Colloque « Littérature » : où allons-nous ?
3 - 5 octobre 2012

 

 

 Préambule

Après la première, la deuxième et la troisième sessions du colloque « Littérature » : où allons-nous ? organisé par Transitions les 3, 4 et 5 octobre 2012, la quatrième était consacrée à la « dislocation des méthodes ». Cette dislocation n’a pas été déplorée. Au contraire, elle est apparue à tous comme une opportunité, une brèche par laquelle introduire de nouvelles manières de faire.

Avec la rhétorique, percevoir l’importance du facteur temps dans le rapport entretenu par l’orateur ou l’auteur avec son auditeur ou son lecteur ; c’est-à-dire se servir de la rhétorique comme un « outil de plus » qui nous permettra d’entendre ce qui est devenu inaudible (Francis Goyet).

Disloquer la méthode historienne d’enchaînement des causes aux effets en y introduisant un coin, celui du regard proprement littéraire sur l’histoire, un regard qui permet par exemple de repérer comment la crise du récit et de la référentialité littéraire accompagne, dans une même cohérence, l’ère des attentats de la fin du XIXe siècle et l’Affaire Dreyfus (Uri Eisenzweig).

Résister à l’univocité de la prescription herméneutique contenue dans la catégorie du contresens, même quand il s’agit de complexifier la lecture de Descartes, qui s’avère jouer de plusieurs pragmatiques du sens à la fois : ce qui peut faire paradigme pour notre approche des textes (Emma Gilby).

Ou enfin, mesurer qu’aucune méthode ne peut prétendre « marcher » sauf en réduisant abusivement tous les dysfonctionnements heureux du désir et du sujet : la bonne méthode, ce sera alors celle qui remettra un peu de hasard et du risque subjectif dans la théorie critique ; c’est-à-dire de l’engagement « littéraire » dans la théorie, en renonçant à son rêve de scientificité (Pierre Bayard).

Une caractéristique de cette session, c’est qu’elle a, explicitement ou implicitement, croisé plusieurs de nos interrogations : et nous en remercions très vivement les contributeurs. Faire valoir la transitionnalité de la littérature, qu’est-ce, sinon en faire valoir ce que Florence Dumora, reprenant les propositions convergentes d’Emma Gilby et de Pierre Bayard, appelle « l’impropre » de la littérature, sans lequel aucune appropriation ne serait possible ?

Certes, la figure de la transition mise en avant par Francis Goyet, celle qui ménage le passage du singulier au consensus collectif par les prudentes avancées progressives de la conviction, n’est pas exactement la transition impropre qui préserve le hiatus entre l’adhésion aux normes collectives et l’intimité irréductible des différences individuelles (que la rhétorique ne semble connaître que sous la forme de l’objection, de la contradiction, voire de l’hostilité). Mais nous sommes heureux que cette figure de la transition soit déclinée en tout sens !

Et par ailleurs, l’intervention d’Uri Eisenzweig jette une lumière décisive sur les enjeux de notre thème de réflexion « trop vrai » : la vérité crue d’un passage à l’acte sans mots hante une certaine littérature – celle qui, à nos yeux, n’est pas transitionnelle... C’est sans étonnement que nous la découvrons, ici, ultra-réactionnaire et antisémite.

N. B. : un problème survenu à l’enregistrement a rendu les débats intranscriptibles, passées les deux premières interventions.

H. M.-K.

 

 

 

 

 

Dislocation des méthodes ?

Quatrième session

 

 

 
 

12/04/2014

 

   

Sarah Nancy : ouverture de la session

 

Ce matin, je me suis tout de suite dit en écoutant les quatre intervenants qu’on allait jeter à nouveau les dés, renouveler la perspective. Je reviens sur ce que disait Nathalie Dauvois à propos de la dislocation actuelle du corpus ; elle disait, notamment, que c’était parce qu’aujourd’hui, pratique et théorie étaient disjoints. Florence Dumora, elle, a parlé de la dislocation qui s’impose, de fait, dans la pratique de la littérature, la dislocation qui est un droit quand on la considère comme une pratique. Bill Burgwinkle a parlé de son expérience de médiéviste de fait confronté à un corpus disloqué et il nous faisait réfléchir sur la conduite à tenir face à ce corpus. Et Nicholas White montrait comment le corpus bouge, par exemple lorsqu’on considère que lire, entendre, c’est traduire. Donc j’ai l’impression que des pistes ont déjà été lancées ce matin.

Cet après-midi, parle Pierre Bayard, qui est professeur de littérature française à l’Université Paris 8 et psychanalyste. Il est l’auteur de très nombreux essais ; le dernier s’appelle Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? Il a écrit un ouvrage qui touche directement notre propos, en 2004 : Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? Il y a aussi, en 2009, Le plagiat par anticipation Et si les œuvres changeaient d’auteur. Pierre Bayard réfléchit beaucoup sur les méthodes qui ne marchent pas : il va nous apprendre des choses ! Uri Eisenzweig est professeur de littérature française et comparée à Rutgers University. Parmi ses publications les plus récentes, il y a Fictions de l’anarchisme paru aux Éditions Christian Bourgois en 2001, et des articles, parmi lesquels « Fictions et violence entre auteur et Créateur » en 2011 et « Violence Untold : The Birth of a Modern Fascination », en 2006. Il vient de terminer un livre qui porte sur la transformation littéraire du discours politique durant l’Affaire Dreyfus et en finit un autre sur le duel dans la littérature du XIXe siècle. Emma Gilby, quant à elle, est Senior Lecturer à l’Université de Cambridge. Elle a consacré sa thèse au Pseudo-Longin au XVIIe siècle. Et son livre, qui s’intitule Sublime Worlds : Early Modern French Literature, est sorti en 2006 et suivi d’une édition crique de Longin. Actuellement, elle travaille sur un ouvrage qui s’intitule Descartes’s Fictions, qui porte notamment sur la critique cartésienne anglo-saxonne et la tradition rhétorique française. Enfin, Francis Goyet est professeur de littérature française du XVIe siècle à l’Université Stendhal – Grenoble 3 où il a créé en 1998 une équipe qu’il dirige depuis, qui se consacre à la rhétorique de l’Antiquité jusqu’à la Révolution. Ses principales publications : Le Sublime du « lieu commun ». L’invention rhétorique dans l’Antiquité et à la Renaissance, chez Champion, en 1996 ; le commentaire-essai de La Deffence et Illustration de la langue françoyse, de Du Bellay, chez Champion, en 2003, et Montaigne et la poésie, en 2006, ainsi que Les audaces de la prudence. Littérature et politique aux XVIe et XVIIe siècles, chez Classiques Garnier, en décembre 2009. On sait tout de suite qu’on va être face à des méthodes différentes. Je vous laisse la parole.

[Les interventions sont suivies d'une discussion]

 

 

Les interventions

 

 

Francis Goyet (Université Stendhal – Grenoble 3),
       Rhétorique, littérature et linéarité 

[« De là je viens à l’affirmation très forte entendue vers la fin du colloque, et qui m’a marqué au point de revoir en partie ma propre communication. Ce fut le rejet véhément, par Marc Hersant, de toute idée de “stratégie” » : cette phrase de son texte nous le dit, Francis Goyet a très largement réécrit, transformé et développé la contribution qu’il avait donnée le jour du colloque. Cette transformation aurait pu rendre la discussion qui a suivi un peu obscure : mais comme la panne de la prise de son nous en a privés, cette seconde contribution ne pose en fait aucun problème d’enchaînement, sinon une sorte d’anticipation par rapport à ce qui constituera notre dernière publication, celle de la dernière session du colloque. Et elle synthétise de façon particulièrement claire les positions tout à la fois très déterminées voire assertives et très nuancées défendues par Francis Goyet. (note de la rédaction/ HMK)]

 Le mot de linéarité est peu élégant, mais il permet de souligner, entre rhétorique et littérature, une ressemblance et une différence, avec une question à la clé.

La ressemblance est très simple. L’auditeur entend un discours dans le temps, dans le déroulé, sans possibilité de revenir en arrière, et d’ailleurs il n’y aura pas de seconde audition. De même, comme le dit Claude Simon, « Un livre, c’est de la durée. Cela commence à la première page, va vers et se termine à la dernière page », alors que, précise-t-il en citant Delacroix, « l’œuvre picturale est donnée dans une seule appréhension, d’un seul coup » [1]. Discours ou livre, de ces objets semblablement inscrits dans la durée, nous avons à quelques siècles de distance deux méthodes d’analyse très différentes. Dans la classe de rhétorique des XVIe et XVIIe siècles, les professeurs suivaient pas à pas l’ordre du texte [2]. Dans la classe de littérature française, en France et à partir (je suppose) des années 1960, la méthode fondamentale est celle du « commentaire composé », même lorsque celui-ci se présente sous forme d’« explication linéaire ». Les deux méthodes diffèrent comme le temps et l’espace. Le commentaire composé suppose la relecture et même de très nombreuses relectures, il s’appuie en fait sur l’espace, celui de la page où, d’un seul coup d’œil, on peut appréhender ce que l’esprit a relié, par exemple les divers mots éparpillés d’un « champ lexical ». Nous faisons du texte un tableau, et le mettons d’ailleurs au tableau, ou sur une photocopie distribuée, ne pouvant nous passer d’un support visuel, spatial. Suivant la méthode employée, on aura ainsi deux sortes d’unité du texte, avec, on s’en doute, des objectifs et des résultats eux-mêmes très différents.

On voit la question qui se pose, et qui est une question à la Bergson, dont la durée ou temps vécu est le concept-clé. Dans nos analyses de littéraires, où est passée la durée pure, l’expérience immédiate du déroulé ? Les anciens rhétoriciens, eux, savaient que c’est là, dans le temps vécu, que se joue la conviction, c’est-à-dire l’essentiel pour un discours. La gestion du temps est donc très importante en rhétorique. Il serait bien étonnant qu’il n’en aille pas de même en littérature. Ma question est de savoir ce que nous perdons à minorer voire oublier le temps propre à la lecture. Du reste, lors du colloque, on a bien vu que l’expérience même de la lecture était un point à la fois aveugle et désiré, et qu’il nous en manque un descriptif autre que mythique.

À partir de ce constat d’une perte, mon propos ne sera pas d’opposer la « bonne » durée au « mauvais » espace, ou, pour le dire autrement, je ne cherche en rien à récuser l’intérêt considérable du commentaire composé. Mon propos est plutôt d’articuler temps et espace. Pour cela, je vais d’abord décrire très brièvement la linéarité dans des termes empruntés à Bergson, ce qui me permettra ensuite, plus longuement, de me situer par rapport à une affirmation très forte qui a surgi vers la fin du colloque, et qui touche directement la rhétorique. Ma troisième partie sera une application à un texte de Ronsard qui est à la fois argumentatif et poétique, et relève donc autant de la rhétorique que de la littérature.

