Préambule

Le questionnaire que nous vous proposons de remplir sur le site de Transitions est le fruit d'une année de réflexions, puis de débats consécutifs aux premières réponses reçues par le canal du site de l'Université Sorbonne Nouvelle - Paris 3 qui l'avait hébergé dans le cadre d'un projet innovant de deux ans dirigé par Sarah Nancy et Nancy Oddo, sous la responsabilité d'Hélène Merlin-Kajman.

Quelques semaines après une rencontre dont vous pouvez lire le compte rendu en ligne, le 3 janvier 2011, avec le sociologue Olivier Schwartz, nous avons organisé une table ronde réunissant nos plus proches collègues: les enseignants-chercheurs en littérature française. Les membres de Transitions ont présenté des réflexions, puis Emmanuel Fraisse et Mireille Naturel ont donné deux communications que nous mettrons en ligne ultérieurement. Nous publions ci-dessous simplement un compte-rendu, forcément synthétisé, du débat.

Comme lors de la rencontre avec Olivier Schwartz, nous avons beaucoup appris des échanges, soit qu'ils nous aient permis de mieux cerner en quoi l'aire transitionnelle n'était pas, du moins à nos yeux, un "terrain" au sens sociologique du terme, soit qu'ils nous aient amenés à introduire certaines modifications dans le questionnaire, et notamment de mieux moduler sa première question.

Nous espérons que les réponses que vous nous envoyez et nous enverrez donneront peu à peu à ce questionnaire un peu étrange et certainement contestable toute sa raison d'être; et qu'il se révèlera, comme nous l'avons souhaité, assez plastique pour accueillir une parole très libre - y compris, bien sûr, l'expression du rejet, du scepticisme...

H. M.-K.

 


Autour du questionnaire sur la littérature :

29 janvier 2011

 

Présents, outre les membres de Transitions : Aline Bergé, Michel Bernard, Bruno Blanckeman, Catherine Brun, Michel Collot, Line Cottegnies, Jonathan Degenève, Emmanuel Fraisse, Violaine Heyraud, Sophie Houdard, Michel Magnien, Hugues Marchal, Claire Nacher, Mireille Naturel, Maud Pérez-Simon, Gilles Philippe, Didier Philippot, Jean-Christophe Sampieri, Jean-Paul Sermain, Paolo Tortonese.

Après les exposés de divers intervenants de Transitions, la parole est donnée à la salle. Emmanuel Fraisse et Mireille Naturel présentent ensuite deux communications, puis le débat reprend : le compte rendu qui suit a donc fusionné ces différents temps. Les participants ont relu et, le cas échéant, modifié, leurs interventions.

Eve-Marie Rollinat : Je suis frappée par le fait que les réponses au questionnaire sont venues de bien au-delà de l’UFR.

Emmanuel Fraisse : S’agit-il majoritairement de professeurs ?

Hélène Merlin-Kajman : On ne peut pas vraiment le savoir car beaucoup de questionnaires ne donnent pas cette précision, ou bien sont anonymes. Mais en effet, nous avons reçu des réponses de différentes UFR, et pas essentiellement du personnel enseignant. Votre réaction à tous deux relance la question qui s’est posée lorsque nous avons reçu le sociologue Olivier Schwartz. Il nous disait que le questionnaire intéresserait très sûrement des sociologues, mais qu’il était pour cela nécessaire d’ajouter des questions sur le sexe, l’âge et la formation. Je me demande si c’est un réflexe que nous avons, ce désir d’attacher une interprétation à ces critères. Car que pourrait-on déduire d’une telle information, sur les professeurs par exemple ? Je pense que nous trouverions la confirmation de certains préjugés : que les questionnaires « bavards » viennent des professeurs et que les questionnaires remplis seulement par des croix, au contraire, proviennent davantage de l’administration. C’est peut-être vrai : mais cela nous apporterait quoi, de le vérifier ? Cela nous apporterait quoi, par rapport à l’enjeu du geste ?

