Séminaire

Séance du 5 novembre 2014

 

Préambule

 

Cette rencontre s’organise autour d’un projet collectif dirigé par Helge Jordheim au sein duquel une équipe de chercheurs a tenté d’explorer les multiples significations des concepts de civilité et de civilisation eu Europe et en dehors de l’Europe entre 1850 et 1914. Très vite, Helge Jordheim pointe du doigt les contradictions inhérentes à ce projet : puisant leurs sources dans les textes imprimés, il s’agit d’un travail de philologie où il faut à la fois saisir les enjeux linguistiques dans le contexte étudié mais aussi réfléchir à la position de l’historien, afin d’éviter de répéter l’histoire, en langue française, allemande ou anglaise, de la supériorité scientifique, militaire ou financière de l’Europe occidentale. On a longtemps cru impossible la constitution d’une histoire des émotions et des concepts, du fait de la barrière linguistique qui n’aurait pu être levée qu’à la condition d’inventer une troisième langue pour parvenir à objectiver le contenu des recherches et ainsi à neutraliser les enjeux de pouvoir liées à l’histoire de l’impérialisme. C’est pourquoi Helge Jordheim nous présente les deux « clever strategies » mises au point par lui et son équipe de chercheurs pour trouver une issue à ces problèmes : premièrement, entre 1850 et 1914, l’Europe n’est pas unifiée, elle ne repose pas seulement sur Berlin, Paris et Londres, elle est au contraire un espace de rencontres entre différentes cultures. Deuxièmement, c’est précisément de cette rencontre qu’est née l’idée de civilisation telle que nous voulons la défendre : il n’est de civilité et de civilisation que dans la rencontre, l’accueil et l’ouverture à l’autre, comme le rappelle Hélène Merlin-Kajman, citant un article de Denis Kambouchner.

Ce projet fait donc d’une pierre deux coups, puisqu’il parvient à la fois à critiquer le modèle européen de la civilisation promu par l’impérialisme et à enrichir l’histoire de la civilité en déployant ces enjeux dans des perspectives stimulantes, tel que le passage du paradigme culturel et éducatif de la civilisation au paradigme biologique et racial tel qu’il est notamment véhiculé par les très nombreuses traductions des ouvrages d’Herber Spencer. Au demeurant, il s’agit aussi d’entreprendre une histoire des émotions plutôt que des sciences et techniques et ainsi articuler, de façon parfois instable, le passage du niveau privée à niveau public, du particulier au national. Cultiver les bonnes émotions et réprimer les mauvaises, c’est que suppose le processus de civilisation. Procédant d’une construction socio-politique, les émotions se métamorphosent et se réorientent, sont qualifiés différemment selon le lieu et le temps où elles émergent. Qu’est ce qui est vertu, qu’est ce qui est vice et selon quels critères ? Voici, pour répondre à ces passionnantes questions, un peu de grain à moudre !

A. L.

Né en 1971, Helge Jordheim est professeur à l’Université d’Oslo dans le département de littérature, où il enseigne notamment l’histoire culturelle. Spécialiste de la littérature allemande postérieure à 1700, il a défendu sa thèse qui porte sur C. M. Wieland et Jean Paul en 2006 (: Der Staatsroman im Werk Wielands und Jean Pauls : Gattungsverhandlungen zwischen Poetologie und Politik, 2007), avant d’étendre son champ de recherche à l’histoire des concepts (Begriffsgeschichte) issue de la tradition philosophique allemande. Il a également codirigé avec Sabine Arnaud un livre intitulé Le Corps et ses images dans l’Europe du dix-huitième siècle, Paris, Éditions Champion, 2012, avant de s’atteler à l’histoire des émotions à la charnière du XIXe et du XXe.

 

 

 

 

Rencontre avec Helge Jordheim

 

 
 

06/06/2015

 

 

Présents : Sarah Beytelmann, Hall Bjørnstad, Carlo Brio, Gilbert Cabasso, Adrien Chassain, Mathilde Faugère, Lise Forment, Catherine Goldstein, Alexis Hubert, Natacha Israël, Florence Magnot,  Augustin Leroy, Hélène Merlin-Kajman, Tiphaine Pocquet, Sarah Nancy, David Sedley, Brice Tabeling.

 

 

Plan de la séance :

45 :17 Questions d’Hélène Merlin-Kajman : Si j’ai bien suivi, vous vous focalisez sur la période 1870-1920. Mais puisque vous parlez d’enjeux mondiaux, pourquoi ne pas avoir songé à intégrer les Etats-Unis ? Je pense notamment aux travaux de Stephen Mennell, élève d’Elias qui a sorti un livre sur les USA il y a cinq ans [1] ? En avez-vous discuté, est-ce fait exprès ?

La place de Spencer : la position de Spencer implique-t-elle un déplacement de perspective et s’agit-il encore de civilité ? Ne change-t-on pas encore de concept, bien que le mot civilisation soit toujours employé ? Par exemple, au XVIIème siècle, je pense que l’opposition barbarie/civilité n’est pas centrale…

Y-a-il une greffe ou une homologie entre l’opposition éducation/biologie et l’opposition culture/civilisation ? Dans l’introduction de votre livre vous faites allusion à ce débat qui est né en Allemagne dès le début du XIXe, que j’ai découvert grâce à la lecture d’Elias et à l’article de Denis Kambouchner sur cette question dans Notions de philosophie, où il développe et définit les notions de culture et de civilisation. Il montre notamment qu’il n’y a de civilisation que dans la rencontre des cultures. Aucune culture n’est jamais totalement fermée. Au fond, une des définitions de la civilité est qu’elle permet d’entrer en contact avec l’autre.

