Séminaire

Séance du 31 janvier 2011

 

 

 

Préambule

Les textes dont la cohérence semble à toute épreuve, les textes qui semblent dévoués à la démonstration d’une idée esthétique se « disloquent » parfois, et réservent des jaillissements inattendus. Jean Kaempfer, professeur à l’Université de Lausanne, est venu nous parler de cela, et particulièrement des échappées fantasmatiques qui émaillent La Débâcle de Zola. Cette hétérogénéité est selon lui ce qui fait la valeur d’un texte. On doit en conséquence la transmettre aux élèves, aux étudiants, transmettre l’idée qu’« on n’en a jamais fini » avec le texte, pour éviter sa « dilution dans le contexte socio-culturel ». Nous discutons : ces échappées sont-elles une décision d’interprétation ou sont-elles incluses dans le projet même du naturalisme ? Ne faut-il pas, dans l’expérience de transmission, préserver aussi le plaisir de la cohérence, le « plaisir savant de la reconnaissance d’un intertexte » ? Mais surtout, comment faire avec ce qui échappe vraiment dans ces échappées, c’est-à-dire avec ce qui n’est pas symbolisable – l’horreur affleure souvent chez Zola ?

Ce compte rendu termine notre petite série sur la valeur (rencontres avec B. Ghio, A. Gefen, J. David). Grâce à Jean Kaempfer, nous avons continué à réfléchir sur ce qui importe dans un texte au prisme de ce qui peut se transmettre : peut-on faire transition avec la dislocation ?

S. N.

 

 

 



Rencontre avec Jean Kaempfer :

Dislocation de texte




11/02/2012

 

 

 

 

 

Présents : Claire Badiou-Monferran, Marie-Hélène Boblet, Jeanne Chiron, Mathias Ecoeur, Lise Forment, Mathilde Faugère, Catherine Gobert, Virginie Huguenin, Florence Magnot-Ogilvy, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Antoine Pignot, Michèle Rosellini, Clémence Rey-Sourdey, Jennifer Row, Brice Tabeling, Manon Worms, Antonia Zagamé.

 

 

 

La séance débute par l’intervention de Jean Kaempfer, professeur à l’université de Lausanne, auteur, notamment, de Emile Zola. D’un naturalisme pervers, Paris, Corti, 1989 ; de Poétique du récit de guerre, Paris, Corti, 1998 ; de « L'esthète, le républicain et l'anatomiste », dans Littérature et morale publique : censure, justice, presse XVIIe-XXe siècles, édité par Jean Kaempfer et Jérôme Meizoz, 2003/4, p. 25-44 ; et, en collaboration avec S. Florey et J. Meizoz, de Formes de l’engagement littéraire (XV-XXIe siècles), Antipodes, 2006.

 

 

Dislocation de texte

 

Ma présentation s’attache au plaisir, visiblement partagé par les étudiants, que procure l’irruption du texte littéraire « brut », lorsqu’il n’est pas (encore) contextualisé. Lors d’un séminaire d’analyse de textes avec des étudiants de deuxième année, j’ai travaillé sur La Débâcle de Zola (voir les extraits dans l'exemplier) et c’est ce support qui va illustrer ce que j’entends par « dislocation » de texte, terme que j’emploie dans un sens militaro-helvétique sur lequel je reviendrai. Il s’agit de comprendre un événement textuel : comment peut-il créer de l’émotion ?

La Débâcle, qui met en scène la guerre franco-prussienne, est le livre le plus documenté de Zola : c’est un roman naturaliste, tel que Philippe Hamon en a bien décrit le « cahier des charges » (voir « Un discours contraint », paru dans le fameux n°16 de la revue Poétique). Il faut commencer par accepter cette évidence de la lecture, plus vraie encore ici, dans ce roman orienté vers le réalisme historique, que dans d’autres volumes des Rougon-Macquart – un roman corseté par une grande thèse que Zola explicite dans sa Lettre à la jeunesse, reprise en 1881 dans Le Roman expérimental : Zola y évoque en particulier la reprise de Ruy Blas à la Comédie française et s’en prend à ce qu’il appelle « le mauvais lieu de l’idéal ». Mais c’est la péroraison qui m’intéresse surtout, où Zola affirme que si la France a perdu l’Alsace et la Lorraine, c’est parce qu’elle n’a pas été assez naturaliste. Cette thèse est négociée narrativement dans La Débâcle, roman naturaliste carré, topique.