Catherine Brun : Peut-être peut-on penser, au contraire, que les réponses brèves montrent une conscience de la complexité des implications, une conscience que la question demanderait un très long développement. Personnellement, je ne serais pas favorable à l’ajout de ces questions permettant un traitement sociologique des questionnaires – du moins, pas en ouverture car cela pourrait conditionner la suite des réponses. On se retrouverait alors à répondre « en maître de conférences », par exemple.

Aline Bergé : Je suis frappée par le fait qu’il s’agit d’une enquête de terrain. Cela ne pose donc pas seulement la question de la sociologie, mais aussi celle de l’anthropologie.

D’autre part, j’ai cru entendre, dans la réponse d’Hélène Merlin-Kajman à la question d’Emmanuel Fraisse, qu’il fallait se méfier de la sociologie. Mais la démarche de terrain pour s’approcher des vies est en elle-même sociologique. Quel problème y aurait-il alors dans le fait de déterminer un profil ? Moi-même, je n’ai pas répondu au questionnaire car j’ai été frappée et déstabilisée par l’hétérogénéité des questions.

Hélène Merlin-Kajman : J’insiste sur le fait que nous n’avons pas pensé le questionnaire sur le modèle de l’enquête de terrain. L’omniprésence du « terrain » (et d’une doxa sociologique ou ethnologique dans nos pratiques) me paraît poser problème, comme je l’avais expliqué dans nos murs lors d’une table ronde consacrée au « français discipline d’enseignement »[1]. Nous ne l’avons pas non plus pensé comme une enquête participative parce que cela supposerait un sujet de la connaissance, et ce n’est pas cela que nous voulions viser. Si nous acceptons la proposition d’Olivier Schwartz, ce sera dans l’idée que nous ne traiterons pas nous-mêmes ces données ; en tout cas pas en sociologues (que du reste nous ne sommes pas). Cela ne signifiera pas que nous n’en dirons rien. Mais pas comme de données à traiter.

Nous sommes tout à fait conscients que les questions sont disparates. C’est que nous avons recherché cet effet de flou, afin de défaire un peu l’assignation de la parole, pour que le « lieu d’où nous parlons » ne soit pas unique et fixé. Ce qui est certain, c’est que les questions ne sont pas du tout conçues spécialement pour les enseignants.

Aline Bergé : Cette diversité fait peur ! Je ne comprends pas ce refus de présenter le questionnaire comme une enquête de terrain. Pourquoi ne pas assumer qu’il s’ancre ici, maintenant ? Car l’aire transitionnelle, c’est de l’espace.

Hélène Merlin-Kajman : Bien sûr, mais cet espace n’est peut-être pas du terrain.

Aline Bergé : On pourrait dire que nous sommes à la fois au dedans et en dehors de cet espace. Le travail supposé par le questionnaire serait à la fois un travail critique et un travail d’anthropologue. On peut penser à l’« observation participante », à l’« œil vivant » de Starobinski. Cette réflexivité engagée chez les enquêteurs est vraiment intéressante. En fait, je m'en tiens aujourd'hui à des remarques prudentes, mais je veux par là suggérer qu'il faudrait envisager un débat de fond sur la question suivante : faut-il ou non, pour réfléchir à notre relation à la littérature, nous emparer des outils d'autres sciences sociales - la sociologie, l'anthropologie...? La séance avec Olivier Schwartz ainsi que de nombreuses interventions qui ont eu lieu aujourd'hui montrent que cette question est cruciale.

Maud Pérez-Simon : J’ai bien aimé, quant à moi, le côté « emmêlé » des questions. Je trouve qu’en sollicitant la dimension intime, les questions cassent la « posture » maître de conférences.

Michel Collot : J’ai mal compris le but du questionnaire. J’ai cru qu’il n’était destiné qu’aux enseignants. Je serais pour ma part plutôt favorable à l’insertion des questions qui permettraient un traitement sociologique des réponses. Puisque les commentaires des lecteurs du questionnaire ont insisté sur le point de vue, il me semble, en effet, que la connaissance de leur statut importerait. De même, il serait utile de préciser les postures de ceux qui lisent les réponses.

Par ailleurs, il serait bien de clarifier, de sérier les questions en faisant la différence entre lecture et enseignement de la littérature. Il ne s’agit pas du tout de la même chose. Enfin, une remarque à titre personnel : je trouve que la question « Aimez-vous raconter des histoires ? » invite à la confusion entre littérature et récit, comme si la littérature n’était que récit !