1. Bergson

La thèse de Bergson est bien connue, et, du moins dans ses grandes lignes, elle est sans difficulté. Par opposition au temps objectif ou « homogène » de l’horloge (homogène parce que pensé en fait comme de l’espace), la durée est un temps subjectif, hétérogène, c’est-à-dire si l’on veut qualitatif et non quantitatif. Chaque moment y a son importance propre, sa couleur, sa qualité, irréductible à tout autre. Si on regarde le temps vécu en fonction de l’avenir, il est attente : dès que je mets un morceau de sucre à fondre, le temps me dure, car aussi longtemps que le sucre n’a pas fondu, je ne puis boire mon café sucré. Si maintenant on regarde le temps vécu en fonction du passé, il est mémoire : « la succession existe seulement pour un spectateur conscient qui se remémore le passé » [3]. Chaque coup qui sonne, à l’horloge ou au clocher, n’a de sens que dans la mesure où, très vite, je compte les coups, et me remémore les deux ou trois premiers. Mémoire et attente sont du reste indissociables, comme le montre bien l’exemple chéri de Bergson, celui de la phrase musicale. Sans mémoire, il ne saurait y avoir de phrase, et par exemple un effet de crescendo suppose qu’on se rappelle l’intensité de la note précédente, et encore de celle qui précédait celle-ci. Sans attente, il ne saurait non plus y avoir de phrase : aussitôt lancé, un mouvement attend sa résolution, tout comme une question, sa réponse, et une protase, son apodose.

Ce descriptif élémentaire s’applique aisément à l’art du discours. Le « spectateur conscient » de Bergson y est l’auditeur. La phrase, musicale ou faite de mots, existe lorsqu’un auditoire la fait sienne, et que, comme on dit très justement, il « suit ». Il en va de même de la suite de phrases. L’auditeur ne s’endort pas au milieu du concert ou du discours. Tel le lecteur diligent que Montaigne appelle de ses vœux, il ne perd pas le fil du propos, le déroulé. Auditeur ou lecteur sont dans la durée quand ils se rappellent ce qui précède et anticipent ou attendent ce qui va suivre. De son côté, l’orateur ou l’auteur tire parti du déroulement linéaire pour créer des attentes ou des surprises, pour susciter du répondant, pour créer en somme une dynamique gagnante. Audition et lecture sont dans leur déroulé une chaîne d’événements, ponctués de oh et de ah. À l’image bergsonienne du morceau de sucre, on peut ainsi ajouter celle très populaire de la mayonnaise qui prend. Là où le morceau de sucre fait de nous des spectateurs purement passifs, devant un résultat couru d’avance, l’image de la mayonnaise est plus interactive, elle parle de l’événement d’une « co-construction », événement qui ne se produit pas toujours et que signent, au concert, les applaudissements. Dans un discours, l’événement est, à partir du désaccord initial, le passage à un accord et idéalement à un nous. Ce n’est mystérieux que si on oublie que le passage est progressif. On va pas à pas d’un événement à un autre, d’une micro-décision à une autre, l’événement et la décision d’approuver, d’accepter. Ou non : à chaque pas une bifurcation est possible, et reste ouverte la possibilité de ratage, de décrochage du public.

Oublier que le passage est progressif est précisément oublier la durée. Pareil oubli transforme la réussite de l’orateur ou de l’auteur en magie, et l’adhésion du public en mystère étonnant voire, dans certains contextes, inquiétant.

2. Marc Hersant

De là je viens à l’affirmation très forte entendue vers la fin du colloque, et qui m’a marqué au point de revoir en partie ma propre communication. Ce fut le rejet véhément, par Marc Hersant, de toute idée de « stratégie ». L’attaque ne visait d’ailleurs pas la rhétorique, où le mot de stratégie est d’emploi très habituel, mais plutôt les méthodes d’analyse des littéraires, ce qui englobait entre autres, m’a-t-il semblé, le commentaire composé.

Hersant récuse les attendus qui sont derrière le mot de stratégie, et qui lui paraissent être les suivants. Le texte serait vu comme « une machine rusée dont le lecteur pourrait déjouer la ruse », et pareille vision s’appuie elle-même sur « le fantasme d’un rééquilibrage de la relation auteur/lecteur sur le mode de la domination ». Voilà qui ressemble aussi à la vision courante que tout un chacun se fait désormais de la rhétorique. Cet art servirait à fabriquer un piège pour nous dominer, et du coup, logiquement, l’écoute du moindre discours est pour le moins suspicieuse, ce serait « piégeux ». Je récuse pareille vision de la rhétorique, avec autant de véhémence que Hersant. Aussi ai-je été très sensible à la suite de ses formules. Avec l’idée de stratégie, on inculquerait « la méfiance face au texte », alors que « apprendre ne saurait être apprendre à se méfier ». Ce dernier énoncé est absolument superbe, et l’une des beautés du colloque fut de faire surgir comme ici de véritables cris du cœur, des professions de foi (et de foi dans la profession, celle de professeur). Lire de la littérature ne saurait non plus être « apprendre à se méfier », mais plutôt se confier, se laisser emporter par le livre et la lecture.

Pour autant, la manière dont sont articulés les deux énoncés me laisse perplexe. L’opposition absolue entre « bonne » confiance et « mauvaise » méfiance ne tient elle-même que dans l’absolu, hors de toute temporalité. Je vais m’étendre sur ce point, puisque c’est mon sujet, la linéarité. Et du coup, j’affirmerai aussi que la relation auteur/lecteur n’a jamais été sur le mode de la domination, pas plus du reste que la relation entre l’enseignant et l’étudiant. On ne peut donc revenir à ce qui n’a pas été. En fait de fantasme, il y a eu un bref moment historique où on a fantasmé que le maître et l’élève étaient comme le maître et l’esclave, et que l’autorité était en général le masque de la domination, du Pouvoir. Tant que l’on n’aura pas soldé ce fantasme, seuls seront possibles des cris du cœur. Là où il n’y a pas de domination, il n’y a pas de ruse, mais un passage progressif de la méfiance à la confiance, sous la direction d’un guide. La confiance passe par une pédagogie.

Or, la confiance ou fides est le but même de la rhétorique, puisque l’orateur doit, aux dires de Cicéron lui-même, fidem facere, construire la confiance, obtenir que l’auditeur « ajoute foi » à son propos. Je reviens ainsi à mon sujet.

Aussitôt que l’on réintroduit la durée, on articule méfiance et confiance. La première est le point de départ, le désaccord initial, et la seconde est le point d’arrivée, du moins quand la mayonnaise prend. La confiance ne se décrète pas, elle se construit, au fil du temps, du discours, ou se déconstruit et se délite, tout aussi progressivement. C’est en tout cas ce qu’enseignait la rhétorique, qui a très fortement thématisé l’idée de l’auditoire hostile. Tout y est fait pour surmonter les réticences ou pis les résistances de l’auditor, ce mot latin désignant, dans la rhétorique du barreau, le juge, celui dont on attend la décision et à qui l’avocat s’adresse (celui-ci ne parle ni au public ni à son adversaire, sauf par intermittences). Le juge, par définition, est critique, méfiant, sur ses gardes. Il n’est pas non plus impossible à persuader, à la différence de l’adversaire. C’est cet entre-deux qui rend possible ce que je viens d’appeler une pédagogie de la confiance, laquelle passe par la linéarité. Je vais en donner deux moments où cela apparaît de façon saillante, l’exorde et la réponse à l’objection.

L’exorde face à un auditeur radicalement hostile se mue en insinuatio, et je reprendrai ici l’analyse fouillée et puissante de Déborah Knop [4]. L’orateur use alors de détours, de circonlocutions. Il ne dévoile pas tout de suite où il veut en venir, car, dit trop tôt, cet énoncé achèverait de braquer l’auditoire. Les détours disent, sous forme spatiale, qu’il faut gérer la durée. Ce n’est que « peu à peu » (Quintilien), donc au fil du discours, que l’auditoire verra où l’orateur veut en venir. Avant d’en avoir une perception claire, on en aura une confuse : on va deviner, mais progressivement, en repérant des contours d’abord vagues, des indices. Peu à peu l’auditoire va commencer à saisir, à comprendre, et dans cette progressivité il commencera aussi à accepter, à moins se méfier, à baisser peu à peu la garde. Quand l’opération réussit, le moment où l’auditoire voit enfin pleinement le but visé est aussi le moment où il est prêt à écouter la suite. D’hostile il est devenu bienveillant. Hostile, il embrassait entièrement le point de vue de l’adversaire. La métamorphose qui dans l’exorde transforme la méfiance en confiance devrait empêcher l’emploi des mots de stratégie et de ruse. Car le stratège ou chef d’armée a en face de lui une autre armée et un autre stratège : avec l’ennemi, il est ou était licite d’user de ruses de guerre, de stratagèmes. Or, ici, l’orateur s’adresse au juge-ennemi comme à un futur allié. On ne piège pas un futur allié, ou alors on se l’aliène au moment précis où celui-ci découvre que c’était un piège.

Par rapport à l’exorde, la réponse à l’objection intervient plus tard dans le discours. Le cas le plus habituel est celui-ci, et il est très familier, comme va le montrer cet exemple, que je reconstitue. Dans le journal municipal, l’élu écologique a droit à sa tribune d’opposition, où il commence par plaider avec flamme pour moins de voitures en ville. Arrive un moment où cet argumentaire suscite de lui-même une objection et cristallise une réaction, même chez le lecteur standard, ni hostile ni acquis. Que veulent les écolos finalement, une ville sans voiture ? C’est peut-être un peu exagéré, non ? L’auteur s’en rend compte lui-même et corrige le tir. Il va alors anticiper l’objection, y répondre par avance, ce que les rhétoriciens nommaient une prolepse (argumentative) : « On me dira que notre idéal est l’utopie infaisable d’une ville sans voiture, mais nous ne sommes pas des utopistes. Au contraire », etc. Suivent quelques propositions plus modérées et réalistes. Dans ce cas de figure, c’est l’orateur lui-même qui a suscité l’objection. L’auditeur ou le lecteur standard est de bonne volonté : au début, il suit volontiers l’orateur ou le lecteur, sans hostilité préalable, et le laisse développer son argument. Mais la bonne volonté a des limites, et à un moment donné l’auditoire se crispe. À l’oral, dans une salle, face à son public, l’orateur le sent aussitôt (l’enseignant, aussi). Même quand c’était bien parti, la confiance générale peut se défaire, capoter.

Exorde-insinuatio et réponse à l’objection, mes deux cas de figure permettent de faire le lien entre linéarité et hostilité. L’auditeur est, comme le juge-auditor, à tout instant critique c’est-à-dire libre. Il est toujours prêt à retirer sa confiance. De même, hors obligation scolaire, le lecteur est toujours libre de laisser tomber le livre, et ne s’en prive pas. La liberté signifie que ne convient pas la description de la relation auteur/lecteur en termes de domination. Je dirais même que le cri du cœur de Hersant montre à quel point ce vocabulaire à la Foucault est daté. Les mots d’aujourd’hui sont interaction ou co-construction. L’auditeur ou le lecteur ne reste pas passif face à ce qu’il entend ou à ce qu’il lit. Il n’est pas un pauvre naïf dont l’orateur ou l’auteur ferait ce qu’il veut, rusé et machiavélique. Même captivé, un auditoire n’est pas captif, ce n’est pas un esclave. Oui, le fantasme de la domination est récurrent dans les anciens traités rhétoriques, parce qu’ils s’adressent à de futurs avocats : là, la tentation est grande de présenter par exemple l’insinuatio comme un piège, qui se refermerait sur le juge au moment précis où celui-ci se rendra compte que c’était un piège. Mais c’est une présentation liée au contexte. D’une part, pour survaloriser le seul orateur, on vante ses capacités de stratège, sa phronèsis ou prudentia. D’autre part et surtout, l’avocat cherche autant à contraindre le juge qu’à le convaincre : dans ce contexte agonistique, il s’agit de le coincer, de l’obliger à accepter une conclusion. Ce n’est pas le contexte habituel de la lecture. Là, l’auteur vise à terme l’amitié avec le lecteur, et non que celui-ci rende les armes.

