus de connaissances – sous forme de disciplines scolaires la plupart du temps ; 2. des fonctions de socialisation (intégration à des ensembles de normes et de valeurs créateurs d’« identités ») ; 3. des fonctions sociales de répartition des individus dans la division du travail, par la distribution des titres et des qualifications qui permettent d’accéder à l’emploi. Or le changement que je veux souligner, qui se produit depuis cinquante ans, tient à ce que le troisième type de fonctions domine les autres absolument. Dominer n’est pas supprimer. Disons que, désormais, dans la réalité et dans les consciences, prime la distribution des titres, ce qui obscurcit et relègue les missions culturelles et éducatives de l’école. Bien sûr, les familles n’ont jamais été indifférentes aux « débouchés » de la scolarité, c’est-à-dire aux bénéfices, parfois très grands, qu’on pouvait en retirer. Mais aujourd’hui cette fonction est hypertrophiée, d’abord parce que, avec la démocratisation de l’enseignement secondaire et la massification conséquente du lycée puis de l’Université, elle intéresse toute la jeunesse française ou presque.

Je n’énonce rien d’autre qu’une banalité sociologique. Mais j’insiste. Si l’on rapporte l’Ecole non pas d’abord à un idéal (culturel, éducatif, républicain, démocratique, etc.), mais à la réalité des services qu’elle rend à la société, un fait doit être constaté avant tous les autres : à savoir que sa mission principale, c’est sa mission économique. Que fait l’Ecole ? Elle distribue les titres qu’il faut bien posséder pour entrer sur le marché du travail, conquérir un emploi, c’est-à-dire aussi un statut social. Ici, ni faillite, ni déclin ; il s’agit de tout autre chose (mais ceci ce ne doit pas nous interdire d’interroger les autres missions… Et il y a là aussi quelques raisons de se désoler, j’en conviens).

Deux constats supplémentaires doivent être associés au précédent pour préciser la manière dont se présente la relation du système scolaire avec la société.

Premièrement, n’oublions pas que les emplois sont hiérarchisés, c’est-à-dire qu’ils sont à la fois plus ou moins rentables selon le niveau de responsabilité et d’autonomie qui les définit et, de surcroît, plus ou moins estimables, enviables, à mesure qu’ils s’éloignent du travail manuel et des activités ouvrières en général. C’est ainsi ; les cols blancs ont vaincu les cols bleus, et l’Ecole a globalement intégré cette donnée, si bien que les titres scolaires sont plus ou moins désirables – et leur obtention suscite plus ou moins de concurrence –, selon qu’ils visent un haut ou un bas degré d’estime sociale, donc un statut de haut ou de bas niveau matériel et symbolique. Les forts en maths décrochent la timbale, qui s’appelle notamment : « écoles d’ingénieurs » ou « écoles de commerce ». Exit les humanités ; et comme on demande aux enseignements mathématiques de fournir les critères de l’excellence, la promotion républicaine des « humanités scientifiques » passe à la trappe elle aussi.

Secondement, j’y ai fait allusion plus haut : aujourd’hui plus que jamais, un titre scolaire, quel qu’il soit, de haut ou de bas niveau, est indispensable pour conquérir une intégration professionnelle. Par suite de la relation plus étroite et directe qui s’établit entre la formation et l’emploi dans le courant des évolutions technologiques, l’admission au monde du travail et à la socialisation professionnelle est fortement corrélée à l’obtention d’un diplôme, en lieu et place des modes de reproduction qu’assumaient jadis les corporations de métiers. Là réside la principale évolution des rapports du système éducatif avec la société. Pour mesurer cette évolution, prenons l’exemple du certificat d’étude, diplôme phare de la Troisième République. Sait-on qu’en réalité, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, seulement un élève sur deux obtenait ce diplôme ? Or – et telle est la question – que se passait-il pour les autres, qui d’ailleurs ne prenaient même pas part à l’examen ? Eh bien, ils étaient accueillis dans l’industrie, l’artisanat, le commerce, etc., où ils effectuaient un (« leur ») apprentissage, avant d’être admis dans tel ou tel emploi, auquel était encore reconnu une certaine dignité, au moins parmi les classes populaires. Je ne dis pas que ce modèle était satisfaisant. J’ai évoqué les progrès technologiques et scientifiques, qui imposent à un plus grand nombre d’enfants d’acquérir des connaissances plus étendues, en même temps que le secteur tertiaire s’est accru au détriment du secteur industriel. Je n’oublie pas non plus les heureux changements produits dans un sens méritocratique par l’allongement de la durée des études, d’abord grâce aux Ecoles primaires supérieures, puis avec l’accès général à l’enseignement secondaire par la scolarité obligatoire jusqu’à seize ans. Je veux juste dire que notre école satisfait un bien plus grand besoin social de diplômes, en même temps qu’elle a détruit à peu près toutes les voies de formation qui existaient indépendamment d’elle. Pour résumer, je dirais que le système éducatif moderne présente quatre caractères principaux.

1. Il détient un quasi monopole de la distribution des titres et des qualifications (donc des formations).

2. En répartissant les élèves aux différents niveaux de la hiérarchie scolaire, il les affecte aux différents niveaux de la hiérarchie des fonctions économiques et sociales.

