Le Contresens  n° 2

 

Préambule            

Comme le souligne ici Florence Naugrette, il semble a priori impossible d'envisager l'existence, pour le genre théâtral, de contresens de mise en scène puisque l'écart entre le texte et sa mise en scène lui est consubstantiel. « Mais il est des écarts trop grands, trop douloureux » qui font éprouver au spectateur - le spectateur que je suis, parmi les spectateurs que nous sommes ou qu'ils sont - plus d'une déchirure : celle du texte auquel je m'accordais ; celle du lien au public avec lequel j'étais venu(e) partager le spectacle. Le contresens, c'est donc « le sens qui ne me plaît pas. Celui que je ne saurais ni admettre, ni ressentir ; dont je refuse qu’il passe par moi en circulant d’un spectateur à l’autre, et qui, donc, m’exclut de facto du public ».

La réflexion de Florence Naugrette, qui s'affronte à la formule de Proust : « dans les beaux livres, tous les contresens qu'on fait sont beaux », confirme ce que certains exergues avaient commencé de nous faire entrevoir : la question de la beauté et celle du contresens entrent en écho, et c'est même par là qu'elles peuvent s'aiguiser en échappant à toute assignation dogmatique. Car leur point de convergence est également un point de fuite. Si le partage du sens est aussi un partage du sensible, l'un et l'autre ne tombent pas d'équerre. Nous sommes renvoyés au domaine des choix, non au sens d'un arbitraire solépsiste (« des goûts et des couleurs... »), ni au sens de l'universalité des jugements de goût ou de vérité, mais parce que l'affectivité et le sens communs méritent qu'on cherche à les construire avec tact. En somme, ici, j'entends que c'est la responsabilité des metteurs en scène que Florence Naugrette interroge.

H. M.-K.

Florence Naugrette est professeur de Littérature française à l’Université de Rouen. Elle a publié Le Théâtre romantique. Histoire, écriture, mise en scène (Seuil, 2001) ; Le Plaisir du spectateur de théâtre (Bréal, 2002). Elle dirige l’édition de la correspondance intégrale de Juliette Drouet à Victor Hugo.

 

 

 

 

 Peut-on parler de contresens de mise en scène?

 

 

Florence Naugrette

21/01/2012

 

   

« Dans le texte, le manque est inscrit. Une place est laissée en creux : il faut laisser de la place à ce qui va continuer à agir une fois le texte achevé. […] Car le tissage du texte de théâtre va jusqu'à écrire avec d'autres choses qu'avec des mots, écrire aussi avec un objet qui arrive, écrire avec quelqu'un qui s'agenouille, avec une couleur qui s'en va. Le texte de théâtre s'écrit avec beaucoup de vide autour. »

Valère Novarina, « Lire à trois cents yeux », Théâtre : le retour du texte ?, revue Littérature, n° 138, juin 2005.

  

Des émotions théâtrales, qui ont leurs goûts et leurs couleurs, inutile de discuter. Leur mise en mots, toujours possible, les réactive, mais ne suffira pas à les communiquer : c’est avant d’être verbalisées qu’elles auront déjà été partagées, ou non. Ce dont en revanche on peut débattre après coup, c’est de l’interprétation du texte par la mise en scène, telle que le spectateur, au bout du compte, la formule, l’ayant à son tour interprétée, c’est-à-dire mise en mots. La sémiotique théâtrale nous a appris que le texte de théâtre est par nature « troué », en attente d’une représentation en vue de laquelle il a été écrit, et l’esthétique de la réception a montré que le propre du chef-d’œuvre est d’être susceptible d’une nouvelle interprétation, de fournir une réponse à une question que la postérité lui pose, mais que l’auteur n’aurait pas pu envisager. L’ouverture herméneutique du texte dramatique – consubstantielle au théâtre comme art du spectacle, d'une part ; et d’autre part définitoire de la notion même de chef-d’œuvre –, invite le spectateur à accepter un large éventail de propositions scéniques, et des écarts parfois considérables entre sa propre lecture de l’œuvre et celle que propose la mise en scène. Mais il est des écarts trop grands, trop douloureux, qui font souffrir le spectateur scandalisé par une torsion trop violente infligée au texte sans défense, lui faisant dire ce qu’il ne peut dire, et le brisant, tandis que le spectateur, lui, refuse qu’on force sa souplesse jusqu’à la déchirure : ce grand écart-là, c’est le contresens de mise en scène.