Dans cette Lettre à la jeunesse (1881), Zola explique que la France est devenue républicaine parce qu’elle est devenue scientifique. La défaite de 1870 s’explique selon lui par la psychologie des nations : Zola reprend ici une thèse de Renan qui développe l’opposition entre la France séduisante et l’Allemagne rébarbative. Mais Zola valorise autrement l’opposition : les masses allemandes ont été mobilisées scientifiquement ; la France doit donc renoncer au mythe d’elle-même et accepter de devenir allemande, zolienne, naturaliste. Il faut se mettre à l’école de la science et renoncer au lyrisme. La défaite française est expliquée par le manque de scientificité et l’abondance de romantisme : cette thèse, Zola l’exploite narrativement dans La Débâcle.

En effet, ce roman est construit en trois parties :

1.    Mise en place d’un double binôme : Jean (un terrien) et Maurice (un intellectuel exalté par l’épopée napoléonienne), forment un premier couple, redoublé par celui que forment Weiss (un Alsacien qui partage les deux cultures, française et allemande) et le lieutenant Rochas (sorte de caricature de Maurice et de la furia francese).

2.    La défaite de Sedan : racontée dans un récit simultanéiste rétrospectif. L’évocation de la défaite de Sedan est faite en variant les points de vue. Par exemple Guillaume, le roi de Prusse, voit le théâtre des opérations militaires comme depuis une loge de théâtre, sur le modèle de ces plans-reliefs existant dès le XVIIe pour visualiser les opérations militaires.

3.    La Commune : Zola fait l’impasse sur la résistance de la France entre la défaite de Sedan et le siège de Paris et en arrive directement à la Commune, présentée comme l’expiation méritée par la France qui a péché par hybris.

Voilà ce que nous impose le texte, avec évidence et autorité. Or, dans cet ensemble très fortement tenu, à l’intérieur même de cet ouvrage très maîtrisé, il y a des points de rupture : ce sont ces points qui m’intéressent et me font plaisir, à moi comme à mes étudiants. En cela je parle de dislocation de texte : c’est-à-dire que je déboîte un passage de l’ensemble où il est intégré ; mais ce terme est aussi à entendre dans le sens militaire qu’il prend en Suisse. Lors de l’école de recrues, après une première phase de formation et de drill, les jeunes soldats sont arrachés au milieu tout à la fois carcéral et matriciel de la caserne pour être envoyés en dislocation, avec tentes et bagages ; là, en rase campagne, ils doivent réinventer ce qu’ils avaient appris, sur le mode de l’improvisation et de l’isolement. Par métaphore, cela désigne pour moi ce qui se passe dans le texte de Zola : on quitte la caserne naturaliste et l’on se perd dans l’incertain, l’inattendu.

L’exemplier donne une idée de cet ailleurs, de ces points de rupture :

1.    Le premier extrait joue sur l’intertexte : il intègre à La Débâcle, sur le mode de l’allusion, un morceau de bravoure de L’Assommoir (le chapitre où Gervaise cuit une oie gigantesque pour la noce) : c’est une page d’abondance qui surgit dans un moment de famine et de guerre. Le récit de la capture de l’oie se fait sur le mode héroï-comique : manière pour Zola de dégonfler le vocabulaire de l’épopée, de montrer combien il est devenu inutilisable pour l’évocation des actions militaires. La description du rôtissage de l’oie est en outre l’occasion pour Zola de construire un rapide apologue : le gentil officier est convié au festin, mais non le méchant… Dans un environnement réaliste, voilà donc l’irruption d’une saynette naïve, d’un petit conte moraliste. On est bien loin du « cahier des charges » naturaliste.

2.    Le deuxième texte correspond à un moment charnière de l’intrigue : à la fin du mois d’août, la troupe française entame marches et contremarches en vain. Le commandement décide alors de replier toute l’armée française en un lieu unique pour attendre l’ennemi. Le système axiologique du roman invite le lecteur à juger très positivement cette stratégie : il s’agit d’une décision sage. Mais l’impératrice et l’état-major à Paris n’en veulent pas et poussent à la marche en avant. Le texte se situe au moment où la décision intelligente de se replier est annulée : le drame de la défaite se noue. Or Zola ajoute cette scène : l’un des personnages focalisateurs du roman, Maurice, aperçoit une ombre derrière les rideaux d’une fenêtre, l’ombre de Napoléon III, qui marche en long et en large dans la chambre où il est confiné. Prend place alors un théâtre fantomatique ; une voix spectrale pousse l’empereur au sacrifice : pour que règne le fils, il faut que meure le père. Le lecteur, l’espace d’un paragraphe ou deux, est plongé en plein drame des Atrides, dans une scène dont le caractère fantastique, aux antipodes du sérieux naturaliste, disloque efficacement le continuum narratif.