3. Parce que cette distribution et cette répartition sont hiérarchiques, elles ne peuvent s’effectuer que dans le cadre d’une compétition permanente (pour les « bonnes » classes, les « bonnes » écoles, les « bonnes » filières, etc.). D’où l’extension du domaine de l’évaluation. Et il faut ajouter, last but not least :

4. Le processus de distribution, d’affectation et de compétition est d’autant moins satisfaisant qu’il avantage les héritiers, en sorte que les laissés-pour-compte se recrutent toujours dans les mêmes milieux : les classes populaires.

Voilà donc tout ce à quoi les familles et les enfants tentent de s’adapter par le consumérisme effréné des uns… ou la désaffection des autres – passive ou active, partielle ou totale, selon les ressources culturelles, sociales, et économiques dont ils disposent.

Je vais rester prospectif, pour suggérer, face à cette situation, loin des déclamations catastrophistes, quelques voies de réflexion, s’il est question d’engager une éventuelle refondation, ou reconstruction ou… pourquoi pas, réinvention de l’Ecole. Je propose qu’on se demande avant tout comment alléger la prégnance de la hiérarchie (sociale) et amoindrir la rudesse de la compétition (scolaire). La réflexion sur la culture, certes capitale, viendra… Tout de suite après. La pédagogie ? N’en parlons pas : on verra. Et les rythmes scolaires ? C’est une variable intéressante, mais tout juste une variable d’ajustement. Pouvons-nous éviter de chercher d’abord et avant tout le moyen de munir le plus grand nombre possible d’élèves de titres intéressants, et de promouvoir l’accès des enfants de milieux modestes aux titres les plus valorisés, donc le moyen de prévenir ou réparer la chute hors de la scolarité (destin des « décrocheurs »), et de corriger les inégalités d’accès aux filières d’élite – étant entendu, je le rappelle, que presque la moitié des lycéens, dont une grande majorité est issue des classes populaires, sont privés des filières générales. Plus concrètement, la réflexion pourrait se développer sur deux axes.

La première urgence étant de soutenir le travail quotidien individuel des élèves, du primaire au lycée, à l’instar de ce qui s’avère efficace dans d’autres pays, on pourrait d’abord envisager de créer ou recréer un corps spécialisé dans l’aide à – ou l’ « accompagnement » de – la scolarité. Qu’on pense aux très anciens « maîtres répétiteurs » (je n’ose dire les « pions », qui ne figurent pas dans la mémoire glorieuse de la pédagogie… mais quand même !). Des bases existent dans le système actuel, avec les zones d’éducation prioritaire, avec les réseaux d’aides, avec certaines interventions personnalisées, etc. Mais ces bases sont restreintes, au moment où l’offre privée est à l’offensive et attire de plus en plus de parents inquiets et aisés, même si les enfants ne sont pas « en difficulté ». Demandons-nous donc s’il n’est pas devenu indispensable d’organiser pour tous les élèves (et pas seulement la catégorie des élèves « en difficulté ») un système complet d’études dirigées au collège et au lycée – en dehors du temps de classe proprement dit, lequel temps de classe pourrait d’ailleurs être un peu diminué à cette fin. Avec les « activités » proposées par la récente réforme des rythmes scolaires, n’avons-nous pas pensé davantage aux loisirs qu’au travail ? Mais où a-t-on pris que le travail scolaire, l’étude (un mot qui mérite réflexion), est par essence fatigant et ennuyeux ? Voilà une bonne question de pédagogie.

Un autre axe de réflexion concerne plus spécialement le lycée. Pour les très nombreux élèves orientés vers les enseignements professionnels et techniques, souvent avec le sentiment d’être condamnés à une forme de relégation, ne devrait-on pas chercher tous les moyens de revaloriser cet univers des métiers et des compétences pratiques ? Une revalorisation par les structures, pour augmenter l’offre de filières d’excellence, notamment en lien avec les technologies de pointe ; par la culture, pour assurer une bien plus grande présence des arts, qui pourrait s’avérer d’autant plus profitable que l’esprit des enfants y est à la fois disponible et capté par l’industrie des loisirs de masse ; et par la pédagogie aussi bien, si l’on tient compte des objections adressées à l’actuelle conception de l’alternance entre l’école et le « terrain ». Sur ce dernier plan, il est peut-être grand temps de désamorcer la méfiance envers les initiatives patronales. Nous sommes à une époque ou même des entreprises de taille modeste mobilisent chez leurs cadres, ingénieurs, techniciens et autres employés qualifiés, un impressionnant capital de connaissances et d’intelligence. Est-il scandaleux d’imaginer que cette culture soit mise au service de formations internes, et de formations diplômantes, en dehors de l’Education nationale (il existait et il existe encore quelques cas de « diplômes maison » qui donnent entière satisfaction) ? Une alternance nouvelle, donc, mais qui irait des entreprises vers l’école au lieu de l’inverse.

Je n’oublie pas les autres causes de malaise et de discorde. Je n’ai cherché qu’à justifier un ordre de priorité, un point de départ. Et je ne dis rien de l’Université : à chaque jour suffit sa peine.


[1] Voir notamment Pierre Bourdieu, « Le système des fonctions du système d’enseignement », in Education in Europe, Sociological Research, M. A. Matthijssen et C.E. Vervoort (dir.), Mouton, Paris-La Haye, 1979, pp. 181-189 (c’est un colloque de 1979). Et du même : « Fins et fonctions du système d’enseignement », Cahiers de l’INAS, 1977. Une reprise plus récente de cette question se trouve par exemple dans François Dubet et Danilo Matucelli, A l’école. Sociologie de l’expérience scolaire, Paris, Seuil, 1996, pp. 23-25.

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