Mais peut-on en repérer les critères ? Comment le différencier d’une interprétation audacieuse, originale, nouvelle ? D’une resémantisation ? D’une trouvaille ? Dans le jugement qui mène à son repérage et à sa condamnation, la raison herméneutique est-elle totalement indépendante de la raison esthétique ?

Repérer un contresens de mise en scène, c’est partir du principe que quelque chose du texte préexistant au spectacle peut avoir été compris de travers, au bout du compte par le metteur en scène lui-même (car même si l’erreur d’interprétation est portée par l’acteur, le metteur en scène avait toute latitude pour la redresser pendant les répétitions). Notre propos ici n’est pas de prendre parti dans le stimulant débat entre Florence Dupont et Denis Guénoun sur cette question de la place du logos – et, par extension, du texte – dans la nature du théâtre. La question du contresens de mise en scène ne se pose, de toute façon, que d’un point de vue logocentrique : c’est selon ce dernier qu’on observe la production éventuelle du contresens dans le bâillement, le fossé, la distance permissive se creusant dans le passage du texte à la scène, qui dépossède l’auteur de son œuvre.  

Tant que le texte de théâtre reste sous le contrôle de son auteur, nul contresens n’est concevable. Pas de contresens possible lorsque Eschyle, Shakespeare ou Molière participent à la création de leurs pièces. Pas davantage, aujourd’hui, lorsque Wajdi Mouawad ou Joël Pommerat mettent en scène leurs propres œuvres, ou lorsque Hélène Cixous conçoit ses pièces en pleine collaboration avec Ariane Mnouchkine, ou Olivier Cadiot avec Ludovic Lagarde. Il le devient dès que l’auteur abandonne sa pièce à un metteur en scène indépendant de lui. Sa parole auctoriale s’exprime parfois – mais pas toujours – pour dénoncer les contresens dans la mise en scène de ses pièces : en témoignent les imprécations de Genet dans Comment jouer Les Bonnes et Comment jouer Le Balcon, et ses recommandations, tableau par tableau, dans la version imprimée du texte, pour monter Les Paravents ; en témoignent aussi les mises en garde de Beckett contre la tentation d’interpréter son œuvre comme la représentation du monde d’après l’holocauste ou la catastrophe nucléaire.

Cette dépossession effectuée par la mise en scène, que l’auteur la ressente ou non comme une violence, le temps la rend, de toute façon, inévitable. Elle est même la raison d’être du chef-d’œuvre. La postérité du texte théâtral par ses reprises scéniques a ceci de paradoxal que pour en assurer la survie elle menace nécessairement son intégrité. Ce dessaisissement forcé fait du metteur en scène à la fois un passeur, un porteur (traduttore) du texte vers les générations futures, et un traître (tradittore). Le risque du contresens est la rançon immédiate du succès, et de la postérité.