3.    Dans le troisième texte, la guerre devient amusante parce qu’un gamin rigolard apparaît et transforme un épisode pathétique (la marche dangereuse d’une jeune femme sous les obus, à la recherche de son mari) en un moment allègre et insouciant, qui emprunte au goût enfantin de l’aventure et du merveilleux. C’est un interlude hugolien – le rapprochement du gamin de Zola avec le Gavroche des Misérables s’impose en effet – inscrit dans une narration qui veut être tout sauf hugolienne.

4.    Dans ce passage, celui du « bois de l’épouvante », c’est la nature qui prend en charge – arbres tués à leur poste et sources violées – une horreur qui ne peut plus être humainement symbolisée. On voit ici à l’œuvre la radicalisation d’une technique homérique où les arbres, la nature, qui servent de comparaison chez Homère, glissent au premier plan (voir Corinne Saminadayar, « La Débâcle, roman épique ? », dans les Cahiers naturalistes, no 71, 1997). Quant à la mort des soldats, déshumanisée, horrible, indicible, elle est décrite sur un mode grotesque : ainsi, ce soldat qui crie « touché » (comme à la fête foraine…) en tombant mort ; ou cet autre, qui court et parle encore (comme un poulet étêté) alors qu’il est mortellement touché.

5.    Le dernier texte est celui de la mise à mort d’un espion prussien : même chez Bloy (auteur excessif pourtant) qui a lui aussi exploité la métaphore du « cochon de Prussien », l’image n’avait pas été littéralisée à ce point : car c’est véritablement un acte de boucherie que décrit Zola. La question morale de la convenance est détournée : la mise à mort décrite avec un refus d’empathie total. Une fenêtre fantasmatique s’est ouverte, autour de la haine du « cochon de Prussien ». Certes, Zola intervient ensuite pour dire que c’est affreux : comme s’il avait à se faire pardonner le désir vif de raconter cette scène. La récupération morale se fait par l’intervention auctoriale, dans un discours d’explication.

Par ces extraits, je voulais montrer comment dans un livre en principe bétonné par son esthétique et son propos déclaré, des passages viennent à jaillir, qui ouvrent sur d’autres genres, d’autres scènes (fantastiques, fantasmatiques) et lui imposent une hétérogénéité qui peut-être n’y était pas prévue.

Il faudrait essayer de faire jaillir ces moments (modestement) anomiques, dans l’enseignement d’explication de texte. Si j’aime tant cet enseignement, c’est parce que je peux y renouveler chaque fois l’expérience de faire dérailler les textes même les mieux conduits. On échappe ainsi à la contrainte (au grand sur-moi critique) de la cohérence.

 

 

 

Discussion

 

Hélène Merlin-Kajman : Comment présentez-vous le cours aux étudiants ?

 

Jean Kaempfer : C’est du « suspense » pour eux. Pour les initier à l’explication de texte, je commence toujours par la description chez Zola, qui est une chose simple. Quand se crée une sorte d’habitude de Zola, au bout de quelques semaines, je propose des textes disloqués : cela donne l’idée qu’on en n’a jamais fini, qu’il y a des doubles fonds, même dans les textes les plus limpides. La familiarisation initiale permet de se rendre compte ensuite de la complexité du texte.

 

Hélène Merlin-Kajman : Carlo Ginzburg me revient ici : dans Le Paradigme indiciaire, il rapproche le critique d’art Morelli, qui avait trouvé une méthode fondée sur les détails pour identifier les faussaires en peinture, Conan Doyle, et Freud (le lapsus). Tous les trois avaient fait des études de médecine. Cela souligne l’idée que l’histoire relève du paradigme indiciaire et non galiléen. C’est un peu le même genre d’opposition, il me semble : d’un côté, le ‘galiléisme’, si je puis dire, du naturalisme (roman et critique) ; de l’autre, peut-on mettre en rapport ces choix de dislocation avec le détail chez Ginzburg : mais la trace mène à la proie alors que vous, vous nous montrez que c’est le déplacement lui-même qui importe, et qu’il n’y a pas de vérité à trouver.

