Juste une fable n° 43

 


Trope n° 23

 

 

Le corbeau paré des plumes du paon

 


Helio Milner

23/05/2015

 
                                                                                  

La falaise et la mer, et ces jours infernaux où tomber semble imminent.

J’entends la vieille plainte, et je sais bien

Qu’on n’y engagerait pas un seul troupeau de bœufs.

Aucun berger ne paraît probable, aucun mouton ni aucun chien, ni même aucun loup ravissant – quel agneau ravirait-il ?

Mais l’enfant intrépide s’y hasarde.

- Le vent soufflait une phrase qui m’a rappelé ton tourment, dira-t-il en entrant.

Et l’air marin entre avec lui par la porte grande ouverte, il flotte et s’apaise au milieu des livres dont il soulève les pages, il court par les pièces de la maison, les rend allègres, et frémissantes, et accueillantes.

Je m’arrête de lire. J’écoute attentivement l’accueil de la maison où tout dort encore, la maison arc-boutée contre la tempête, et je le regarde, lui, l’enfant.

- Que disait-elle ?

- Elle disait : « Où est-il ? »

- Ici ! répondrai-je en souriant. Le vent ne le sait-il pas ?

L’enfant prit un air chagrin et secoua longuement la tête.

- J’espère bien que ce n’est pas moi, dit-il, ni toi. Parce que la mer furieuse répondait : « Il s'envolera comme un rêve et on ne le trouvera plus ».

- Ah, dirai-je, touché par son air grave soudain. En effet, cela ne peut pas être toi. Mais alors, qui ?

- Raconte-moi sa fable, répondra-t-il en s’installant dans la bergère.

Je songerai, je songerai un long moment.

- La voici, dirai-je.

Un corbeau était las que personne ne l’admire.

Sa taille importunait. Son croassement déplaisait.

Et nul ne s’extasiait jamais sur son plumage noir.

Il vit un jour un paon qui muait.

À la vérité, il l’avait regardé tout le jour.

Il avait vu l’attrait qu’il exerçait, l’éblouissement qu’il suscitait.

C’était un crépuscule. Descendu le matin de ses montagnes bleues, l’Amour partout avait enflammé les cœurs, sauf deux : le corbeau se morfondait en regardant le paon, le paon se pavanait sans regarder personne.

Mais voilà que les plumes lui tombaient !

Le corbeau s’en saisit, il les colle à sa queue et s’en pare. À son tour de se pavaner lentement dans la lumière du soleil couchant !

- Un vulgaire déguisement, m’interrompt l’enfant. Un spectacle de pitre.

- Exactement, dirai-je doucement. Mais ne va pas trop vite. N’oublie pas la souffrance du corbeau...

- Mais qui peut y croire ?

- Personne bien sûr ! L’oiseau croassant ne voit pas qu’il lui manque la huppe gracieuse et le col miroitant. Chaque passant qui passe le montre du doigt en riant... Si le corbeau n’était pas si noir, on verrait bien qu’il devient rouge de honte brûlante sous sa parure de faux paon.

« Et le pire est à venir. N’en tenant plus, voilà qu’il cherche à s’envoler... D’abord, il s’empêtre dans ces longues plumes trop longues pour lui. Il ne parvient ni à les replier, ni à les rassembler. À la fin cependant, il décolle. Mais il décolle si vite, il décolle tant, qu’il s’envole comme un cauchemar et qu’on ne le revoit plus. »

Le vent a repris son harcèlement du ciel, et la mer ploie sous la charge. Et l’on ne distingue plus le bord de la falaise.

- C’est de sa faute, dit l’enfant en hésitant. On n’a pas idée de vouloir devenir un paon.

- Pas idée, approuverai-je.

Nous nous taisons. L’enfant fuit mon regard. Ses yeux se posent ici et là dans la maison. Le vent hurle si fort qu’il nous sépare.

Brusquement, il me regarde.

- Mais maintenant que son rêve s'est envolé, tout peut s’arranger, peut-être ?

- Enfant de mon cœur et de mon imagination, il faut t’y faire ! Parfois, on ne peut rien changer.

- Tu es le conteur, me répond-il. Tu peux tout changer.

- J’aurais tort de le faire. Tu n’es pas tout puissant.

- Je suis l’enfant de ta fable ! dira-t-il en trépignant.

- Mais tu l’as dit : moi j’en suis le conteur.

- Les dénouements m’appartiennent !

- Pas du tout. Ne te pare pas des plumes du paon.

- Et qui serait le paon ? m’interroge-t-il, moqueur.

« Que d’envols n’ai-je pas rêvés ? », penserai-je sans répondre, le cœur serré.

- Tu ne sais pas quoi dire, me dit l’enfant. Si je n’étais pas avec toi, tu serais tout ensemble et le corbeau et le paon.

- Et si je n’étais pas avec toi, que serais-tu ?

- Rien du tout, me déclare-t-il, royal. Comme toi. Et c’est pourquoi j’ai tous les droits. Je t’abandonne le monde réel. Mais pas le monde des fables, où l’on peut tout changer. Et ça finit par rejaillir sur le monde réel. Écoute le vent, écoute les vagues. Nous les apaisons souvent, toi et moi. Ta fable n’est pas finie, voilà tout.

- Soit, répondrai-je en écoutant le vent toujours hurlant. Écoute bien.

« L’Amour n’avait pas encore regagné ses montagnes bleues. Il fit surgir une corneille à tire d’aile. Elle croassait partout, désemparée : “Où est-il ?”

Alors, l’Amour arrête le vent comme on arrête un cheval épouvanté, il le bride, il le flatte, il l’adoucit tant que le vent porte la voix d’onde en onde à travers les nappes d’air jusqu’au corbeau endolori et sa cachette profonde. Le cœur lui fond. Il détache les plumes du paon de ses propres plumes, il les arrache rageusement avec son bec noir, et il s’envole à la recherche de la corneille énamourée.

Et ma fable s’arrête là. »

L’enfant bondit hors de ma bergère. Ses yeux scintillent. Il danse de joie comme un sauvage. Et il me jette un cri de triomphe en s’élançant dehors :

- Moi aussi je domestique le vent !