Produit par la mise en scène considérée comme une écriture seconde, le contresens est perçu comme d’autant plus insupportable qu’il annihile, renverse ou tord le sens du texte là où la mise en scène est censée le faire advenir. Ceux qui n’aiment pas véritablement le théâtre (ils sont nombreux, les raisons ne manquant pas de s’y sentir mal à l’aise) penseront que toute mise en scène, parce qu’elle choisit dans les possibles et détermine physiquement les personnages, ne peut que trahir, gauchir, abîmer ou appauvrir le texte. Ceux qui aiment le théâtre, au contraire, attendent précisément de la mise en scène qu’elle « libère » le sens du texte en le « délivrant » au public, dans l’épiphanie de sa profération ; ils vont au spectacle dans l’attente non pas de la re-présentation du texte, mais de sa réalisation. Ils partagent l’état d’âme du narrateur d’À la Recherche du temps perdu, impatient d’entendre la Berma dire les vers de Phèdre : « Je les connaissais par la simple reproduction en noir et blanc qu'en donnent les éditions imprimées ; mais mon cœur battait quand je pensais, comme à la réalisation d'un voyage, que je les verrais enfin baigner effectivement dans l'atmosphère et l'ensoleillement de la voix dorée. »[1] L’édition imprimée du texte, dans cette perspective, n’est qu’un décalque asséché de la pièce, sa simple trace, ou sa partition en attente d’exécution.

La métaphore musicale du texte comme partition est forcée, car la simple lecture du texte de théâtre est accessible à (presque) tout un chacun, et procure un plaisir esthétique autonome[2], ce qui n’est pas le cas d’une partition musicale, dont la lecture n’est accessible qu’aux musiciens professionnels et aux amateurs suffisamment éclairés pour « entendre » mentalement la musique à la seule lecture de la partition. Mais cette métaphore possède au moins une vertu heuristique : faire comprendre que le livre imprimé est une promesse de spectacle, où est inscrite une variété d’interprétations possibles. Dans une certaine limite, cependant : de même que le pianiste qui « interprète » Chopin a pour latitude ses idiosyncrasies stylistiques, comme son rubato ou son toucher, mais doit néanmoins, au-delà même du rythme et de la mélodie, respecter par exemple le phrasé, les nuances et le tempo indiqué – en somme, jouer tout ce qui est écrit –, de même, la latitude d’interprétation du metteur en scène est restreinte. Du texte lui-même, on attend, au minimum, que les dialogues soient dits. Mais pas seulement. Admettons – ce qui peut aussi se discuter, notamment pour tous les cas de pantomime –, que le respect des didascalies soit facultatif, selon la démonstration qu’en donne Gordon Craig, dont le « régisseur », dans son dialogue avec « l’amateur de théâtre », définit ainsi en quoi consiste son métier :

À interpréter la pièce du dramaturge ; et pour ce, il promet en recevant la pièce des mains de l’auteur, de l’interpréter fidèlement selon le texte (je ne parle ici que des régisseurs d’élite). Puis il la lit, et à la première lecture toute la couleur, la tonalité, le mouvement et le rythme qui devront caractériser la pièce, surgissent nettement en son esprit. Quant aux indications scéniques dont l’auteur larde son texte, il ne s’y arrête point, car étant maître en sa partie, elles ne lui sont d’aucune utilité.[3]

Hugo lui-même, qui multiplie les descriptions de décor dans le but de limiter les ardeurs décoratives des peintres de scène de son temps, reconnaissait volontiers qu’on pouvait jouer Ruy Blas « avec une table et six chaises ». Supposons, donc, qu’on s’accorde à laisser au metteur en scène la bride sur le cou pour les indications scéniques. Il n’en reste pas moins que la seule profération du texte n’en est que l’exécution et non pas l’interprétation. Pour que surgisse « nettement » à l’esprit du metteur en scène « d’élite » dont parle Gordon Craig « toute la couleur, la tonalité, le mouvement et le rythme qui devront caractériser la pièce », qui vont orienter le « discours de la mise en scène »[4], un savoir préalable est nécessaire. Maintes déterminations culturelles du texte peuvent – doivent ? – orienter son « interprétation » : elles vont des enjeux intellectuels, moraux, scientifiques et philosophiques de la pièce à l’époque de sa création aux lois de son genre, à sa poétique, à son registre, aux emplois de ses personnages, etc.

Ce savoir ne remplace pas le sens artistique (Gordon Craig dit ailleurs qu’un régisseur dépourvu de sens artistique, aussi cultivé soit-il, est aussi peu utile à la scène qu’un bourreau dans un hôpital) ; mais le défaut de ce savoir – ou son abandon – est toujours en cause lorsqu’il s’agit de reprocher au metteur en scène un contresens sur le texte.

