Séminaire « Critique sentimentale »
Séance du 6 février 2015

 
Le comble de la servitude

 

Patrick Hochart

06.02.2015

                                                          

Tacite écrit à une des rares époques - les règnes de Nerva et de Trajan - où par bonheur et de manière sans doute peu durable[1], « il est loisible de penser ce qu’on veut et de dire ce qu’on pense (rara temporum felicitate ubi sentire quae velis et quae sentias dicere licet, H, I, 1, p.183-84). Mais il diffère d’écrire l’histoire de ce temps béni (id.) qui unit la principauté et la liberté[2], pour se pencher sur la période précédente où Rome connut le comble de la servitude[3], où fut presque supprimée la latitude de parler et d’entendre[4], où on conçut même, en brûlant des livres, le dessein insensé d’éteindre jusqu’à la mémoire[5], non sans parvenir à étouffer le génie et l’étude (ingenia studiaque oppresseris, VA, 3 , p.52).

Ce qui caractérise les temps de servitude qu’inaugure de façon exemplaire, après le tournant augustéen[6],  l’avènement de Tibère[7], c’est d’abord le secret[8] et l’effacement de la res publica, devenue étrangère à tous[9]. C’est ensuite, à rebours de la franche « intégrité » (cf. n.6) ou franchise républicaine, le règne de la dissimulation, de l’ambiguïté, en laquelle Tibère est passé maître[10] et par le biais des inquisitiones (cf. n.4) et des appositi custodes (A, IV, 60, p.587 ; cf. IV, 67, p. 591)[11], l’emprise insidieuse d’une surveillance et d’une suspicion générale[12]. Moyennant quoi, chacun ne cesse de scruter anxieusement les propos et le visage d’autrui comme de « composer » si bien sa physionomie et son dire[13] qu’il ne manque pas de scène où le comique le dispute à l’atroce[14]. Selon La Boétie, « ce n’est pas tout, à eux, de lui obéir, il faut encore lui complaire », « il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il dit, mais qu’ils pensent ce qu’il veut, et souvent, pour lui satisfaire, qu’ils préviennent encore ses pensées » (p.49) : de même que le prince sonde en silence les volontés des grands (cf. n.10 : introspiciendas voluntates), ceux-ci ne laissent pas d’épier et de prévenir les vœux du prince (cf. n.6 : jussus principis adspectare). Ainsi le ressort du principat et de la servitude n’est autre que la délation[15] et l’histoire de ces temps qu’une suite fastidieuse d’accusations plus ou moins fallacieuses et de supplices affligeants (A, IV, 32-33, p.571-72 ; id., VI, 13, p.604 ; id., XVI, 16, p.797-98). Au reste, la servitude n’épargne personne[16] et il s’en faut que le prince en soit exempt, lui qui commence par n’omettre rien de servile pour dominer[17] et qui, quelque dégoût qu’il en éprouve (A, IV, 31, p.570), use de séides ou de favoris criminels qu’il ne laisse pas d’écraser à leur tour, quand ils l’écœurent et lui pèsent (A, IV, 71, p.593 ; cf. A, I, 74, p.469 et La Boétie, p.50-52), tant la bassesse lui répugne (A, VI, 12, p.603), si la grandeur lui fait ombrage et attire sa haine (A, IV, 18, p.564)[18]. En d’autres termes, la res publica devenue comme étrangère à tous (ut aliena)[19], chacun devient comme étranger à lui-même.

Aussi l’énigme est-elle continûment interrogée de cette ruée dans la servitude (cf. n.7) ou de cette libido servitii (H, I, 90, p.237), qui se fait jour sitôt qu’on en est venu à la nécessité de ne pouvoir se passer d’un prince (A, I, 9, p.433 ; H, I, 16, p.192-93). 


[1] Annales, IV, 33, in Œuvres complètes, Paris, 2014, p.571 : « Nam cunctas nationes et urbes populus aut primores aut singuli regunt : delecta ex iis et consociata rei publicae forma laudari facilius quam evenire, vel, si evenit, haud diuturna esse potest »

[2] Vie d’Agricola, 3, p.52 : «Nunc demum redit animus ; et quamquam, primo statim beatissimi saeculi ortu, Nerva Caesar res olim dissociabiles miscuerit, principatum et libertatem… » ; cf. Horace, Art poétique : « omne tulit punctum qui miscuit utile dulci ». 

[3] Id, 2, p.52 : « …sicut vetus aetas vidit quid ultimum in libertate esset, ita nos quid in servitudine… ».

[4] Ibid. : « adempto per inquisitiones et loquendi audiendique commercio ».

[5] Ibid : « Memoriam quoque ipsam cum voce perdidissemus, si tam in nostra potestate esset oblivisci quam tacere » ; A, IV, 35, p.573 : « Quo magis socordiam eorum inridere libet qui praesenti potentia credunt exstingui posse etiam sequentis aevi memoriam. Nam contra punitis ingeniis gliscuit auctoritas, neque aliud externi reges, aut qui eadem saevitia usi sunt, nisi dedecus sibi atque illis gloriam peperere ».