L’image de la ruse et du piège me paraît donc aussi erronée que datée. Pour l’insinuatio, Knop lui substitue à raison celle du labyrinthe, qu’elle trouve chez Ramus. Le passage d’ennemi à ami est celui de Dédale à Ariane, de l’architecte du Labyrinthe à celle qui en donne le fil conducteur. Le labyrinthe est l’antique image de la durée obscure où, dans les ténèbres et l’urgence vitale, on parie de faire confiance à un guide. Notre vie ne tient qu’à un fil, fil du discours ou fil d’Ariane. Celle-ci ne rééquilibre pas sa relation avec Thésée sur le mode de la domination : elle construit avec lui (elle « co-construit ») une aventure commune, laquelle d’ailleurs ne finira pas trop bien. Avec lui et non contre lui : « Et Phèdre au labyrinthe avec vous descendue / Se serait avec vous retrouvée ou perdue. »

L’image du labyrinthe est particulièrement adaptée à l’insinuatio, mais il nous en faut une autre pour la réponse à l’objection. Je la demanderai à Focillon. Dans le labyrinthe et les détours de l’exorde, d’abord on ne voit pas où on va, « la vue chemine sans se reconnaître », puis progressivement on trouve ses marques et des repères, on devine confusément une direction et on la suit. Si l’image est inadéquate pour la réponse à l’objection, c’est que la place de celle-ci dans le discours est d’une grande régularité, juste après l’argumentation (et pour cause, nous l’avons vu). Focillon : au « système du labyrinthe, qui procède par synthèses mobiles, dans un espace chatoyant », il faut opposer le « système de la série composée d’éléments discontinus, nettement analysés, fortement rythmés » [5], définissant selon lui un espace stable – et, pour notre propos, une durée stable. Focillon décrit évidemment ici toute espèce d’ordre classique, mais il ne la baptise pas d’un mot, encore que sérialité serait une bonne façon de dire ce type de linéarité. Pour ma part, je proposerais volontiers un mot devenu usuel chez les historiens, las eux aussi du vocabulaire de la domination. C’est le rituel. Autant le système du labyrinthe convient face à un auditoire hostile, autant celui de la série nettement rythmée s’adresse à un auditoire standard, ni hostile ni acquis. Et ce rythme est celui du rite, de la cérémonie réglée, de toute espèce de processus qui aura des airs de liturgie, de procession. Un rituel est un process, forcément installé dans la durée. L’image décrit donc l’effet que produit la segmentation d’un discours en parties prévisibles et reconnaissables, qu’elles soient ou non annoncées. Le séquençage de la durée se fait en éléments discontinus et nettement distincts, mais auxquels, conformément à l’analyse bergsonienne, la mémoire et l’attente donnent continuité et rythme. Car sans un spectateur conscient et actif, sans interaction, les éléments retomberaient dans la discontinuité. Pas de rituel sans son public.

En voici un bref exemple moderne. C’est la réponse à une objection qui cette fois a précédé le discours. À la mort de François Mitterrand, le rituel voulait que le président en titre prononce le jour même une allocution télévisée. Comme Jacques Chirac était non seulement le successeur mais l’ancien adversaire politique de Mitterrand, chacun attendait de voir, avant même qu’il ouvre la bouche, comment il allait se tirer de ce mauvais pas – sans même parler des autres (le passé pétainiste, etc.). Voilà l’objection préalable, ou simplement la curiosité, chez un public ni hostile ni acquis : un président de droite faisant l’éloge d’un président de gauche, comment est-ce possible ? Le problème a été résolu grâce aux ressources de ce genre qu’est l’oraison funèbre. L’orateur en a combiné les deux possibilités traditionnelles, éloge des vertus du défunt et récit de sa vie – combinaison elle-même très classique, et qui fait ici les deux grandes parties de l’allocution, I) les vertus, II) la carrière. Comme on sait, la mise en récit suffit à mettre en perspective, à justifier, en donnant la succession des causes, des enchaînements. Ici, l’orateur a d’abord fait une vertu au socialiste d’avoir rendu faisable et crédible l’alternance politique entre droite et gauche : « l’alternance maîtrisée » [6]. Il a ensuite restitué la longue durée de sa vie politique. Ceci explique cela : l’opposant de toujours avait déjà été au pouvoir, il avait pour lui-même pratiqué l’alternance. Cela rend logique et non pas surprenant sa maîtrise de l’alternance politique, et par voie de conséquence que l’orateur fasse son éloge post mortem. Certes, « Ma situation est particulière » [7], puisque je loue qui je blâmais, mais la réponse est dans la durée, celle de la vie, celle de mon discours : vous comme moi devez prendre du champ, de la hauteur, et moi en tout cas j’ai du respect pour mon ancien adversaire, avec qui j’ai alterné. Or, le moment même où cette formule apparaît dans le discours de Chirac (juste après la fin du II) est là où se trouve rituellement la réponse à l’objection.

Le rituel a ainsi été respecté. Il y a attente, et satisfaction de celle-ci, ce qui est l’élémentaire de la durée. Tout est dans le timing. Le public se posait la question, mais savait aussi qu’il aurait à un moment donné la réponse. Il est comblé, puisque celle-ci élève le débat, et par là est convaincante, adaptée à la situation : pas de petitesses politiciennes dans une oraison funèbre. Si, avant le discours, le public avait une vague curiosité, du discours lui-même il n’attendait pas d’émotion particulière, et fut en fait tout surpris de la réussite, de l’effet que cela produisit en lui. C’est ce que l’on dit toujours avec le rituel, qui est à la fois convenu et attendu, sans effet et plein d’effet.

3. Ronsard

Dans l’oraison funèbre de Mitterrand, l’objection préalable à laquelle je me suis tenu n’était pas bien redoutable, ni bien difficile à parer. Il en va tout autrement dans mon dernier exemple, sur lequel je m’étendrai d’autant plus qu’il est à la ligne de crête entre rhétorique et littérature.

Lors de la première guerre de religion, Ronsard prend parti du côté catholique en publiant le Discours sur les misères de ce temps. Les protestants ripostent par diverses attaques auxquelles il réplique dans ce très long poème qu’est la Réponse aux injures publiée en 1563. Comme il se doit, la Réponse ne cherche pas à convaincre l’adversaire protestant, mais une opinion publique que Ronsard prend pour juge et qui a été sensible aux arguments de l’adversaire. Ce juge est dans l’entre-deux standard, ni tout à fait ennemi ni tout à fait ami. Parmi les attaques qui ont porté, il y a celle sur la vie « lascive » du poète, « En délices, en jeux, en vices excessive » (v. 508) [8]. L’attaque est très dangereuse, entre autres parce qu’elle réactive le soupçon récurrent, depuis 1552, d’un Ronsard païen. Sa réponse va être là aussi le recours au récit : « si tu m’avais suivi / Deux mois » (v. 508-509), tu saurais comment je vis vraiment. Il faut « suivre », en effet, sinon on s’interdit de comprendre, d’être compréhensif.

Ronsard se lance alors dans le récit de sa journée-type, qui va en fait remplacer une argumentation en forme. Le récit est censé se suffire à lui-même. Or, l’auto-suffisance du récit est annoncée d’emblée par l’idée de journée-type. Ronsard s’installe et nous installe dans la durée, une durée stable : programmée, prévisible, avec son début et sa fin, du matin au soir. Il lui suffit ensuite de dérouler la journée pour que l’objection, si redoutable au début, tombe d’elle-même, sans autre intervention, sans même y répondre. En termes de linéarité, la question est de savoir à quel moment va être nommée l’objection : à quel moment du discours, c’est-à-dire à quel moment de la journée.

La journée-type est un rituel. Elle est elle-même divisée en parties, en éléments nettement distincts, ce qui n’empêche pas bien au contraire la continuité, laquelle justifie l’enchaînement même des parties, le passage d’une activité à une autre. La réponse à l’objection interviendra ainsi à sa place rituelle, à son moment chronologique (dans la journée) et logique (dans le discours). Pour aller vite, je dirais que le rituel de la journée calque celui du discours.

Exorde : moi, un païen ? Avant même de sortir de mon lit, je fais ma prière matinale (v. 513-520). Ces huit premiers vers sont nettement distingués par l’alinéa, et on a là un premier paragraphe, le récit complet en comportant sept. Je numérote donc les suivants.

2e § (v. 521-530)

Le paragraphe commence par « Après je sors du lit ». Je travaille toute la matinée, « quatre ou cinq heures seul ». « Puis sentant mon esprit de trop lire assommé / J’abandonne le livre, et m’en vais à l’église » (v. 526-527). Enfin « dîner », c’est-à-dire l’actuel déjeuner, lequel est « sobre », et est suivi des grâces. Ce paragraphe est en soi le début de la narration. Mais il est aussi, de façon inextricable, le cœur de l’argumentation : je ne suis pas un fêtard, car je travaille. Ou plus exactement : ma vie n’est pas déréglée, mais réglée, « rangée » (« Je me range à l’étude », v. 522). L’argument sous-jacent est facile à reconstituer de façon syllogistique, chère aux anciens rhétoriciens. Tout travail mérite une récréation ; or je travaille ; donc j’ai droit à une récréation. C’est indiqué, sobrement là aussi, à la fin de ce paragraphe. Après l’église, « Au retour pour plaisir, une heure je devise ». Le « pour plaisir » est orienté vers la conclusion finale, il a une valeur argumentative.

Ronsard a commencé par le plus consensuel. Même l’adversaire le plus puritain admet la majeure, que nous formulerions aujourd’hui par le proverbe « après l’effort, le réconfort ». L’époque citait volontiers l’Ecclésiaste, « il y a un temps pour tout », donc un temps pour travailler et un temps pour se reposer. La difficulté va être évidemment le passage de la récréation légitime à la récréation excessive. Le rituel permet de présenter ce passage argumentatif comme un passage chronologique insensible, avec l’espoir de rendre ainsi insensible la frontière ou ligne rouge entre le permis et l’interdit. Insensible ou plutôt compréhensible, admissible, acceptable, approuvable.