 

Jean Kaempfer : Il n’y a pas d’authenticité. La preuve que c’est du Zola, c’est l’ensemble. Il y a une autre position qui m’intéresse : l’opposition chez Deleuze-Guattari entre le molaire (force indiscutable des grandes oppositions binaires) et le moléculaire (ouvrant à des logiques inattendues, beaucoup plus fines, moins carrées et euclidiennes). Chez Zola, on peut montrer que ces deux lectures sont également possibles et légitimes : il y a bien du naturalisme (le molaire), et en même temps il y a ces échappées (le moléculaire) qui déplacent vers des mondes alternatifs, posés fugacement.

 

Marie-Hélène Boblet : Dans l’extrait de l’égorgement du Prussien, il y a une dimension très clinique et très naturaliste, mais qui est travaillée par la métaphore.

 

Jean Kaempfer : La mise à mort relève effectivement de la boucherie, dans ce passage. Il y a un paradoxe entre l’horreur, entre l’a-humain, hors de toute symbolisation, et le discours serein de l’expertise professionnelle, en l’occurrence celle de la boucherie. Zola y exprime une volonté de décrire ce qui est intolérable dans les termes cliniques d’une corporation professionnelle.

 

Sarah Nancy : Cela touche à des sentiments que j’ai eus en lisant Pot-Bouille, et cela me renvoie à la méthode d’explication de texte telle que je la pratique : je vérifie la lecture des étudiants en les interrogeant sur des détails, après douze lectures du même texte. Mais par rapport au projet de Transitions, je me demandais comment expliquer que ce lieu qu’on atteint en suivant la piste des « jaillissements hétérogènes » soit aussi celui de l’a-symbolique, qui est un revers de l’espace transitionnel, et surtout, comment faire avec cela ?

 

Jean Kaempfer : Il y a beaucoup de scènes terribles dans La Débâcle, comme les scènes d’ambulance, qui exposent le lecteur au risque (ou à la tentation) de franchir le mur du symbolique, vers le réel même. Sans doute on a tous envie d’être cynique parfois, comme Diogène, d’honorer l’animalité en l’homme, mais Zola n’est pas un écrivain obscène : il ne dit pas « vous êtes ça, la bête humaine », mais il part de la bête humaine pour construire un univers humanisé.

 

Mathias Ecoeur : Je vois une différence entre votre démonstration de lecture et l’article que vous avez écrit et qu’Hélène Merlin-Kajman nous a communiqué : il s’agit de deux dislocations différentes. Dans l’article, vous évoquiez des textes représentatifs des œuvres complètes, et ici, l’hapax.

 

Jean Kaempfer : C’est une question de public : dans l’article, il s’agissait d’une réflexion très spécifique écrite pour l’équivalent des IUFM en Suisse romande : je me suis placé dans le cas de l’explication de textes au lycée, pour faire saillir l’intérêt de la singularité qu’elle peut recéler. Ici, c’était l’idée de dire que dans un continuum narratif, sortent d’autres choses que ce qui ressort des manuels. Dans le cas des manuels, celui qui fait le choix est l’auteur du manuel, alors qu’ici, celui qui fait le choix est aussi un peu le maître ; car pour faire saillir l’inattendu, il faut le vouloir.

 

Claire Badiou-Monferran : L’unité du plaisir de lecture n’est-elle pas pertinente ? Cette continuité narrative ne peut-elle pas créer un plaisir aussi ? Et n’y a-t-il pas un plaisir savant dans la reconnaissance de l’intertexte ?

 

Jean Kaempfer : Il faut multiplier les plaisirs ! C’est un bonheur d’avaler un texte d’un bout à l’autre, sans tenir compte du détail, en une dévoration continue indistincte. Il y a aussi le plaisir que promettent et donnent les œuvres démesurées, comme les Hommes de bonne volonté : c’est le plaisir glouton. On pourrait faire une catégorisation de ces plaisirs : le plaisir cultivé de reconnaître une citation, une allusion, en serait un autre, qui permet d’échapper à ce que Michel Picard appelait le « pathos des allusions perdues ». Il y a encore le plaisir de dépiauter un texte, qui ramène à l’enfance : comme lorsque l’enfant ouvre un réveil pour voir comment c’est fait, on démonte un texte.