Bruno Blanckeman : Je pense que la distinction que permettent d’établir les questions entre les dimensions intime et publique du rapport à la littérature permet de faire l’économie de questions strictement sociologiques, qui seraient redondantes, ainsi d’ailleurs que de questions portant sur l’appartenance de tel ou tel genre à la littérature.

Hélène Merlin-Kajman : Si nous avons choisi de poser la question « Aimez-vous raconter des histoires ? » au début, c’est pour éviter le risque d’effet intimidant de la deuxième question, « Pourriez-vous dire ou penser “j’aime la littérature” ? », si nous l’avions placée en premier.

Sarah Nancy : Je voudrais revenir sur l’objection de Michel Collot. Je comprends que la question portant sur le plaisir de raconter des histoires puisse faire penser que nous assimilons la littérature au récit. Mais la suite du questionnaire élargit, certes de façon assez peu précisée, les perspectives : les questions font entrer en jeu des éléments de forme, d’esthétique, de mémoire, etc.

Didier Philippot : Personnellement, j’ai répondu au questionnaire en y résistant. Il m’a semblé porté par l’utopie phénoménologique d’une suspension de tous les présupposés. Les questions sont nécessairement orientées, mais les présupposés ne sont pas affichés ! J’ai l’impression qu’il contourne les universaux par un déplacement dans le champ de l’intime, et ma pudeur en a souffert ! En même temps, quelque chose m’a beaucoup plu. Mais ne vaudrait-il pas mieux expliciter cette suspension pour désarmer la méfiance des lecteurs soupçonneux que nous sommes tous ?

Emmanuel Fraisse : Je ne trouve pas qu’il s’agisse d’un questionnaire sociologique, mais d’un acte. Avec un nombre limité de questions, il soulève toute une série de problèmes. Il transmet une vraie volonté de parler de littérature, il a une dimension militante.

Michel Bernard : J’ai trouvé que le questionnaire comportait deux angles morts. D’abord, l’aspect socio-politique. Il ne faut pas oublier, en effet, que le patrimoine se transmet par la classe dominante, et que la critique procède par connivence. Le masquage sociologique me semble venir de cet a priori que la littérature transcende le fait d’être un homme ou une femme, etc. Ensuite, l’autre aspect qui est laissé de côté est le problème du changement de support du livre, dont on ne peut pas faire abstraction.

Hélène Merlin-Kajman : Si l’aspect socio-politique a été laissé de côté, c’est en effet que nous ne sommes pas d’accord avec le fait que la littérature repose principalement sur une connivence de classe. Cela dit, nous avons tout fait pour que cette réponse soit formulable dans les réponses. Je veux dire, nous espérons que les inévitables présupposés des questions ne fonctionnent pas comme des censures.

Catherine Brun : J’ai été gênée par l’idée que le questionnaire tente de saisir un et un seul rapport à la littérature. Peut-être faudrait-il ménager la possibilité de dire quelque chose de la pluralité des rapports à la littérature.

Gilles Philippe : Pour ma part, c’est la dimension manifestaire qui m’a gêné : elle risque d’exclure ceux qui ne se sentent pas autorisés à dire « j’aime la littérature ». J’ai senti cette dimension manifestaire dans l’allusion à la crise, et dans l’implicite présupposé que certaines choses sont graves (il y a un côté « n’est-ce pas ? » dans un certain nombre de questions). On pourrait imaginer de donner une dimension ternaire aux réponses.

Hélène Merlin-Kajman : Il me semble que la question de l’intime, évoquée par Didier Philippot, doit être distinguée de celle de la singularité : l’intime n’existe pas tout seul, il est créé en commun – il est ce qui reste dans une certaine configuration du public et du partagé.

Quant à la question de la diversité, elle fait partie des choses dans lesquelles nous nous débattons tous, il me semble. Nos étudiants se demandent parfois si nous, enseignants de littérature, nous parlons vraiment de la même chose[2].