Lors de ce premier paragraphe, il est donc demandé au lecteur une première adhésion : accepter de constituer le travail comme un premier temps, et aussi bien comme une prémisse dans un syllogisme. La prémisse, comme son nom l’indique, est mise avant : elle aura son après (la mineure) et son enfin (la conclusion). Le syllogisme lui aussi est une gestion de la durée, un processus lent d’adhésion, d’acceptation. Une fois l’accord obtenu sur le fait que le travail du matin est un petit a, l’espoir est que tout s’enchaîne ensuite, vers le petit b qui est la conclusion désirée. Si A implique B (majeure), et que a (mineure), alors b. Au travail du matin répondra, c’est prévisible, le repos du soir. Et c’est le soir qu’a lieu la vie festive, « lascive » aux yeux de l’adversaire.

Entre matin et soir, il y a tout un entre-deux, un long détour. C’est à la fois une longue et prudente transition et une insinuatio, qui montre que le lecteur est senti comme hostile – nous aurons retrouvé le sens de la linéarité quand nous serons de nouveau sensibles, comme les anciens rhétoriciens, à l’art des transitions et des préparations. Du point de vue argumentatif, puisque le 2e § pose la majeure, le 3e constitue ce que les rhétoriciens appellent la « preuve de la majeure », sa confirmation.

3e § (v. 531-544)

Après midi et avant le soir, il y a donc l’après-midi, ou exactement « l’après-dînée ». Les deux paragraphes suivants sont une préparation, c’est-à-dire le lointain début, sans en avoir l’air, de la réponse à l’objection – à ce qui se passe le soir, jusqu’à une heure avancée. Puisqu’il est licite de se divertir après le travail, « au reste je m’ébats » (v. 530) : fin du 2e §. La journée de travail de Ronsard est terminée le matin. Ensuite, repos. Suit le 3e §. L’après-midi, s’il fait beau il a va à la campagne avec un ami, dans quelque locus amoenus où se refaire, se re/créer, « revivre » (v. 540). La simple possibilité de résumer aussi vite ce très long et très beau passage souligne sa valeur argumentative. L’adversaire, et en tout cas mon ami lecteur, ne peut pas me refuser la récréation honnête dans un locus amoenus, d’autant plus honnête qu’elle se fait, selon la règle du temps, en compagnie – la solitude absolue serait d’un asocial. Le mot revivre synthétise à lui tout seul l’argument. Il confirme le bien-fondé de la majeure, en est la « preuve ». Il faut se reposer après le travail, car la récréation est, en profondeur, une recréation de soi. À preuve, le locus amoenus : preuve de la majeure, et une preuve difficile à réfuter, tant elle avait elle aussi valeur d’évidence partagée.

4e § (v. 545-550)

Mais la sortie à la campagne dépend du temps qu’il fait. S’il fait mauvais, le poète joue à quelque jeu de société. Le mot de jeu est une première réponse à l’objection, puisque la vie de Ronsard a été décriée comme toute « En délices, en jeux ». Les jeux de société sont aussi honnêtes que la promenade loin de la ville, du moins ceux qui sont nommés là – n’est pas mentionné le « jeu », au sens absolu, à savoir les jeux d’argent. Mais on approche dangereusement de la limite à ne pas franchir.

6e et 7e §§ (v. 555-560 et v. 561-564)

Je passe sur la toute fin, qui commence par « Puis quand la nuit brunette a rangé les étoiles ». La nuit est tombée, de façon tout aussi rangée que la vie rangée du poète. Celui-ci alors se couche et fait dans son lit sa prière du soir, symétrique de celle du matin. Le 6e § décrit la fin de la journée et est aussi, en symétrique de l’exorde, la péroraison, ou du moins son début, le 7e étant l’envolée finale.

5e § (v. 551-554)

C’est le point chaud. Les Athéniens s’atteignent. Juste avant la nuit complètement tombée, la vie festive sinon lascive est isolée dans un paragraphe de quatre vers, le plus court de tous, et le plus lourd. L’orateur n’esquive pas l’objection, mais de façon classique et attendue la reformule, et même crânement, avec force – avec confiance affichée en sa cause (Cicéron, De l’invention, I, 25) :

J’aime à faire l’amour [à courtiser], j’aimer à parler aux femmes,
        À mettre par écrit mes amoureuses flammes,
        J’aime le bal, la danse, et les masques aussi,
        La musique et le luth, ennemis du souci.

Et c’est tout. Seuls les derniers mots, « Ennemis du souci », reprennent de façon synthétique l’argument de la récréation légitime. Pour le reste, l’énoncé de l’objection n’est pas suivi de sa réponse. Cela accroît la force même de l’énoncé, sa valeur d’évidence partagée par Monsieur Tout-le-monde, par l’honnête homme de l’époque qui peut se reconnaître dans la journée-type de Ronsard, dans cette vie réglée, rythmée comme la musique, grande ordonnatrice de la durée (musique boucle avec les Muses, étudiées le matin). J’aime danser : sous-entendu, de façon complice, « et alors ? où est le problème ? » Est complice qui veut. L’orateur fait comme si il n’y avait plus de problème, à ce stade, à ce moment du discours, parce que l’objection a été énoncée le plus tard possible, au soir du récit et de la journée. Tout a été fait précédemment pour préparer et désamorcer. L’absence de réponse correspond de façon symétrique à l’absence d’argumentation. Elle fait comme si l’évidence partagée de la majeure, elle aussi passée sous silence, donnait force et validité à toute la suite, y compris la soirée festive et litigieuse. Il y a un temps pour tout, dont « un temps pour danser » (Ecclésiaste 3, 4). L’adversaire protestant refusera cette prolongation de la validité et dira : non sequitur. Pour lui, de la légitimité du locus amoenus ne se déduit pas celle du bal. Lui, il ne « suit » pas, et chacun peut faire de même, refuser de suivre le poète dans son récit, dans son raisonnement. De fait, il n’a pas été répondu au problème soulevé : le caractère excessif des récréations.

Le déroulement de la journée a ainsi organisé un crescendo, vers des plaisirs de plus en plus grands et potentiellement de plus en plus répréhensibles. Mais l’orateur considère que la conviction de ses lecteurs, ennemis devenus amis, est aussi allée crescendo. La preuve qu’il les pense désormais de son côté est que, à ce point, il retourne sa défense ou apologie en attaque. Une formule comme « et alors, où est le problème » suffit en soi à renvoyer la balle à l’envoyeur. Ronsard ne répond pas à la question posée, il la déplace. L’excès est de votre côté, pas du mien. Le problème, c’est vous et votre puritanisme. Moi, je suis Monsieur Tout-le-monde, et vous, un excité isolé. Les asociaux déréglés, c’est vous, les protestants. En me récréant et recréant, j’accède à une paix et une sagesse qui vous manquent. Mon conseil « amical » : vous feriez bien de vous divertir un peu vous aussi, cela vous rendrait plus humains, moins agressifs, moins fauteurs de guerre civile.

Le programme rituel de réponse à l’objection a ainsi été rempli. La vie festive est dite avoir lieu le soir, et est donc mentionnée au moment classique de réponse à l’objection. De façon non moins classique, ce qui précède a déminé le terrain, a désamorcé la bombe qu’est l’objection – et qu’elle demeure : Ronsard supprimera les quatre vers à partir de 1578, l’air du temps n’autorisant plus ce genre de propos. Je demande : où est le piège ? Confronté à un lecteur et juge méfiant, qui était ébranlé par l’objection de l’adversaire, l’orateur a rétabli le lien temporel et par là le lien causal. Il a ainsi refait le lien avec son auditeur. Comme dans l’oraison funèbre de Mitterrand, il faut reprendre de plus haut le récit de la vie pour « comprendre » au sens d’admettre, d’accepter, d’approuver. Mais il n’y a pas de piège. En fait de fil conducteur, la ficelle est grosse, visible, chacun est libre de ne pas se prêter au jeu, et de voir Ronsard du point de vue critique des protestants. Chacun est libre de faire « comme si » il n’y avait pas de problème, d’entrer ou non dans le jeu, de comprendre à demi-mot, ou pas. Donc, et contrairement au fameux titre de Louis Marin, ici le récit n’est pas un piège.

Il est un mixte de rituel et de labyrinthe. Ronsard fait mine de s’adresser avec confiance à un auditoire peu hostile : c’est le rituel de la journée-type, d’une vie paisiblement réglée, d’une durée collective où chacun se reconnaîtra avec plaisir [9]. Le rituel donne le fil conducteur, la main courante qui dit d’emblée qu’on s’en sortira, que l’objection ou obstacle sera surmonté. Mais le temps qu’il faut pour en arriver à l’énoncé de l’objection est aussi le temps long des détours, et suppose en fait un auditoire d’abord hostile : la lente gradation qui va des menus plaisirs aux grands est un labyrinthe. Dans cet espace chatoyant on prend son temps, et, dans le locus amoenus et le si beau 3e §, on perd de vue même le but, qui était de répondre à une attaque. Le plaisir du narratif fait oublier la visée argumentative, et c’est certainement là le passage le plus « littéraire » du texte. L’oubli lui-même sert la conviction (un oubli volontaire).

Et en même temps, dans ce labyrinthe où nous nous égarons avec délice, nous repérons obscurément des contours, nous devinons la suite, nous nous orientons peu à peu, comme l’a si bien décrit Knop. Ces contours, l’explication en mode « commentaire composé » n’aura pas de mal à les dégager, de façon beaucoup plus nette et explicite : l’opposition entre l’intériorité de la maison et l’extériorité de la vie sociale ; entre l’invisibilité du travail et la visibilité du festif ; entre le sacré et le profane [10]. D’un point de vue argumentatif, tout cela prépare le retournement de la défensive en offensive. L’adversaire qui prétend juger ma vie au nom de la religion me condamne au vu du seul visible, des seules apparences. Il croit comme Dieu sonder les reins et les cœurs, et l’essentiel lui échappe. « Or je veux que ma vie en écrit apparaisse » (v. 511) : l’écrit est le lieu où ce qui apparaîtra ne sera pas les apparences, mais l’essence même. Pour reprendre la fin de l’oraison funèbre de Mitterrand, « seul compte, finalement, ce que l’on est dans sa vérité », une vérité que le récit prétend reconstituer, en faisant comme si les contradictions avaient été par lui résolues [11].

Le récit n’est pas un piège, mais un rituel ou un labyrinthe, ou encore la danse et le bal, ou l’un de ces jeux de société dont parle Ronsard. C’est la proposition d’un jeu interactif, de se prêter au jeu du « comme si », d’entrer dans la danse, librement. Le labyrinthe même est le jeu du labyrinthe. Comme on sait, c’était dans les jardins un de ces jeux que l’on jouait à plusieurs, à être Thésée et Ariane, ou Phèdre. Frissons garantis.

Pour finir, de ce qui précède je tirerai surtout un programme de travail, en ce qui me concerne et pour le seul âge classique.