 

Manon Worms : Partir du principe que Zola est globalement quelque chose, qu’il est, par exemple, naturaliste, me paraît frappant, si c’est pour isoler les lignes de fuite qui semblent échapper à ce naturalisme. Ce principe de dislocation n’est-il pas au contraire intrinsèque à Zola ? Mon expérience de lectrice de la Joie de vivre a retenu cette seule exacerbation du naturalisme dans la scène de l’avortement ou de la fausse couche, je ne sais plus. C’était pour moi proprement traumatique. Ne peut-on appliquer ce principe de dislocation à d’autres œuvres, et reconnaître que c’est typique de l’écriture, zolienne comme une autre écriture ?

 

Hélène Merlin-Kajman : Oui, vous avez évoqué la scène du meurtre du Prussien comme une scène tout à fait inouïe chez Zola, pour laquelle vous ne connaissiez aucun équivalent dans son œuvre : cette sortie radicale hors du symbolique. Mais si on s’en tient à l’effet, comme vient de l’évoquer Manon, il en va peut-être autrement. Je me souviens de ma lecture, adolescente, de Thérèse Raquin, comme d’un cauchemar qui m’a hantée longtemps : j’ai gardé longtemps sur moi l’odeur de Thérèse Raquin !...

 

Jean Kaempfer : Si l’on prend le résultat de l’opération, Zola devient tout cela à la fois, naturaliste, en excès par rapport au naturalisme, hétérogène. Pour des raisons simplement pédagogiques, je pars de l’idée qu’il est naturaliste. Quant à ma notion de « dislocation », elle est née de la lecture d’une œuvre singulière, La Débâcle, et je ne sais pas si elle est généralisable. Je ne suis pas théoricien. Jean Starobinski défendait « la non-méthode », pour échapper à ce « gris moiré » dont la méthode, à son sens, revêt tout ce qu’elle touche. Pour ma part, les tensions seules m’intéressent, je suis si l’on veut un romantique.

 

Florence Magnot-Ogilvy : C’est fréquent chez Zola, mais cette violence et cette tension sont précisément ce qui fait un texte intéressant. Tous les textes intéressants ne fonctionnent-ils pas ainsi ?

 

Hélène Merlin-Kajman : Ce qui réunit nos réactions, à des passages différents, c’est qu’il y a quelque chose de traumatique. A propos du cinquième extrait que vous avez proposé : « Pourquoi donner la scène du Prussien tué comme un cochon en partage à des lecteurs ? », pourrait demander une étudiante. Que répondriez-vous à cela ?

 

Jean Kaempfer : Quand Zola nous donne à partager cette scène, est-ce qu’il offre de façon ambiguë à la complaisance du lecteur revanchard, comme une figuration fantasmatique, flattant ce qu’il y a de plus bas en nous, de l’ennemi à un moment où la haine anti-allemande était exacerbée ? Ou bien, est-ce qu’il satisfait une sorte de fantasme personnel, sadique ? Spontanément, je répondrais la deuxième chose.

 

Hélène Merlin-Kajman : Seriez-vous d’accord avec l’idée que je me fais de l’éthique de l’enseignant : je ne pourrais pas lâcher des élèves devant ce texte sans y passer du temps, avec eux, en freinant la jouissance et protégeant du traumatisme, parce que sinon on ne fait qu’intensifier la part sadique de l’écriture (de l’écrivain). La tâche d’un enseignant est de faire que ces textes-ci soient étudiés longuement : là est l’espace transitionnel.

 

Jean Kaempfer : Des choses jaillissent de la littérature qui touchent parfois au grand clivage entre le symbolique et le réel : il faut du symbolique pour que le monde soit habitable. Le réel existe : il est impossible à symboliser humainement, mais il existe. Donc on ne moralise pas platement quand on parle avec les étudiants sur ce type de texte, on y expérimente utilement la limite au-delà de laquelle le symbolique explose.

 

Michèle Rosellini : Bataille a beaucoup servi à cela dans les années 1970. Il faudrait voir du côté de ceux qui ont travaillé sur l’abjection.

