Saynète n° 3

 

     « Deux corps s’inclinent très bas l’un devant l’autre (les bras, les genoux, la tête restant toujours à une place réglée), selon des degrés de profondeur subtilement codés. Ou encore (sur une image ancienne) : pour offrir un cadeau, je m’aplatis, courbé jusqu’à l’incrustation, et pour me répondre, mon partenaire en fait autant : une même ligne basse, celle du sol, joint l’offrant, le recevant et l’enjeu du protocole, boîte qui peut-être ne contient rien – ou si peu de choses ; une forme graphique (le cadeau reste suspendu entre deux disparitions). Le salut peut être ici soustrait à toute humiliation ou à toute vanité, parce qu’à la lettre il ne salue personne ; il n’est pas le signe d’une communication, surveillée, condescendante et précautionneuse, entre deux autarcies, deux empires personnels (chacun régnant sur son Moi, petit domaine dont il a la “clef”) ; il n’est que le trait d’un réseau de formes où rien n’est arrêté, noué, profond. Qui salue qui ? Seule une telle question justifie le salut, l’incline jusqu’à la courbette, l’aplatissement, fait triompher en lui, non le sens, mais le graphisme, la retenue même d’un geste dont tout signifié est inconcevablement absent. La Forme est Vide, dit – et redit – un mot bouddhiste. C’est ce qu’énoncent, à travers une pratique des formes (mot dont le sens plastique et le sens mondain sont ici indissociables), la politesse du salut, la courbure de deux corps qui s’écrivent mais ne se prosternent pas. »

Roland Barthes, L’Empire des Signes, « Courbettes », Skira, 1970, repris dans Œuvres complètes, éd. Éric Marty, Seuil, 2002, p. 401-402.

 
 

Lise Forment

08/11/2014

Dans ces scènes japonaises de salutation et de don, les courbettes dessinent une forme vide de sens. Rapport strictement codé, la politesse dans l’utopie barthésienne n’est pas synonyme d’hypocrisie, mais trace les contours d’un espace « intermédiaire » (transitionnel ? civil ?) entre deux corps, dégagés du mythe métaphysique de la personne. « Combien je suis simple, combien je suis gracieux, combien je suis franc, combien je suis quelqu’un, c’est ce que dit l’impolitesse de l’Occidental », qui privilégie un « rapport prétendument franc », soi-disant plus « vrai », et feint de rendre son salut « naturel, spontané, débarrassé, purifié de tout code ». Contre le règne « brutal, nu » de la franchise, Barthes fait l’éloge de la politesse comme « exercice du vide ».

On peut douter que dans ce « code fort » du Japon, la question qui le fonde, « Qui salue qui ? », mette en présence deux simples corps, deux signifiants sans signifiés – le salut déférent, respectueux, intervient bien plutôt entre deux personae sociales, dotées d’une dignité plus ou moins grande, inscrites dans un système hiérarchique et honorifique rigide, fait de classes et de castes… Toutefois, les questions posées par ce fragment de L’Empire des Signes restent brûlantes : « Pourquoi, en Occident, la politesse est-elle considérée avec suspicion ? Pourquoi la courtoisie y passe-t-elle pour une distance (sinon même une fuite) ou une hypocrisie ? Pourquoi un rapport “informel” (comme on dit avec gourmandise) est-il plus souhaitable qu’un rapport codé ? »

J’ai croisé dans ma vie sociale, mondaine ou professionnelle, nombre de « Princesses de Parme » – à vrai dire bien plus de « Princes de Parme » –, qui, comme le personnage de Proust, signalent la supériorité de leur rang, « non par la raideur distante de l’abord », mais par une fausse familiarité, une main sur l’épaule, une « simplicité » calculée…

À l’opposé du culte de la spontanéité, faudrait-il revaloriser une certaine « pratique des formes » dans la vie sociale ? « Y mettre les formes », comme le dit la langue commune. Ou bien un rapport familier nous paraîtrait-il toujours plus sincère et désirable qu’un rapport placé sous le signe de la réserve ?

   

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