Avant de l’énoncer, et pour récapituler le parcours, on pourrait dire que mon descriptif a été un hommage continu au mot même de transition, dont le site Transitions a fait son totem. Je n’ai cessé de dissoudre des oppositions tranchées, absolues, parce que la magie de la rhétorique est celle du passage, le plus souvent insensible. La méfiance ne s’y oppose pas à la confiance, on va graduellement de l’une à l’autre, grâce à la linéarité ou pour mieux dire la fluidité. L’auditeur d’abord ennemi est ensuite un allié et idéalement un ami, il était au début « vous » à qui l’orateur s’adresse et pour finir il est inclus dans le « nous » construit par le discours. Dédale est l’architecte du Labyrinthe, bâti pour piéger les ennemis, mais il y entre sous la figure d’Ariane : l’architecte ou stratège se fait guide, non plus contre nous mais avec nous – c’est l’expérience qu’a faite Knop dans sa thèse, en confrontant Ramus plutôt piégeur (mais aussi psychagogue) et Montaigne plutôt guide et pédagogue (mais aussi stratège). L’analyse même du texte de Ronsard n’a pu stabiliser l’opposition absolue dressée entre rituel et labyrinthe, c’est-à-dire entre ordre classique et ordre « baroque » ou « maniériste ». Enfin, ce même texte de Ronsard rend bien difficile de distinguer fermement rhétorique et littérature, peut-être parce que pour une fois le poète descend dans l’arène. En tout état de cause, je ne vois pas l’étude de la rhétorique comme une machine de guerre contre la littérature. C’est un outil de plus. Travailler l’une peut être (devrait être ?) une des manières de mieux comprendre l’autre, si insaisissable.

Même quand j’avais d’abord, pour la clarté conceptuelle, posé des oppositions et des distinguos nets, le fil de mon exposé a mis des bémols. L’autorité, disais-je en commençant, n’a jamais été le pouvoir, et il est ruineux de faire pareille confusion. Mais je n’ignore pas que celle-ci a souvent été faite en pratique, et on comprend bien qu’après des titulatures comme le Duce, le Conducator ou le Führer, nous soyons sur nos gardes, et craignions que le simple fait d’indiquer une direction soit attentatoire à la liberté ; et pourtant, il est temps de rouvrir la question de l’auteur-guide, lequel dans les ténèbres du labyrinthe voit à peine plus clair que ceux qui lui font confiance, tel Virgile conduisant Dante. De même, et pour revenir à ma toute première opposition, le temps n’est pas l’espace. Ce distinguo est aussi le point de départ de la réflexion de Bergson. Mais la transition est constante, et quand on chasse le vocabulaire de l’espace pour parler du temps, il revient par la fenêtre. J’en sais moi-même quelque chose, puisque, au fond, mon propre totem et point de départ fut jadis le mot de locus. Un « lieu » est de l’espace, mais c’est d’abord, dans un texte continu, un… passage. C’est un moment nettement distingué, à son rang, à sa place, si net qu’on peut l’isoler, s’y installer, oublier le mouvement et la dynamique d’ensemble, oublier que ce moment est lui aussi emporté par le grand fleuve de la durée.

J’en viens ainsi au programme de travail. Puisque, dans un labyrinthe, « la vue chemine sans se reconnaître », pour en sortir ou du moins avancer il faut reconnaître des formes, voir ce que nous avons désappris de voir. Sinon, nous risquons de nous imaginer qu’il y a labyrinthe là où il n’y en a pas. Le programme est donc de reconnaître des loci, des contours, par le moyen de la rhétorique. Il n’a rien de neuf, sinon peut-être, et encore, sa dimension quantitative. Il est clairement dans la continuité de l’historicisme, dont j’ai vu à ma surprise, lors du colloque, qu’il suscitait encore réticences et résistances, et le fantasme d’une domination. Je croyais cette querelle dépassée depuis longtemps : l’historicisme n’est qu’une contribution parmi d’autres à la critique d’art, puisque le geste de tout critique est de faire surgir, de nous faire voir ce que nous n’avions pas vu.

Dans mon cas, il s’agit d’histoire non des idées mais des formes. À toute époque, les contemporains n’ont pas de mal à reconnaître les formes de leur propre temps, cela se fait sans réfléchir, participe de leur culture commune. Or, avec l’âge classique, c’est la distance des siècles qui transforme souvent pour nous en labyrinthe ce qui était nettement distingué. Je veux bien que cela ne manque pas de charme. Et puisque, dans le labyrinthe, Phèdre se serait avec Hippolyte « retrouvée ou perdue », je comprends bien aussi que nombre de littéraires aujourd’hui trouvent délicieux de se perdre, et quelconque de se retrouver. Ils voudraient identifier la littérature à cette version radicale du labyrinthe, sans fil conducteur, version dominante aujourd’hui, et peut-être pas demain. Mais là encore, en pratique, le passage d’une version à une autre se fait insensiblement, avec, lors des colloques, le plaisir de quelques polémiques qui dramatisent des oppositions tranchées, des positions sur lesquelles chacun se verrait bien camper. Face à ce vocabulaire spatial et aisément guerrier, face à l’arrêt sur image, la transition préfère, selon la belle formule de Focillon, les « synthèses mobiles ».

 

Emma Gilby (University of Cambridge),
       L'Art du contresens 

Mon intervention s’inspire notamment des textes trouvés sous les rubriques « Le Contresens » et « La Beauté » trouvés sur le site du mouvement Transitions. En feuilletant ces textes, je me suis confrontée à un problème : je n’ai jamais su traduire le terme de « contresens ». Il paraît en effet que l’équivalent en anglais n’existe pas. Si on cherche le terme « contresens » dans un dictionnaire bilingue, on retrouve la définition suivante : misconstruction, misconception, misinterpretation. Dans les trois cas, on retrouve à la base non pas la notion de « sens », de « signification », mais, à la place, un acte herméneutique, qui renvoie surtout à un processus : « construction, conception, interpretation ». Alors que le contresens, pour le Petit Robert, est contraire à la « signification véritable ». Il aboutit à une traduction contraire à ce qui a été énoncé. Dans une hiérarchisation des fautes de français que j’ai faites au cours des années, le contresensme paraît donc plus grave que le faux-sens, qui consisterait simplement à mal interpréter le sens d’un mot, et, par contre, moins grave que le non-sens, ou l’absurdité.

On remarquera que, selon ces définitions, les notions en anglais de « misconstruction, misconception, misinterpretation » correspondent en fait beaucoup mieux à la notion de faux-sens qu’au contresens proprement dit. Ce qui soulève une ironie: on ne peut pas traduire le mot de contresens sans faire une sorte de faux-sens. En même temps, c’est clair que la ligne de démarcation entre le contresens et le faux-sens est difficile à tracer, même en français. Ce fait semble accepté de façon générale dans le contexte de la pédagogie de la traduction. En cherchant un système plus performant de correction des traductions, de ce qu’on écrit en rouge dans la marge, la pédagogie récente nous laisse une abondante bibliographie d’exemples de contre-sens qui se glissent en faux-sens. (Voir par ex. André Dussart, « Faux sens, contresens, non-sens… un faux débat ? » dans Enseignement de la traduction dans le monde / Teaching Translation Throughout the World Volume 50, numéro 1, mars 2005, p. 107-119.)

Mon attention était attirée vers l’exemple suivant : un exemple classique de faux-sens. Texte de départ : John loves Mary. Traduction : John ne déteste pas Mary. Exemple qui rappelle irrésistiblement le « Va, je ne te hais point » de Chimène à Rodrigue. Et chaque dix-septiémiste, ainsi que chaque étudiant de la rhétorique, comprend très bien que « John ne déteste pas Mary » peut signifier avec la plus grande précision qu’il l’aime à la folie. Suivant le schéma des traducteurs, la litote est un faux-sens, un décalage du sens. Pour nous, lecteurs du Cid, ce décalage exprime un sens plus complet, plus parfait, en exprimant à la fois l’amour et la difficulté, le coût subjectif de l’articulation de cet amour (voir par ex. Hélène Merlin-Kajman, « Horace et Chimène, ou le déchirement de l’èthos », dans Ethos et pathos : le statut du sujet rhétorique, éd. Par F. Cornilliat et R. Lockwood [Paris, Champion, 2000), p. 305-19). Pour Myriam Dufour-Maître, citant Alain Michel sur le site Transitions, la litote est une « nouvelle manière de concevoir la raison »: une voie indirecte pour arriver à un partage de sens.

En supposant que c’est ce partage de sens, ces relations épistémologiques, qu’interrogent les chercheurs en « littérature », il convient de nous tarder sur cette « nouvelle manière de concevoir la raison ». Je voulais donc passer à une critique qui a voulu explicitement penser « la rationalité autrement que sur le mode hégémonique. »Dans son livre L’Imaginaire philosophique (Paris, Payot, 1980) Michèle Le Dœuff commence son chapitre sur Descartes, un chapitre qui s’appelle « En rouge dans la marge », en prenant comme sujet un contresens : c’est-à-dire, la tendance dans la critique, et dans le travail de ses étudiants, de transformer la fameuse expression cartésienne de « morale par provision » en « morale provisoire » (« En Rouge dans la marge : L’invention de l’objet “Morale de Descartes” et les métaphores du discours cartésien », dans L’Imaginaire philosophique, p. 85-132). Cette tendance est d’ailleurs d’autant plus frappante dans la critique anglo-saxonne, où l’on parle quasi-universellement de « provisional moral code ». Alors qu’en cherchant dans les dictionnaires du XVIIe siècle, le terme « par provision » ne signifie pas provisoire, temporaire, mais plutôt, je cite, « ce qu’on adjuge par avance à une partie » (p. 91). C’est une sorte de « caution ». Pour Le Dœuff, l’expression « morale provisoire » est dévalorisante : elle désigne quelque chose qui est destiné a être remplacé, quelque chose de probablement inadéquat qui sera frappé d’invalidité quand on aura trouvé mieux (p. 92). Tandis que la provision dit la validité de cette morale. Il y a une idée de consommation positive dans ce terme. Le point clé est le suivant : « Habituellement, quand on a fait le contresens critiqué ici, on va chercher ailleurs une morale “définitive”, ailleurs et plus tard » (p. 94). Si nous nous focalisons, par contre, sur la provision dans la « morale par provision », on prend la morale que se prescrit Descartes dans son Discours de la méthode pour suffisante, parfaite même, comprenant par exemple des résolutions fermes et nobles : l’intention d’être « le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrois ».

Mais dans un deuxième temps, et plus fondamentalement, ce chapitre établit que l’imagerie de Descartes trahit en même temps ces conclusions philologiques. Par exemple, le recours cartésien à l’image d’un « logis » – un bâtiment qu’il va habiter pendant un certain temps - réintroduit dans le texte l’idée du provisoire. Autrement dit, Descartes lui-même n’est pas innocent des glissements de sens commis par ses commentateurs. La lecture qui « fait preuve de précision lexicale et qui dénonce l’expression “morale provisoire” comme un contresens » ne prend pas en considération « le fait que Descartes, dans son imagerie, insinue le contraire de ce qu’il opère. (p. 130) » L’imagerie insinue le provisoire. Comme la litote de Chimène, donc, l’imagerie insinue le contraire de ce qu’il opère, et offre au lecteur non pas un sens mais un décalage du sens, un aperçu du processus complexe de signification.