[6] Id, I, 3-4, p.429 : « Domi res tranquillae, eadem magistratuum vocabula […] quotus quisque reliquus, qui rem publicam vidisset ? Igitur verso civitatis statu nihil usquam prisci et integri moris : omnes, exuta aequalitate, jussa principis adspectare » ; cf. id., I, 81, p.472 ; III, 60, p.545 ; XIII, 28, p.697 (manebat nihilo minus quaedam imago rei publicae) et Machiavel, Discorsi, I, 25. Au reste, ces spécieux ombrages ne laissent pas de faire valoir « l’éternité » de Rome (Histoires, I, 84, p.232-33 ; A, IV, 38, p.574).

[7] Id, I, 7, p.431: « At Romae ruere in servitium consules, patres, equites »; cf. VI, 13, p.604 : « plures infecti quasi valetudine et contactu ».

[8] Id., I, 6, p.430-31: «…Sallustius Crispus particeps secretorum […] monuit Liviam ne arcana domus, ne consilia amicorum, ministeria militum vulgarentur, neve Tiberius vim principatus resolveret cuncta ad senatum vocando : eam conditionem esse imperandi, ut non aliter ratio constet quam si uni reddatur ».

[9] H, I, 1, p.183 : « …primum inscitia rei publicae ut alienae, mox libidine adsentandi aut rursus odio adversus dominantis » (cf. La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, 2002, p.25-26).

[10] A, I, 7, p.431: «Nam Tiberius cuncta per consules incipiebat, tamquam vetere re publica et ambiguus imperandi. […] Postea cognitum est ad introspiciendas etiam procerum voluntates inductam dubitationem : nam verba, vultus in crimen detorquens recondebat »; id., I, 11, p.435 : « Plus in oratione tali dignitatis quam fidei erat ; Tiberioque, etiam in rebus quas non occuleret, seu natura sive assuetudine, suspensa semper et obscura verba ; tunc vero nitenti ut sensus suos penitus abderet, in incertum et ambiguum implicabantur. At patres, quibus unus metus si intelligere viderentur… » ; id., I, 24, p.441 : « Haec audita, quamquam abstrusum et tristissima quaque maxime occultantem… » ; id., II, 51, p.540 : « Id Tiberius solitis sibi ambagibus apud senatum incusavit »; id., IV, 71, p.593 : « Nullam aeque Tiberius, ut rebatur, ex virtutibus suis quam dissimulationem diligebat : eo aegrius accepit recludi quae premeret » ; cf. encore id., VI, 56, p.628. Aussi bien va-t-il pousser la dissimulation jusqu’à régner en et par son absence durant onze ans (id., IV, 58, p.586 ; cf. La Boétie, p.44).  

[11] Cf. le « journal » soigneusement tenu des sévices infligés à Drusus, fils de Germanicus et que Tibère fait lire en plein Sénat après sa mort (VI, 29-30, p.612-13), contre son habitude sans doute mais aussi pour souligner combien cette surveillance est de règle..

[12] Id., IV, 69, p.592 : « Non alias magis anxia et pavens civitas ambigue agens adversum proximos ; congressus, colloquia, notae ignotaeque aures vitari ; etiam muta atque inanima, tectum et parietes circumsspectabantur ».

[13] Id, IV, p.429, cf. n.6 ; id., I, 7, p.431 : « quanto plus illustrior, tanto magis falsi ac festinantes, vultuque composito, ne laeti excessu principis neu tristores primordio, lacrimas, gaudium, questus,, adulationem miscebant » ; cf. La Boétie, p.43, 49, 53.

[14] Ainsi la séance du Sénat sous Othon (H, I, 85, p.233 ; cf. CS, IV, 2, OC, III, p.439-40) ou la représentation théâtrale dans laquelle Néron se produit (A, XVI, 4-5, p.791-92).

[15] Cf. le propos inhabituellement explicite de Tibère à ce sujet : « subverterent potius jura quam custodes eorum amoverent » (id., IV, 30, p.570) ; cf. id., VI, 13, p.604.

[16] Hormis quelques grandes âmes aussi fermes que modestes, tel Agricola (VA, 42, p.80).

[17] H, I, 36, p.204 : « omnia serviliter pro dominatione »; cf. id., I, 45, p.208 et Rousseau, III, p.842, lequel a traduit pour son propre usage le premier livres des Histoires (OC, V, p.1227-75).

[18] A, II, 87, p.514 : « Unde angusta et lubrica oratio sub principe qui libertatem metuebat, adulationem oderat » ; cf. id., III, 65, p.548 : « Scilicet etiam illum qui libertatem publicam nollet, tam projectae serventium patientae taedebat ».

[19] H, I, 19, p.194 : « Et patrum favor aderat : multi voluntate, effusius qui noluerant, medii ac plurimi obvio obsequio, privatas spes agitantes sine publica cura ».

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