1 :06 :43 Question de Brice Tabeling : comment vous faites dans votre projet pour accomplir le passage entre le niveau privé et particulier de la civilité et le niveau étatique et international ? Dans l’introduction, vous distinguez le privé et le national comme deux niveaux différents et vous présentez les deux niveaux selon une relation analogique. Vous parlez de même figure de pensée commune. Dans le niveau privé, il y a toute la question des émotions et il me semble que cette question disparaît au niveau national. D’ailleurs les questions de la race et de la biologie au niveau national sont des questions de civilisation qu’on ne peut poser au niveau microscopique et privé. Au fond, n’est-ce pas deux problèmes différents et n’y a-t-il pas une illusion philologique à vouloir parler de la même chose ?

1 :11 :23 Question de Catherine Goldstein : Peut-être que je reformulerais la question : quels sont les niveaux qui sont mêlés dans les sources ?

Dans l’exemple que vous avez donné, c’est la famille. Evidemment la famille est souvent discutée dans la relation entre le niveau national et privé. C’est une unité politique sur laquelle la question du niveau national aura un effet. C’est un exemple mais ce n’est pas tout le niveau privé. Donc quels niveaux sont activés dans les sources que vous étudiez au cours de cette période ? Car j’ai le sentiment qu’elles sont toutes a priori à un niveau général puis vous trouvez une articulation avec le privé. Mais qu’est-ce qui manque ?

1 :16 :35 Question de David Sedley (difficile à entendre) : lien entre rationalisation et émotions.

Référence à N. Elias

Les émotions servent une finalité politique : Hobbes pensait vraiment qu’il fallait prendre les passions et créer un organisme, un espace pour le discours des passions

Google et Apple sont des compagnies américaines. Ils définissent un certain standard de civilisation.

Et certainement, le capitalisme, le système de représentation, le vote, le décompte, sont autant d’éléments qui déterminent un certain niveau de civilisation. Ces contraintes rationnelles définissant ce qui est civilisé et ce qui ne l'est pas.

Raison = émotion ?

Quels sont les intérêts réels d’avoir laissé les USA de côté et pourquoi l’avoir fait ? Et partant, pourquoi ne pas avoir inclus les sciences et la technologie pour interroger la question de la civilisation ?

1 :24 :01 Question de Catherine Goldstein : Juste pour vous défendre, il faut reconnaître que la science aurait été complètement de votre côté dans cette période. Je peux vous donner beaucoup d’exemples. Vous avez un grand nombre de textes entre des mathématiciens anglais, français et allemands discutant de la supériorité de telle ou telle raison. Historiciser les sciences et la raison aurait conduit à évincer la véritable question des émotions.

1 : 26 :13 Question de Sarah Beytelmann : Je ne peux que comparer avec les débats qui ont eu lieu bien auparavant, n’étant pas du tout familière avec cette période historique, puisque je travaille sur le XVIIe siècle. Le progrès de la civilisation est associé avec la pacification et la fin de la guerre. Au sein des éléments qui ont été soulevés, comme la guerre des Japonais contre la Russie, Norbert Elias attire aussi l’attention sur la culture genrée où les femmes répondent à une fonction particulière. Donc je me demandais si vous vous étiez posé la question du genre dans votre projet.

1 :31 :35 Question de Gilbert Cabasso : Pourquoi ne jamais avoir convoqué Nietzsche pour traiter ces questions du rapport entre nature, civilité et civilisation ? Il serait également possible de lier cette absence de Nietzsche et ses textes sur la critique de la civilisation américaine. (Gai Savoir, texte relatif au travail). La critique de la civilisation du travail est une façon de s’opposer à la civilisation laborieuse et industrielle en lui préférant l’Antiquité avec une certaine nostalgie.

1 :36 :53 Question de Tiphaine Pocquet : Selon vous, certaines émotions seraient bonnes ou mauvaises. Comment faire la différence ?

1 :40 :23 Question d’Adrien Chassain : Je voudrais revenir sur la question des différences d’échelles. Depuis le début, l’accent est porté sur l’échelle étatique qui met en place une politique des émotions, impose une sélection des émotions, une évaluation des émotions à cultiver ou à éviter.

Est-ce qu’il y a un rôle politique des émotions et pas seulement une politique des émotions mise en place par l’Etat ? Quelque chose comme des émeutes ou des révolutions proposent une solution de continuité entre le particulier, le privé et le public. Il y aurait un passage de l’émotion objet à l’émotion sujet, pour reprendre la distinction que vous avez proposiez au début de votre intervention.

Auteurs et ouvrages évoqués :

Charles Darwin

Elias Canetti, Masse et puissance

Norbert Elias, Le processus de civilisation

Denis Kambouchner, « La Culture », Notions de philosophie, III

Reinhart Koselleck

Montesquieu

Stephen Mennel, The American civilizing process

Nietzsche, Le Gai Savoir

Herbert Spencer



[1] The American Civilizing Process, Stephen Mennell

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