Pour finir, j’aimerais tenter d’ajouter à cette lecture très proche de Descartes l’étude d’autres usages ponctuels du terme « par provision », qui peuvent, je pense, réactiver autrement les tensions du texte (nous suivons l’argument de notre article, « Descartes’s “Morale par provision” : A Reevaluation » dans French Studies LXV, numéro 4, p. 444-58). Prenons par exemple ceci, de Nicolas Peiresc, qui parle en 1627 de la réception en France d’un décret du Concile de Trente :

« Le tout », dit-il, « n’est faict que par provision en attendant la publication requise de l’authorité du Roy » (Nicolas-Claude Fabri de Peiresc, lettre de 17 mai 1627, in Lettres de Peiresc, éd. par Philippe Tamizey de Larroque, 7 vols [Paris: Imprimerie nationale, 1888–98], vol. 1, p. 239-40).

Ou bien :

« La profession de foy du concile y est aussy formellement receüe et jurée par provision en attendant plus solennelle reception du concile » (vol. 1, p. 242) (c’est nous qui soulignons).

Dans ces exemples, « par provision » ne veut dire ni inadéquat, ni suffisant en soi : le terme est opposé à ce qui est « plus solennelle ». Ce qui est par provision manque de solennité, de rigidité. Considérer Descartes à la lumière de ces exemples, c’est sortir de l’antithèse, à mes yeux moins intéressante, de la perfection et du provisoire, et c’est restaurer le sens d’une distinction entre formalité et absence de formalité. Cette absence de formalité, chez Peiresc, correspond à un argument éthique : une inquiétude gallicane envers les lois rigides imposées du dehors, par le Concile. Chez Descartes, cette absence de formalité correspond également à un argument éthique : à une intention d’être « le plus ferme et le plus résolu en mes actions que je pourrois », où le « que je pourrais » s’avère maintenant tout-à-fait dépendant du contexte. La fermeté de la résolution comprend en soi de la variabilité, des contingences, de l’informel. La morale qu’il se prescrit reconnaît la flexibilité de nos décisions éthiques. Mais, au-delà de ça, Descartes reconnaît la flexibilité de la narration de ce« que je pourrais ». Il parle de l’effort « généralement, de m’accoutumer à croire qu’il n’y a rien qui soit entièrement en notre pouvoir, que nos pensées, en sorte qu’après que nous avons fait notre mieux, touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est, au regard de nous, absolument impossible ». (Discours de la méthode, 3e partie)

Il y a un jeu de perspectives ici qui me paraît extraordinaire. Il faut faire tout ce qu’on peut, parce qu’il faut croire après qu’on a fait tout ce qu’on aurait pu faire. La « morale par provision » se réfère ici à l’ordre phénoménologique de la réponse. Et cet intérêt pour la réponse, pour la réponse de ses lecteurs, est à l’opposé du solennel, du ferme, du rigide, mais n’est pas, pour autant, « provisoire ».

Je suis partie donc du particulier, du singulier même – des usages ponctuels et un peu aléatoires de l’expression « par provision » – afin de faire des juxtapositions à mes yeux révélatrices, et afin de faire de mon mieux pour ne pas combler les blancs – les taches obscures – du texte. En prenant l’idée de « morale provisoire » pour un contresens, j’ai voulu non pas imposer un sens, mais plutôt mettre en valeur toute la plurivocité des traductions de ce terme – « misconstruction, misinterpretation » – pour mobiliser les processus d’interprétation à leur base. C’est une tentative de reconstruction littéraire qui reste partielle, mais qui correspond bien, je l’espère, aux mouvements indiciaires et indirects du projet Transitions.

 

Uri Eisenzweig (Rutgers University)
       Réflexion littéraire et analyse historique 

Mon propos concerne un rôle possible pour une réflexion spécifiquement littéraire dans l’analyse historique. Pour ce faire, plutôt que de développer des généralités théoriques, je propose d’examiner un cas précis : celui du hiatus récurrent, dans l’historiographie française, entre deux moments chronologiquement contigus et dont bien des acteurs sont les mêmes. Je veux parler de ce que l’on appelle souvent l’« ère des attentats » et l’Affaire Dreyfus.

Inutile, j’imagine, de nous attarder sur cette dernière. Je rappellerai plutôt que l’épisode des attentats se termine moins de quatre mois avant la condamnation initiale du capitaine, en décembre 1894. C’est aussi que les livres d’histoire, lorsqu’ils daignent accorder quelques lignes aux attentats, le font tout à fait séparément du chapitre qu’ils consacrent à l’Affaire. Et pourtant.

Bien que peu nombreux, les attentats des années 92-94 traumatisèrent les contemporains parce que perçus comme une série relevant d’une stratégie supposément anarchiste appelée « propagande par le fait », selon laquelle des événements spectaculaires sont nécessaires pour attirer l’attention sur certaines idées. D’où le privilège d’actes violents, mais d’une violence voulue arbitraire, incompréhensible, de manière à surprendre, à frapper l’imagination.

Je laisserai de côté le fait qu’il n’y eut en réalité ni stratégie ni anarchisme derrière les attentats en question, tous commis par des individus marginaux et sans liens entre eux. Ce qui doit nous intéresser, c’est le pessimisme épistémologique qui sous tend l’idée même d’une « propagande par le fait ». Car son corrélat logique, c’est évidemment la vanité supposée d’une propagande par le mot.

Cette conception négative de la fonction référentielle du langage ne pouvait pas être indifférente aux écrivains de l’époque. Et effectivement, les attentats ainsi perçus fascinèrent beaucoup d’entre eux. Ainsi, le 9 décembre 1893, une bombe avait été lancée dans l’enceinte des députés au Palais-Bourbon, blessant une personne. La nouvelle s’étant répandue au cours du dîner annuel de la revue La Plume qui se tenait ce soir-là, des réactions d’écrivains présents furent mentionnées dans la presse du lendemain, à commencer par celle du poète Laurent Tailhade : « Qu’importe la victime si le geste est beau ! ».

La phrase se voulait évidemment provocatrice, mais elle resta parce que révélatrice du déplacement au cœur du phénomène : du sens au bruit, du langage au geste. « Qu’importe la victime... » Beauté d’une violence vide de sens. Cauchemar, aussi, d’une société troublée par la fragilité de plus en plus manifeste de l’idée d’un langage transparent, idée au principe de tant d’aspects de la modernité, à commencer par la possibilité d’un système politique authentiquement représentatif.

Et le cauchemar allait s’accentuer deux mois plus tard. Le 12 février 1894, un jeune homme, Emile Henry, posa une bombe dans le café de l’hôtel Terminus, près de la gare St-Lazare, tuant une personne et faisant plusieurs blessés.

Ce fut là un tournant. Car si la violence spectaculaire, jusque là, avait été marquée par un sentiment d’incompréhension, une opacité emblématisée par un masque au-dessus d’une cape – celle-ci cachant une bombe, celui-là un visage  –, les véritables visages que l’on avait pu voir, une fois le masque enlevé, au tribunal, avaient été ceux de déséquilibrés ou d’individus particulièrement démunis et désespérés. Alors que la personnalité d’Emile Henry frappa au contraire par sa normalité apparente.

Et surtout, les premiers poseurs de bombes avaient visé des magistrats, des policiers, des militaires, des responsables politiques. Henry, lui, ne visa personne, c’est-à-dire tout le monde, n’importe qui, un public anonyme et pour ainsi dire accidentel. D’où l’impression d’un non-sens définitivement absolu, d’une violence délibérément aveugle. Avec Henry, une fois le masque enlevé, n’apparaissait au fond qu’un autre masque.

Or, là, ce n’est plus une phrase mais tout un article qui, à peine quatre jours plus tard, à la une du quotidien Le Journal, allait souligner avec enthousiasme ce qui lui paraissait être la dimension littéraire du geste.

Sous le titre « Enfin, Balzac a vieilli ! », les tout premiers mots de l’article proclamaient que « La bombe du “Terminus” est, en outre, une date littéraire. Elle marque l’avènement d’une façon de sentir que n’avait pas prévue Balzac ». Et suivait un long développement, sur deux colonnes. « Tout ce siècle a vécu de la sensibilité balzacienne », avec « des jeunes gens de la bourgeoisie [...] avides de prendre leur part de pouvoir et de jouissance [...] ». Avec Émile Henry, par contre, « surgit une nouvelle espèce [...] Rastignac ne menaçait guère les nobles maisons du faubourg Saint-Germain, où son rêve était de pénétrer [...] Il n’en sera pas de même avec des bacheliers comme celui du Terminus. La maison [...], il ne rêve point d’y pénétrer, mais de la faire sauter ». Etc., etc.

Dans cet article apparaît le lien, le chaînon manquant des livres d’histoire, entre les attentats et l’Affaire Dreyfus. Car l’auteur était Maurice Barrès, et cette fascination ressentie face à la bombe du café Terminus, pour l’éventualité d’une vérité échappant au récit, surtout sous sa forme balzacienne – cette fascination allait désormais marquer la démarche du futur chantre de la Terre et des Morts, aussi bien dans la littérature que dans ce qui s’en distinguait encore, mais de moins en moins : la politique.

Viendra d’abord son roman le plus important, Les Déracinés, publié en 1897, où une série d’éléments d’apparence balzacienne – ambitions parisiennes d’un groupe de jeunes provinciaux, une pension rappelant la pension Vauquer, et ainsi de suite – ne se voient évoqués que pour être aussitôt détournés, neutralisés. D’ailleurs l’intrigue y est quasi-inexistante et il n’est jusqu’à l’idée même d’un récit qui ne se voie en quelque sorte éliminée à travers le seul véritable événement romanesque du texte : l’assassinat d’une princesse orientale dont l’unique activité est de raconter des histoires.

Enfin, et surtout, face à la vérité immuable, non-narrative représentée par l’enracinement dans la terre lorraine (enracinement à la fois encensé par le roman et menacé par l’évolution qu’il ne peut faire qu’il n’esquisse), l’exclusion de la logique textuelle balzacienne est comme signalée tout au long du texte par les curieuses apparitions, chacune arbitraire et éphémère, de personnages anonymes, étrangers les uns aux autres et, surtout, à l’univers représenté. Des personnages qui, n’y jouant absolument aucun rôle narratif, n’ont rien à faire, au fond, dans Les Déracinés. Sauf à y figurer les deux traits qui les distinguent de tous les autres membres de la société décrite : ils viennent d’Allemagne  – tous – et ils sont – tous – mus par des intérêts exclusivement économiques.

Investis ainsi par cette double extériorité au texte que sont l’univers balzacien et une nation ennemie, ces personnages qui planent si bizarrement à l’horizon des Déracinés sont – on s’en doute – des Juifs. Et s’annonce en quelque sorte ce qui allait suivre.

Car le 15 novembre 1897, deux mois à peine après la publication des Déracinés, est publié le nom du véritable auteur de l’acte d’espionnage pour lequel Dreyfus avait été condamné au bagne à perpétuité.

Et c’est à ce moment précis que Barrès, qui ne s’en était plus soucié depuis la dégradation, décide de s’engager contre la révision du procès.

Il s’engage  – alors même que l’innocence du capitaine juif est devenue évidente. J’y insiste, car ce fait n’a pas été suffisamment remarqué par les historiens. De même que ne l’a pas été la nature proprement littéraire du positionnement qui fera de Barrès le porte-parole principal de l’antidreyfusisme. Ceci expliquant peut-être cela.

