Abécédaire

 
 Jeu n° 1
 
 


Sarah Mouline

21/02/2015

Un jour j'ai entendu un comédien dont j'ai oublié le nom, lors d'une émission dont j'ai oublié le nom, dire la difficulté d'expliquer à son enfant qu'il devait partir pour aller jouer. L'enfant, perplexe, ne comprenait pas que son père puisse le quitter pour aller jouer, ailleurs. Pourquoi ne pas rester ici, jouer avec lui ?

J'imagine la scène :

-        Tu vas jouer avec d'autres enfants ?

-        Non, ce ne sont pas d'autres enfants, ce sont des adultes, comme moi, qui jouent le soir sur scène devant un public.

-        C'est quoi un public [1] ?

-        Ce sont des personnes qui viennent voir un spectacle.

-        Mais quand on joue tous les deux, il n'y a pas de public ?

-        Non, mais nous ne jouons pas pour d'autres personnes. Notre jeu ne concerne que nous.

-        Alors tu joues pour les autres, pour le public ? Tu ne t'amuses pas, toi ?

La scène s'arrête, un temps. Elle est difficile. Je ne sais pas dans quoi je m'embarque, prise à mon propre jeu, mon propre piège.

Le jeu, l'amusement... Non, pas toujours.

Il y a des jeux dangereux. Il y a des jeux interdits. On ne peut pas se jouer de tout.

Il y a de la désinvolture dans le jeu, et aussi beaucoup de sérieux, quand on joue vraiment.

Sinon on ne joue pas, on fait semblant de jouer, on joue mal.

Je pense à une anecdote qui m'est parvenue : on raconte que Stanislavski faisait construire le décor jusque dans les coulisses pour que l'acteur soit déjà à l'intérieur avant même d'entrer sur scène.

J'entends des paroles autoritaires :

A quoi tu joues ?

Tu joues avec le feu.

Ne joue pas ce jeu là avec moi.

Je joue je jouis je gêne je déroge à la règle.

Non, il ne peut pas y avoir de jeu sans règle. Il faut un cadre.

Un cadre pour donner du jeu, une liberté de mouvement du je par rapport à lui-même.

Je reprends ma scène :

-        Je ne m'amuse pas toujours. Je m'amuse quand je crois à ce que je fais, quand je joue comme toi. Mais ce n'est pas facile, quand on est adulte, de croire à ce que l'on invente.

Et que répondrait l'enfant ? Je crois qu'il ne comprendrait toujours pas. [2]


[1] Nous inviterons peut-être l'enfant, si cette question le taraude toujours dans quelques années, à lire la thèse d'Hélène Merlin-Kajman, Le public au XVIIe siècle, entre corps mystique et personne fictive.

[2] Nous inviterons peut-être l'enfant, si cette question le taraude toujours dans quelques années, à lire la Morale du Joujou de Charles Baudelaire : « Le joujou est la première initiation de l'enfant à l'art, ou plutôt c'en est pour lui la première réalisation, et, l'âge mûr venu, les réalisations perfectionnées ne donneront pas à son esprit les mêmes chaleurs, ni les mêmes enthousiasmes, ni la même croyance. »