Saynète n° 17

  

 

           

« Mon ami, je ne suis point raisonnable, et c’est peut-être à force d’être passionnée que j’ai mis toute ma vie tant de raison à tout ce qui est soumis au jugement et à l’opinion des indifférents. Combien j’ai usurpé d’éloges sur ma modération, sur ma noblesse d’âme, sur mon désintéressement, sur les sacrifices prétendus que je faisais à une mémoire respectable et chère, et à la maison d’Albon ! Voilà comme le monde juge, comme il voit ! Eh ! bon Dieu ! sots que vous êtes, je ne mérite pas vos louanges : mon âme n’était pas faite pour les petits intérêts qui vous occupent ; toute entière au bonheur d’aimer et d’être aimée, il ne m’a fallu ni force ni honnêteté pour supporter la pauvreté, et pour dédaigner les avantages de la vanité. J’ai tant joui, j’ai si bien senti le prix de la vie, que, s’il fallait recommencer, je voudrais que ce fût aux mêmes conditions. Aimer et souffrir, le ciel et l’enfer, voilà à quoi je me dévouerais, voilà le climat que je voudrais habiter, et non cet état tempéré dans lequel vivent les sots et les automates dont nous sommes environnés. »

Lettres de Mademoiselle de Lespinasse, Paris, Amyot, 1847, Lettre XCIX, p. 456.
 
 

Natacha Israël

23/05/2015

            

Parfois, Julie de Lespinasse écrit aussi à d’Alembert, le philosophe. Ose-t-elle lui avouer, comme à celui qu’elle aime : « en un mot, c’est toute mon existence, qui me rend la société et la contrainte impossibles » ? Lui dit-elle qu’elle ne quitte plus sa chambre que pour aller à Orphée ? Elle s’y laisse accompagner, mais pas toujours, par Madame de Châtillon qu’elle n’a pas la force de haïr car celle-ci est réellement bonne. Et quand Julie retrouve sa chambre, elle écrit à celui dont l’indifférence charme plus qu’une lyre, qui la rend si délicieusement triste et lui fait aimer Orphée bien plus qu’Arlequin.

Nous sommes en 1775, tout près de minuit. Le jour, Madame de Lespinasse œuvre talentueusement au service de la république des lettres et des Lumières. Les salons sont de véritables lieux de travail, de collaboration entre les femmes et les philosophes, où l’on produit toutefois, peut-être, plus de bons mots que de significations, où l’on est plus libertin que profond, où l’on aime s’écouter parler autant que guetter son propre reflet dans un miroir. Souvent même, ce reflet est surveillé plutôt qu’espéré : il est difficile d’être mondain…

Guibert qui, dans les termes choisis par Frédéric II, « s’élance vers la gloire par tous les chemins », l’a croisée une première fois dans un salon à la mode, mais c’est dans la campagne de Moulin-Joli qu’il a introduit le malheur dans la vie de Julie, en étant bon causeur plutôt que par sa figure austère, son visage un peu renfermé. C’est que Guibert a une vie intérieure. Julie aussi. Autrement, rien de vraiment bon ne sortirait des salons…

Or, si ce qui agite passionnément Madame de Lespinasse n’est connu que du Chevalier et si le Chevalier n’en est pas moins traité, lui aussi, de « sot » parce qu’il la verrait comme le monde la voit, ce défaut de tempérance contribue au façonnement des formes contemporaines de la civilité. Du même coup, rien ne saurait garantir la sincérité d’un tel emportement. Déjà si raffiné, si… littéraire ! Déjouant la petite musique bien réglée des salons, il fait pourtant aimer Julie comme, peut-être, l’aima Voltaire sans la rencontrer. Ou il nous fait imaginer son cœur de sauvageonne capable d’adresser à la postérité des lettres qui resteront comme le témoignage d’une singularité jouant de la sottise et des automatismes sociaux, et de faire connaître Guibert dont les dignités publiques n’auront pas fait date, inversement.


 

   

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