Or, à lire attentivement les textes, on constate que face au récit de l’injustice commise, la démarche que Barrès allait affiner au cours des années 1898-99 serait, non pas de prouver – c’est-à-dire de raconter – la culpabilité de l’individu Dreyfus, mais de contester la nature narrative de la Vérité. De toute vérité.

De dissocier, comme dans Les Déracinés, récit factuel et vérité immuable, une vérité intouchable par quelque contingence que ce soit. Une vérité organique.

« Dreyfus n’appartient pas à notre nation et dès lors comment la trahirait-il ? », écrira même Barrès dans un de ses nombreux raisonnements acrobatiques visant à minimiser l’importance du récit Dreyfus, c’est-à-dire de l’univers romanesque, quasi balzacien dans sa dimension mélodramatique, que représente un innocent condamné.

Et cette innocence devenant de plus en plus criante, au fil des preuves et révélations s’accumulant durant ces deux années mouvementées, Barrès finira par recourir à des effets purement rhétoriques, comme lorsqu’il traitera dédaigneusement d’« historiette » le récit de l’injustice subie par le capitaine juif. « Historiette ». On connaît la variante qui surgira cent ans plus tard, sous la forme d’un certain « point de détail ».

Je ne suis certes pas le premier à considérer le Barrès de l’Affaire comme un précurseur du racisme moderne, qui se définit moins à partir du récit de crimes supposés que contre celui de l’innocence révélée.

Ma suggestion, que je ne peux évidemment qu’esquisser ici, c’est que les racines de ce racisme nouveau sont littéraires, peut-être même avant que d’être idéologiques. Et que leur matrice fondatrice, la tentation fin-de-siècle d’une dissociation entre récit et vérité, a besoin d’une réflexion proprement littéraire pour être formulée.

De même que c’est une réflexion littéraire qui, seule, me semble-t-il, est capable  – précisément sur la base de cette matrice – d’articuler un rapport entre ces deux moments de l’histoire de France que sont l’ère des attentats et l’Affaire Dreyfus.

 

Pierre Bayard (Université Paris 8 – Saint-Denis)
       Comment inventer une méthode qui ne fonctionne pas ? 

Aussi étrange cela puisse-t-il sembler, la question de savoir comment inventer une méthode qui ne fonctionne pas est une vraie question qui s’est posée à moi depuis longtemps et j’espère, sans me vanter, être parvenu en ce domaine à des résultats non négligeables.

La question s’est d’abord posée pour moi dans le domaine de la littérature et de la psychanalyse. Comme chacun sait, il a été beaucoup reproché à la psychanalyse, confrontée aux œuvres littéraires ou à d’autres productions cultu­relles, non de ne pas fonctionner – il est vrai aussi que ce reproche lui est parfois fait également –, mais, si je peux dire, de trop bien fonctionner.

Ce que veulent dire ceux qui lui font ce reproche est que non seulement la psychanalyse est assurée, face à un texte, d’y trouver des contenus latents, mais que ceux-ci se ressembleront souvent, au point que le lecteur peut plus ou moins deviner, en commençant un texte critique freudien, comment celui-ci se termi­nera, par la mise à jour de quelques complexes et fantasmes fondamentaux.

Cette même critique sur le caractère prévisible des interprétations psychanalytiques a été formulée dans le cadre de la cure, sous une forme un peu différente. Il a été remarqué depuis longtemps que toute interprétation était une forme de violence, puisqu’elle revenait à couler le discours de l’analysant dans le moule d’une parole extérieure et de catégories qui peuvent certes s’adapter à ce qu’il dit, mais qui, le faisant, le transforment en ce qu’il n’est pas.

Aussi n’est-il pas anodin que, sous l’influence de Lacan, tant d’analystes aujourd’hui interprètent aussi peu – la comparaison est frappante avec les cures freudiennes, qui ressemblent parfois à des conversations à bâtons rompus –, comme s’ils craignaient de parler à la place de l’autre et de superposer à sa parole autonome un discours extérieur.

On voit que l’idéal ici supposé est que l’analysant puisse interpréter lui-même ce qu’il dit sans le support d’une parole étrangère et demeurer aussi près que possible de la spécificité de son histoire et de son discours. Ou si l’on veut, pour reprendre le mot de François Roustang, le but d’une analyse devrait être pour un analysant d’« expérimenter l’incom­préhension foncière de son analyste » [12].

Dans le même ordre d’idées, on raconte que Lacan, un jour qu’un psychanalyste en contrôle lui disait son inquiétude de ne rien comprendre à l’une de ses patientes, lui aurait répliqué par cette phrase encourageante, et, si l’on y réfléchit, pleine de sagesse : « Elle en a, de la chance ! »

Dans les deux cas, celui de la psychanalyse appliquée aux œuvres comme celui de la cure, on voit qu’est à craindre ce qui fonctionne trop bien, dissipant à chaque fois l’originalité d’une écriture ou d’une parole dans des catégories trop générales, et qu’est dès lors à rechercher impérativement ce qui ne fonctionne pas.

C’est dans cet esprit de rénovation que j’ai proposé d’inverser les termes de la formule « psychanalyse appliquée à la littérature » et de créer la « litté­rature appliquée à la psychanalyse ». Alors que la première tend à retrouver dans les textes les éléments partageables de fantasmes collectifs, la seconde, revenant au geste freudien originaire, considère qu’un grand nombre d’œuvres offrent des modèles du psychisme originaux, différents de ceux de la psycha­nalyse, et qu’il est donc important de prêter attention à leur enseigne­ment.

Impeccable sur le papier, la littérature appliquée à la psychanalyse a en réalité autant de chances de produire des résultats positifs que le socialisme réel ou la loi sur l’autonomie des universités. Il n’est pas vrai, tout d’abord, que toutes les œuvres offrent des modèles alternatifs à ceux que propose la psychanalyse, et certaines périodes sont manifestement plus propices que d’autres à la création de textes où des amorces de théorisation donnent le sentiment de pouvoir rivaliser avec les théories de l’inconscient.

Mais, surtout, il est utopique de penser que l’on puisse « écouter » une œuvre sans disposer déjà d’une grille de lecture préalable qui en modèle la réception. Aussi affranchie soit-elle des grandes catégories freudiennes, l’attention de la littérature appliquée aux éventuelles propositions alternatives des textes ne peut prétendre être indemne du système de lecture qui permet de poser ce genre de question, à savoir la psychanalyse. Nous sommes ici en plein cercle herméneutique.

Tentant périlleusement de trouver ce qui échappe à la psychanalyse, la littérature appliquée est donc vouée à l’échec. Mais ce dysfonctionnement même n’est pas sans valeur et j’ai pu me réjouir, dans Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? [13] – où je réponds négativement à la question posée par le titre – d’avoir enfin inventé une méthode qui ne fonctionne pas.

Dire que cette méthode ne fonctionne pas, ou qu’elle fonctionne mal, en regard des résultats de la psychanalyse appliquée traditionnelle, c’est en fait restaurer la place du sujet en critique, et ce à un double niveau. Il en va d’abord ainsi de l’écrivain, dont l’œuvre est moins soumise à des catégories extérieures, puisque ce qui est recherché, aussi utopique cela puisse-t-il sembler, est préci­sément ce en quoi cette œuvre échappe aux concepts existants.

Mais ce qui se trouve aussi restauré, par cette organisation concertée du ratage, est le sujet de l’inconscient, dont la place était secondaire dans la psychanalyse appliquée classique. Même si sa subjectivité restait déterminante dans l’écoute des significations latentes du texte, le critique demeurait le porte-parole d’un savoir dont il tentait de montrer la validité dans la lecture de l’œuvre.

Autre est le sujet que met en place la littérature appliquée, que l’on pourrait nommer sujet du non-savoir. Faute de disposer d’un système signifiant fermé qui lui permette de produire du sens, le sujet se retrouve dépossédé d’une part de sa maîtrise et en est réduit à exhiber sa fragilité et son ignorance. Le rôle du critique se trouve ainsi mis en valeur, au centre d’un dispositif où il n’est plus appelé à produire du sens, mais à manifester son impuissance face à un sens qui se dérobe.

Si les méthodes qui ne fonctionnent pas ont cet avantage de mettre en évidence cette déstabilisation du discours critique que produit la prise en compte du sujet de l’inconscient, la question se pose alors de savoir comment produire du dysfonctionnement. Or, si je disais ma fierté dans Peut-on appliquer la littérature à la psychanalyse ? d’être parvenu à mettre au point une méthode qui ne fonctionne pas, c’est qu’il est de la nature d’une méthode critique, emportée par son propre mouvement, de donner le sentiment qu’elle rend compte du texte avec perti­nence, alors que nous devons précisément nous méfier de celle-ci.

Produire du dysfonctionnement, c’est donc d’abord mettre en valeur dans l’approche critique à quel point les dispositifs de captation des textes auxquels nous recourons laissent subsister du reste dans l’analyse, c’est-à-dire à quel point les textes continuent d’échapper, comme les analysants de Roustang ou de Lacan – et c’est leur chance –, aux lectures et aux interprétations.

C’est donc montrer, pour chaque utilisation d’une méthode, ce qui la contredit et la rend inopérante, ou ce qui reste du texte comme son énigme essentielle et donne à celui-ci une chance d’expérimenter par lui-même, pour reprendre la phrase de Roustang, l’incompréhension foncière du critique.

Cette prise de conscience et son éventuelle mise en écriture ne suffisent cependant pas si l’on ne tient pas compte du fait que le principal dysfonc­tionnement est le sujet lui-même, aussi bien celui de l’écriture que celui de la critique. Faire dysfonctionner les méthodes, c’est montrer quelle part éminente le sujet occupe dans leur construction et leur utilisation, à cent lieues du rêve d’objectivité qui ne cesse de revenir hanter la critique.

Cette part éminente du sujet, sur laquelle j’ai été amené à construire mes essais en inventant des narrateurs fous, va à l’encontre, me semble-t-il, du vœu de scientificité qui a traversé la théorie littéraire dans les années soixante-dix, laquelle visait souvent – pas toujours, loin de là, comme en témoigne le dernier Barthes – à exclure ou à relativiser le sujet dans l’exercice critique.

Elle n’est peut-être pas sans rapport avec le développement parallèle de l’auto-fiction dans la sphère narrative, qui tend à mettre en valeur, en en rendant plus visible la présence, l’influence du sujet dans l’écriture, comme cet élément incontournable qu’aucun projet, qu’il soit littéraire ou scientifique, ne peut prétendre évacuer.

Il me semble pour ma part – et c’est la raison pour laquelle j’ai appelé « fictions théoriques » mes essais – qu’une part de littérature est plus ou moins inévitable aujourd’hui dans le champ critique, si l’on veut rendre manifeste cette place du sujet. Peut-être une réflexion sur les frontières du littéraire, comme celle qui nous occupe ici, devrait-elle prendre en compte cette incursion de la littérature – qui n’est certes pas nouvelle, mais me semble s’accentuer – au sein même de la parole chargée d’en rendre compte.