Michel Collot : J’ai été frappé par le titre du questionnaire « comment la diriez-vous ? » : il créait l’attente d’une réflexion sur la possibilité de dire la littérature, qui a été finalement déçue. Peut-être faudrait-il envisager un autre mode de rapport au texte que la lecture silencieuse : l’oralisation, la récitation. La voix a souvent été oubliée, la création contemporaine peut nous aider à la retrouver.

Eve-Marie Rollinat : J’ai l’impression que cette pratique est implicitement présente dans le questionnaire, avec ce qui concerne la discussion, par exemple, ainsi que l’école, qui suppose la voix du professeur – ou encore, les questions portant sur la chanson, etc.

Nous sommes, nous enseignants, dans un rapport délicat avec la manière d’enseigner la littérature : nous savons qu’il faut parfois en passer par l’envoûtement.

Dans un travail que j’avais fait sur les autobiographies de lecteurs (il s'agissait d'étudier la lecture dans une langue étrangère), j’avais été frappée par l’importance et la récurrence de l’évocation du rapport au temps, au rythme de la lecture.

Stéphanie Burette : Je n’arrive pas à démêler la question du pouvoir de la littérature : d’une part, on reconnaît à la littérature une grande puissance, et son enseignement implique alors une véritable responsabilité, et, d’autre part, elle permet une grande liberté. Je comprends donc qu’il y ait un refus de définir un corpus littéraire, mais, en même temps, si c’est un objet si puissant, peut-on enseigner n’importe quel texte ?

Eve-Marie Rollinat : Les corpus font l’objet de discussions, justement.

Emmanuel Fraisse : Oui, c’est seulement à l’Université que cette question est implicite, mais, dans le secondaire, les programmes sont définis, ils font l’objet d’une réflexion explicite.

Aline Bergé : Cela pose la question de la contrainte éducative : qu’est-ce qui se passe dans la transmission de la littérature ? Je pose cette question au groupe qui a fait le questionnaire : quel est le but ? C’est la culture qui doit être interrogée comme un processus de contrainte. Car on sait bien que la littérature agit sur nous même en dehors des cadres institutionnels.

Didier Philippot : Selon moi, la littérature détient quelque chose comme une « puissance formatrice ». Mais dire cela, ce n’est pas évoquer une puissance magique qui pourrait faire l’économie du transmetteur : c’est plutôt réagir à l’impuissance à laquelle la littérature est aujourd’hui réduite par le pouvoir politique. Par là, j’entends le fait de croire à la littérature, de croire qu’elle peut former l’homme dans toutes ses facultés et toutes ses dimensions.

Hugues Marchal : La littérature est « formatrice » au sens de la transmission des valeurs, et en même temps, elle a à voir avec la singularité : la littérature me parle à moi. Ce qui est intéressant est de voir comment les institutions, ailleurs, règlent ce problème : je pense, par exemple, au canon obligatoire à lire pour le PhD aux États-Unis. Aujourd’hui, le désarroi vient certainement de ce que le commun – qui est la question à l’horizon d’un canon - n’est plus dans la littérature, mais dans la TV. Or la télévision fabrique des normes de séduction et d'intérêt qui privilégient la brièveté, la simplification de la pensée, le facile, avec des moyens paradoxalement beaucoup plus complexes et sophistiqués que ceux dont un enseignant dispose pour faire aimer le complexe, l'ardu, ce qui prend temps et effort avant d'apporter une satisfaction.

Je vois que la discussion a tendance à partir vers l’utopie et les projets pédagogiques, mais j’ai l’impression que tout ceci est voué à l’échec si on ne prend pas en compte les concurrents comme la TV, le divertissement, hypnotiques par rapport à ce qui se transmet à l’école.

Emmanuel Fraisse : L’école est un lieu de contrainte, elle est obligatoire, et c’est en cela qu’elle est importante, car on ne se sent singulier que parce qu’on appartient à une communauté.



[1] Cf. Le français, discipline d’enseignement : histoire, champ et terrain, dir. Jean-Louis Chiss, Hélène Merlin-Kajman et Christian Puech, Paris, Riveneuve éditions, 2011.

[2] Le prochain texte publié dans « Intensités/ La beauté », « La rhétorique revient : où va la littérature ? » de François Cornilliat, aborde cette question cruciale.



 

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