 

Jean Kaempfer : L’abjection, ou la jouissance : celle-ci, dans le fond, embête Barthes dans le Plaisir du texte, malgré son militantisme pour le texte, contre l’œuvre : cette volonté de rompre les digues du symbolique a duré un temps dans l’histoire littéraire, dans les années 1970.

 

Antonia Zagamé : Jérôme David nous avait aussi présenté une méthode d’enseignement pour le secondaire ; il y a des convergences avec la vôtre. Il suggérait de proposer aux élèves ou aux étudiants, une fois qu’ils avaient proposé des éléments d’interprétation personnelle, de repérer tout ce qui ne s’intégrait pas à ces amorces de lecture. Bien sûr, le but en revanche était de proposer une lecture commune finalement.

 

Jean Kaempfer : La convergence est réelle avec Jérôme David, - quelqu’un qui pense à toute vitesse et qui m’est un ami et jeune collègue très bénéfique. Il me donne l’expérience du débordement, car il vient sans cesse déranger mes quelques certitudes, il m’empêche de ronronner.

 

Mathilde Faugère : Pour ma part, le texte du cochon ne m’a pas du tout touchée du fait même de sa forme d’extrait, du fait que c’était un texte séparé.

 

Jean Kaempfer : Mais là, les étudiants, quand je leur propose de se pencher sur ces petits blocs de texte, ont lu le roman dans son intégralité. Bien sûr, il y aurait un moyen d’esquiver la question proprement textuelle, et de rabattre la scène sur un phénomène socio-historique, culturel. Mais si j’aime tant l’explication de texte, c’est que j’essaie aussi de m’opposer à la dilution du texte dans le culturel. Si nous disons que les textes sont des objets culturels, nous sommes fichus, même si la promotion du texte comme une élaboration d’abord esthétique peut apparaître comme un vieux préjugé de l’école de Genève. Mais il permet de comprendre comment, par cette élaboration esthétique, le texte rend le lecteur perplexe. Si l’on oublie de mettre en évidence la façon dont la littérature rend le lecteur perplexe, on perd le vif de notre travail.

 

Michèle Rosellini : J’ai enseigné Zola au collège et je me souviens d’un moment de difficulté dans Germinal avec la scène de l’émasculation de l’épicier qui est un personnage odieux, châtié par la collectivité. Les élèves étaient en empathie, satisfaits de cette scène : j’étais très embarrassée, parce qu’il y a une éthique à garder quand on enseigne. On ne peut laisser les affects déborder : comment faire pour ne pas tomber dans le discours moraliste ? Que faire de cet affect ? La seule manière était de revenir à l’explication de texte pour montrer que ce n’était pas un document sur une grève de mineurs, mais qu’une fantasmatique était construite.

 

Jean Kaempfer : Bien sûr, je suis d’accord. Le premier réflexe, c’est l’effet d’empathie crapuleux et de jouissance basse, comme un Le Pen autorise publiquement notre désir de bassesse et le flatte. Or la littérature donne non pas à croire, mais à voir : Flaubert dit que celle-ci est « exposante ». C’est toute la différence entre un discours littéraire, pris dans un dispositif fictif où la violence se donne à voir, et un discours militant.

 

Florence Magnot-Ogilvy : Le lecteur ne peut librement se complaire dans l’horreur chez Zola, car il y a des indices qui toujours l’en empêchent ou le gênent.

 

Mathilde Faugère : En somme, on voit la nécessité de suspendre l’affect par un discours intermédiaire. Si on passe par la mise en avant du texte comme construction, on empêche la projection « innocente », on introduit de la perplexité. Il faudrait trouver une autre voie que celle de la technicité et aussi que celle de la morale. Or, je me demande s’il n’y a pas de la morale à l’horizon de ce que vous dites.

 

Jean Kaempfer : Quand on se réunit avec des étudiants consentants autour d’un texte, ils admettent le dialogue. Le modèle que je préfère, c’est celui du maître d’atelier, avec sa lime, ses tournevis : je montre comment on peut utiliser ces outils, en fonction de l’objet que l’on travaille. C’est cela, je crois, la non-méthode de Starobinski : non pas un refus de l’approche méthodique, mais un choix judicieux des méthodes, au fur et à mesure des besoins. Selon les réactions des étudiants, on peut éclairer les choses différemment.

 

 

 
 
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