Les différentes formes de fiction critique que l’on peut imaginer devraient entre autres travailler sur un point nodal, celui de la séparation de l’auteur et du narrateur. Celle-ci, traditionnelle en littérature – où plus personne, ou presque, ne confond le Narrateur et Proust, ou Nabokov et Humbert Humbert –, est quasiment exclue dans les sciences humaines où il est entendu dans le contrat de lecture que celui qui parle est l’auteur, dont on entend la voix unifiée de la première à la dernière page.

Ce dispositif traditionnel, en rendant difficile toute part de fiction, tend à produire une parole monologique, privée de cette pluralité qui fait le prix de la littérature. Celle-ci, en effet, peut faire entendre dans le même temps des voix discordantes, ce qui lui permet de produire une théorisation beaucoup plus mobile que la critique, les théories proustiennes, par exemple, sur le temps, la mémoire ou l’inconscient – diverses parce que portées par plusieurs person­nages –, se révélant parfois plus riches, parce que polyphoniques, qu’une théorie non littéraire, qui peut plus difficilement se nuancer ou se contredire elle-même.

Une forme littéraire de théorie, c’est vers cela, me semble-t-il, que nous pourrions tendre et me paraît aller une partie de la critique contemporaine, en brouillant, plus résolument encore qu’elles ne commencent à l’être, les frontières entre littérature et sciences humaines. Ce brouillage de frontières, qui est un autre nom du dysfonctionnement théorique, implique tout à la fois d’introduire de la littérature dans la théorie et de donner leur juste valeur aux éléments de théorie contenus dans les œuvres littéraires.

Telles sont les raisons pour lesquelles je pense que nous devons, avec l’aide de la littérature et de sa force de disruption, continuer sans relâche à faire dysfonctionner les méthodes constituées, et même à enseigner à l’université les moyens de produire, dans l’intérêt de la littérature et de la critique, cette dislocation salvatrice à laquelle nous appellent François Cornilliat et Hélène Merlin-Kajman.

 

 

 

Discussion

 

  Sarah Nancy : Merci beaucoup. Évidemment, je suis frappée par votre invitation à la dislocation ; ce qu’on a entendu, c’est qu’il y a des manières très différentes de se positionner par rapport à ça. […] J’ai cru comprendre que Pierre Bayard invitait à soupçonner la linéarité, la cohérence, qu’Emma Gilby nous invitait à promouvoir la dislocation, que Francis Goyet nous invitait à restaurer une forme de linéarité dans la méthode et Uri Eisenzweig à soupçonner la dislocation qui conduisait par exemple à dissocier les passages à l’acte extra-littéraires, objets des historiens, et les débats « purement » littéraires. Donc ma première question, c’est comment vous-mêmes, vous vous êtes entendus les uns les autres par rapport à cette question de la dislocation, puisque certains ont réagi en sa faveur et d’autres contre ?

[Question inaudible d’une participante]

Francis Goyet : […] Cela renvoie au problème de la construction et de la déconstruction. Le fameux storytelling des Américains, de la politique américaine, en réalité, c’est raconter un récit à l’usage du peuple et le récit c’est, en réalité, la construction d’une cohérence et ce que vous avez dit de la narration rétrospective qui reconstruit, justement, ça c’est très intéressant. Mais, personnellement, je n’ai pas abordé la linéarité du récit. Je faisais simplement constater la linéarité des discours. La narration, comme vous le savez, a une place restreinte dans les discours au XVIIe siècle [suite du propos inaudible à cause de la résonance dans la salle et des bruits voisins du micro].

Florence Dumora : En fait, j’ai une remarque qui porte à la fois sur l’exposé d’Emma et sur celui de Pierre Bayard. Ce qui m’a vraiment frappée, quand on lit Descartes, c’est cette volonté de favoriser le faux sens possible en mettant des moyens pour le lecteur d’aller contre la doctrine réputée vraie grâce à la morale par provision ; mais, sans arrêt, le philosophe apprenti lecteur des Méditations est censé, pour comprendre, user de raisonnements que la philosophie cartésienne elle-même va montrer comme faux : je veux parler de la connaissance par imagination, et des choses comme ça… C’est sans cesse calculé par Descartes, cette espèce de discordance… Ce qui m’a frappée, c’est, chez le personnage chez qui on s’y attend le moins a priori, compte-tenu des clichés qu’on a sur Descartes, ce fait d’user d’une théorie qu’on sait fausse. Descartes pratique déjà ce que Pierre Bayard voudrait bien être le seul à pratiquer, à savoir créer non pas une méthode qui ne fonctionne pas, mais utiliser, d’une manière qui sert à quelque chose (parce que bien entendu elle sert à quelque chose), une théorie dont on sait qu’elle est fausse. C’est quelque chose qui revient très souvent, par exemple le sophisme de l’homoncule, le fait qu’on a un tout petit homme dans la tête qui nous permet de voir : c’est faux, Descartes le sait, tout le monde le sait ; mais on le réutilise parce que c’est très difficile de l’envisager autrement. Or, ce qui est figuré ici, c’est qu’il s’agit d’une métaphore ; en gros, c’est littéraire et c’est de ce littéraire dont on a besoin pour accéder à quelque chose qui serait de la théorie. Donc j’ai l’impression que vos deux communications allaient finalement dans un même sens, celui de l’usage, pas exclusivement bayardien, de la théorie fausse, qui serait propre à l’impropre de la littérature.

 

 [Le reste de l'enregistrement est inaudible]

 

 


[1] Entretien avec Hubert Juin, Les Lettres françaises, n° 740, 4-10 déc. 1958, p. 5 ; repris dans Les Triptyques de Claude Simon ou l’art du montage, M. Calle-Gruber (dir.), Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, 2008, p. 141-142. Pour la différence entre arts du temps et arts de l’espace, voir évidemment le Laocoon de Lessing ; pour Simon et Delacroix (et autres), Brigitte Ferrato-Combe, Écrire en peintre, Claude Simon et la peinture, Grenoble, Ellug, 1998.

[2] Voir les travaux en cours de l’équipe RARE (http://w3.u-grenoble3.fr/rare/) et sa revue en ligne dont vont sortir bientôt les premiers numéros, Exercices de rhétorique (sur revues.org).

[3] Essai sur les données immédiates de la conscience, p. 81 de l’éd. 1889 ; p. 69 de l’éd. R. Ehrsam, Paris, Garnier-Flammarion, 2013 (édition très annotée du seul chapitre 2, « De la multiplicité des états de conscience. L’idée de durée »).

[4] La cryptique chez Montaigne, doctorat de l’Université de Grenoble, 2012, à paraître. J’appliquerai ensuite au texte de Ronsard sa manière de décrire le mouvement d’insinuatio qui anime tel poème d’Horace ou tel chapitre de Montaigne. Cette thèse que je finissais de lire au moment du colloque est allée me chercher très loin dans mes interrogations sur la rhétorique, et le présent article est une première forme de réaction ou plutôt de digestion.

[5] Henri Focillon, Vie des formes, Paris, Presses Universitaires de France, 1996 [1943], chap. 2, « Les formes dans l’espace », p. 28. Dont : « À l’intérieur du labyrinthe, où la vue chemine sans se reconnaître, rigoureusement égarée par un caprice linéaire qui se dérobe pour rejoindre un but secret, s’élabore une dimension nouvelle qui n’est ni le mouvement ni la profondeur et qui nous en procure l’illusion. »

[6] Allocution du 8 janvier 1996, sans doute rédigée par ce grand communicant que fut Jacques Pilhan. Visible sur ina.fr ; texte et analyse dans Thierry Herman, « “Le Président est mort. Vive le Président.” Images de soi dans l’éloge funèbre de François Mitterrand par Jacques Chirac », La mise en scène des valeurs, M. Dominicy et M. Frédéric (dir.), Lausanne, Delachaux et Niestlé, 2001, p. 168-202. Herman numérote les phrases : « [9] Mais aussi une façon de vivre notre démocratie. [10] Une démocratie moderne, apaisée, grâce notamment à l’alternance maîtrisée, qui a montré que changement de majorité ne signifiait pas crise politique. [11] Nos institutions en ont été renforcées. »

[7] «  [35] Ma situation est particulière, car j’ai été l’adversaire du président François Mitterrand. [36] Mais j’ai été aussi son Premier ministre [36’] et je suis aujourd’hui son successeur. [37] Tout cela tisse un lien particulier, où il entre du respect pour l’homme d’État et de l’admiration pour l’homme privé qui s’est battu contre la maladie […]. [38] De cette relation avec lui, contrastée mais ancienne, je retiens […]. » Comme l’indique Herman, le « je retiens » introduit la conclusion ou péroraison – dans sa numérotation, il ne reste plus que trois phrases, 39-41.

[8] Réponse aux injures et calomnies, de je ne sais quels Prédicants, et Ministres de Genève ; je cite l’éd. P. Laumonier des Œuvres complètes, Paris, STFM, t. IX, 2009, qui donne le texte de l’originale : v. 513-560, p. 144-146, graphies modernisées.

[9] Bergson, dans son opposition entre temps objectif de l’horloge et temps subjectif, ignore le collectif. Raphaël Ehrsam pose la question suivante (éd. citée, p. xxxvii) : « Ne passe-t-il pas à côté du caractère collectif de certaines expériences temporelles ? » La journée rythmée par le clocher et les passages à l’église scandaient une durée collective. Si, comme le veut la philosophie du noi-centrico, le nous précède la formation des moi individuels (Vittorio Gallese, à partir de la découverte des neurones miroirs), alors la rhétorique est toujours re/construction du nous, réparation, cicatrisation, ce qui ne veut pas dire retour à l’origine.

[10] Le texte-tableau permet des parcours en diagonale, et conformément au vrai sens de l’adage ut pictura poesis, le beau texte résiste aux relectures (qui enrichissent la première). Il n’en est que plus beau. Si peinture ou architecture sont dans l’espace et sa simultanéité, les promenades de l’œil dans un tableau ou l’expérience d’un parcours dans un volume bâti sont, elles, dans le temps. Elles sont linéaires, et en cela proches de l’expérience de la lecture. On voit un tableau d’un seul coup d’œil ; mais on y entre progressivement.

[11] «  [39] Seuls comptent, finalement, ce que l’on est dans sa vérité et ce que l’on peut faire pour la France ». Le moindre récit de vie est, comme la vie même, pétri de contradictions, en dépit des efforts du déroulé pour faire « comme si » elles étaient surmontées. Mitterrand étant le prince des contradictions, son oraison funèbre se débrouille comme elle peut, à demi-mot, de ses amitiés plus que suspectes («  [34] La fidélité qu’on doit à ses amis était pour lui un dogme, qui l’emportait sur tout autre »). Ronsard le pieux se débrouille, lui, pour distendre au maximum le lien entre sa production sérieuse du matin et sa production frivole du soir. Le matin, il nous dit « appren [dre] la vertu, / Composant et lisant » (v. 522-523) et le soir avec les femmes, il « me [t] par écrit ses amoureuses flammes » (v. 552). Il n’écrit donc pas de vers d’amour le matin ? Il suffit de soulever la contradiction pour apercevoir le problème traité par François Cornilliat : la poésie amoureuse est-elle un « noble sujet », apprend-elle la vertu ?

[12] … Elle ne le lâche plus, Paris, Minuit, 1980, p. 213.

[13] Paris, Minuit, 2004.