Juste une fable n° 37

 


Fable

 

 

La soif

 


Coline Fournout

28/02/2015

 

L’homme avait eu tout à coup une soif grandiose.

           

Il s’était dressé sur la chaise à bascule qu’il occupait jusque-là, ou plutôt avait-il su au bon moment profiter de l’inclinaison pour s’en faire expulser.

           

Il avait couru sans penser un instant que cela aller lui donner encore plus soif.

Il avait de toute façon la bouche trop sèche.

           

           

Il était arrivé au robinet, l’avait ouvert en grand.

           

Le temps qu’il y penche ses lèvres en forme de supplication, le robinet avait donné sa dernière goutte.

           

L’un et l’autre restaient à sec.

           

           

L’homme tenait son vieux chapeau de paille entre ses vieilles mains, et les mouches se collaient à ses paupières comme à celles d’un cheval crevé.

           

C’était un jour spécial où les arbres rétractaient leurs branches, leurs feuilles, leurs fruits, et au-dessus des chênes maintenant semblables aux vieux bâtons que l’on plante à l’entrée des cimetières, le ciel était vide.

           

           

L’homme entreprit alors de voyager jusqu’à l’eau qui étancherait sa soif.

           

           

C’était une bonne occasion de se mettre à rêver.

           

           

Il troqua la berceuse de sa chaise à bascules contre le roulis de la mer, le courant oiseux des fleuves, la lutte des cuisses contre l’eau qui dévale.

           

           

Il commença par le plus vaste, l’océan, l’issue des probabilités.

           

Il pensa que l’horreur du sel n’était qu’un luxe et que les hommes du futur sauraient se passer d’eau douce.

           

Il nagea dans l’eau grise et brillante, tendant le cou dès qu’une vague arrivait. Quand il eut perdu pied il chercha la meilleure façon d’aspirer d’un coup la plus longue lampée.

           

La brûlure fut telle qu’il manqua d’être englouti. Il se retrouva rejeté sur le sable, plus aplati qu’un pétoncle. Sa langue était venue s’étaler sur le dos de sa main afin d’avoir un peu de répit.

           

           

Mais l’homme était reparti.

           

           

Et il avait nagé jusqu’à l’île, en face.

           

Des nymphes qui auraient dû y habiter, nulle. Les légendes pourtant en tiraient de n’importe quel caillou, et lui-même chercha bien. Il visita même le maire pour que soient réalimentées les sources taries.

           

Il dormit seul sur le pierrier qui tombait jusqu’à la mer, et combien de tourments lui prirent la bouche, et tout le corps, quand il fut balayé par les vents nocturnes.

           

Au matin, il décida de délaisser les îles, frustré que le seul lieu qu’il eût pu parcourir dans son intégralité se refuse à lui plus que le continent.

           

           

Il suivit alors à rebours un cours d’eau qui fuyait. Il était le héros brave devant la débandade qui secourait un vieillard évanoui, ou écrasé. Il montait plus vite que l’eau qui dévalait, trop vite encore pour s’y laisser prendre. Et plus il montait, et plus l’eau se faisait claire, et plus il répugnait à la troubler en y plongeant la main, creusée comme un petit sceau.

           

Autour, les jeunes pousses sur les branches noires (car on était au sortir de l’hiver) étaient comme de l’eau pure brûlée par le givre, avaient la fragile couleur blanche du sperme que le sexe tendu retient : sueur de fièvre, sueur de vie.

           

           

L’homme désespérait de cette eau en mouvement qu’il était impossible de boire.

           

           

Au bout d’un moment, le torrent se trouva être plus calme.

L’homme aperçut une vasque où l’eau était plus foncée, profonde, et immobile. Il s’approcha, les mains jointes pour toute cruche, la lèvre inférieure incurvée comme son bec.

           

           

Au bord de la vasque il trouva une noyée.

Quoique sans doute l’on eût encore pied, elle était immergée jusqu’à la racine des cheveux, et ses deux bras flottaient devant elle comme de longues plantes blêmes.

Et parce qu’elle devait être assise, ses deux genoux cassaient le plan de l’eau.

           

L’homme voulut calmer la fébrilité de son cœur qui le faisait trembler.

           

Il se rappela son grand-père, qui était un sage, et qui disait souvent qu’il ne fallait pas considérer que tout était mangeable, sans quoi il n’y aurait plus d’exception humaine.

           

           

Il passa donc son chemin.

           

           

Il remonta à la source, et au-delà. Le glacier était immense. En marchant, l’homme craignait de manquer le sol et de mettre le pied dans le nuage à côté, qu’il voyait de profil. Il avait à la fois chaud, et froid, et ne savait plus où était le bas, et où était le haut.

           

Il se rappela qu’il ne fallait pas fermer les yeux, sous peine de ne plus jamais les ouvrir. Ce souvenir lui vint avec l’occasion.

           

Mais là-haut, il en oublia pourquoi il était venu.

           

           

Il voulut alors aller jusqu’au pays d’au-delà l’arbre sec, là où le soleil est toujours au plus haut. Il pensa que l’eau là-bas n’a besoin que d’une seule goutte pour nourrir son homme.

           

On dit que là-bas personne ne sort à midi, de peur de perdre la raison.

           

On dit que là-bas, la peau des femmes, trop fine sur les joues et sous les yeux, tomberait en cendres immédiatement. C’est pourquoi elles ne gardent leur visage que pour les hommes, qui sont, prétendent être, de petits soleils.

           

Le désert lui fit voir des milliers de gouttelettes sans lui en donner aucune, et ses pupilles recevaient la lumière comme des éclats de verre agités, et ses globes blancs se craquelaient comme la terre.

           

La nuit tomba et il guettait encore quelque chose à boire, et n’avait même pas un coin où s’endormir.

           

Il avait fait le tour du monde, avait perdu jusqu’à sa salive.

Il n’avait plus qu’à peine besoin de respirer.

           

Il se rappela son grand-père, qui était un sage, et qui disait souvent que les étoiles sont les plus grandes errantes.

           

Et ce soir, le ciel était voilé, et il n’y avait personne.

           

           

Il rentra.

           

           

Il retrouva son vieux copain. Il l’avait oublié.

           

Il l’avait oublié, lui, et qu’il l’avait laissé avec sa fièvre.

           

Ses lèvres s’étaient creusées de sillons plus blancs que sa peau de malade.

Ses lèvres se résorbaient dans un trou noir qui happait l’air sec, râlant chaleur et soif.

La gorge, le palais, la langue, étaient rudes comme l’écorce d’un vieux bois.

           

Au moins savait-il à présent reconnaître les choses, puisqu’il avait vu là-bas que les arbres sont les langues de la terre tendues pour un peu d’eau, et il avait vu tous les visages mobiles comme le sol d’une forêt.

           

Autour, ruisselaient des litres de sueur comme sur les bras du forgeron qui alimente sa propre fournaise.

           

           

De grosses larmes roulèrent jusqu’à sa bouche, et celles qui roulèrent plus bas tombèrent dans celle de l’autre homme qu’il aimait, et la pluie tomba, et la fièvre cessa.

           

Et dans la ville les portes une à une s’entrebâillèrent.

           

L’homme leva la tête pour regarder.

La route qui passait là était belle tout d’un coup et main dans la main, les deux se mirent à gambader sans regarder en arrière.   

           

           

           

           

           


Coline Fournout est actuellement élève de l'ENS-Ulm. Elle prépare un Master 1 en philosophie. 

 

 
 
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