Juste une fable n° 41

 


Trope n° 22

 

 

La fable de la nuit

 


Helio Milner

18/04/2015

 
                                                                                  

- Je veux la fable de la nuit, dira-t-il en entrant.

Par la porte pénètre avec lui une douceur de crépuscule.

Dehors, c’est vrai, la lumière commence à tiédir, et la mer à se joindre au ciel tandis que la falaise tremble dans la chaleur encore intense de l’air.

Je m’étonnai.

- La fable de la nuit ?

- Oui. La fable de la nuit, répète-t-il. La fable de ton tourment.

Je restai coi.

- Le conteur ne parle jamais de lui, répondrai-je prudemment.

- Je ne te le demande pas, me dira-t-il. Je te demande la fable de la nuit.

- Il y en a plusieurs versions.

- Tu peux choisir celle que tu préfères, me dit-il avec son air royal.

Et il s’installe dans la bergère, fixant sur moi ses yeux aimants.

Je le regarde, je le regarde, happé par le tourment du temps.

Mais son regard à lui ne faiblirait pas et resterait aimant.

- Au début, commencerai-je (et j’entends que ma voix sourde était pleine de mon tourment), au début régnait le Chaos, le ténébreux Chaos.

Il était néant et mort, et plein de morts n’ayant jamais vécu.

Il était nuit noire, nuit n’ayant jamais connu le jour.

Il était monceau d’agonies, gouffre dégringolant les gouffres, éboulis de chagrins irrépressibles.

Toutes les douleurs venaient à lui pour s’enrouler à ses abîmes. C’étaient des mouvements de pieuvres et des vagissements de larves. Il ne connaissait ni la mémoire ni l’oubli. Il ne connaissait que tourbillons de sang coagulé, coulées de laves basaltiques et cohortes de reptiles vagues et infâmes. Tout était noir, noir, tellement noir...

L’enfant se raidirait un peu dans ma bergère, mais il est vaillant, je le sais bien.

- Comment est-ce possible, toute cette agitation, ces présences, dans un tel noir ? m’interrompra-t-il.

Je vois que son sourire moqueur brave mon effroi.

- T’ai-je dit que c’était possible, répondis-je, le cœur mordu de douleur. Ce ne l’était pas, non ! Il arrive que l’impossible soit, et cela ne le rend pas possible pour autant ! C’est le Chaos.  Il règne au début du temps, ou plutôt, dans la préhistoire du temps, et il s’avale lui-même, et il s’engendre encore en dévorant son propre tourment.

- Mais ton tourment à toi n’est pas si noir, m'objecte-t-il en pâlissant...

Nos cœurs battent et se heurtent en silence. Dehors la nuit cherche à venir. Le vent se lève sur la mer, et j’entends qu’il se promène sur les vagues en hurlant dans le soleil couchant.

L’enfant me dévisage et tend l’oreille avec moi.

- Je l’entends aussi, dit-il sans faiblir. Mais c’est un vent moins mauvais que tu ne le crois. Je veux la fable de la nuit, la fable de ton vrai tourment. Nous la jetterons dehors quand tu me l’auras dite.

- J’ai commencé, répondrai-je, le cœur serré. Le Chaos est mon tourment.

L’enfant se révolte dans ma bergère.

- Ce n’est pas vrai, il n’est pas si noir, répètera-t-il encore en me défiant.

Dehors, le vent se lève encore. Il ne hurle plus, il miaule, il joue, il aspire les vagues et pousse les nuages.

Je m’accroche à sa promesse.

- Tu as raison, dirai-je enfin. La nuit est fille du Chaos, comme sa sœur le jour. Mais pour qu’elles soient engendrées, il faut que le Chaos dure trop longtemps.

Un jour, qui n’était pas encore le jour, voici ce qui arriva.

À force de nuits qui n’étaient pas encore nuits, à force de nuits entrechoquées comme des silex, une étincelle, une minuscule étincelle jaillit dans le noir et se mit à y danser. On aurait dit un feu follet qui dansait, et qui grandissait, et qui défiait le Temps absent. Le Chaos la vit. Ou plus exactement, pour la première fois de son existence, il vit qu’il voyait. La lumière grandissait en prenant un visage, puis des yeux, puis un corps. Mais elle vacillait, mais elle trébuchait dans les ténèbres tourbillonnantes, et il lui fallut longtemps pour leur arracher sa propre forme. Quand enfin elle y fut parvenu, le Chaos vit qu’elle avait un corps plein de douceurs parfaitement belles et qui brillaient dans le noir. Et plus il la regardait, plus il se sentait aussi un corps, un visage, des yeux, des bras. Alors, il s’approcha, et il l'enlaça, tandis qu'elle l’entraînait dans sa danse...

- Comme l’écrevisse... comme la chèvre... murmure sa voix dans la bergère.

- Et c’est ainsi, de leur étreinte, que naquirent deux enfants beaux comme le jour, le jour et la nuit... Depuis ce temps, le Chaos n’a pas totalement disparu, ni la folle lumière. Mais la nuit et le jour, leurs enfants, ont plus d’art que leurs parents ! Ils séparent, ils distinguent, ils engendrent ! Par exemple, nous naissons, toi et moi.

- Tu es plus vieux que moi, dit l’enfant, les yeux scintillants.

Je me tins coi un long moment. Je voyais danser des lumières dans le noir, et le plus noir de mon tourment s’éloigner en vacillant.

- Oui, dirai-je. Mais nous naissons ensemble sur cette falaise face au ciel et à la mer.

- Si tu veux, me dit-il en reprenant cet air royal que j’aime tant.

Et il se leva en dansant, et il dansa en sortant, et tandis que s’éloignaient ses pas dansants sur le chemin de la falaise, j’entendais dehors le vent nocturne caresser les vagues follement.