Là est le problème : car ce savoir historique auquel on se réfère comme pierre de touche du sens peut être lui-même, dans une certaine mesure, le produit d’une interprétation héritée de l’histoire littéraire, d’une tradition critique, ou d’une tradition de jeu. Si l’on admet que le propre du chef-d’œuvre réside dans ses virtualités anachroniques, il faut bien admettre aussi qu’il peut produire une partie de son sens sans que ce dernier s’y trouve d’avance inscrit. La limite entre ce que le texte « dit », ce qu’il « veut dire », ce qu’il « peut dire » et ce que le metteur en scène lui « fait dire » est difficile à cerner.

Le glissement de l’un à l’autre est une source de plaisir pour le spectateur, car comme l’explique Patrice Pavis, « ce qu’il est passionnant d’observer, c’est le travail scénique qui fait dire une multitude de choses aux énoncés textuels que l’on croyait pourtant clairs et univoques[5] ». Proposons ceci : ne sera pas considérée comme un contresens une proposition du metteur en scène qui, bien que ne se trouvant nulle part dans le texte, et étant donc entièrement inventée, surimprimée au texte, ne contrevient néanmoins pas à son sens global.

Ainsi, lorsque Ariane Mnouchkine monte Tartuffe (2000) dans un milieu oriental-méditerranéen de convention, les signes renvoyant aux trois grandes religions monothéistes dénoncent une forme d’intégrisme contemporaine en décalage avec le sens obvie du texte, puisqu’à l’évidence le Ciel au nom duquel prétend agir Tartuffe est, à l’époque où écrit Molière, le seul séjour du Dieu chrétien. Pour autant, l’argument du contresens ne tient pas : notre époque peut parfaitement tirer de la pièce de Molière matière à réfléchir sur toute forme d’intégrisme religieux. Nul contresens, donc, avec cette transposition d’un univers culturel de référence dans un autre. Car cette transposition globale n’entre pas en conflit avec la logique interne du texte : elle ne le tord pas de l’intérieur.

Il en va tout autrement de la manière dont Louis Jouvet a monté et interprété lui-même Tartuffe (1951), comme un vrai dévot soumis à la tentation par la famille d’Orgon. Cette interprétation dérivait du « sous-texte » fourni par le jeu de Jouvet. Patrice Pavis donne du « sous-texte » la définition suivante :

Ce qui n’est pas dit explicitement dans le texte dramatique, mais ressort de la façon dont le texte est interprété par le comédien. Le sous-texte est donc une sorte de commentaire effectué par la mise en scène et le jeu de l’acteur, donnant au spectateur l’éclairage nécessaire à la bonne réception du spectacle.

Cette notion a été théorisée par Stanislavski pour qui le sous-texte est un instrument psychologique renseignant sur l’état intérieur du personnage, creusant un écart signifiant entre ce qui est dit dans le texte et ce qui est montré par la scène. [6]

Le sous-texte peut aussi être sociologique (donner à voir, par exemple, les rapports de classe entre les personnages). Dans le cas du Tartuffe de Jouvet, l’« écart » entre « ce qui est dit dans le texte et ce qui est montré par la scène » était à ce point « signifiant » qu’il fut perçu comme un contresens. Pour légitimer sa mise en scène (qui fut vivement critiquée), Jouvet a démonté point par point une notice de dictionnaire proposant un résumé analytique de la pièce, et exhibé tous les préjugés de lecture qu’une tradition scolaire et théâtrale y avait accumulés[7]. Avec une habileté confondante, il nous convaincrait presque que rien ne nous oblige à croire à la fausseté de la dévotion de Tartuffe ; que cette vision de la pièce est due à la sédimentation de décennies de critiques scolaires républicaines et anticléricales ; que c’est Elmire qui le provoque, et Orgon, qui le recueille, qui lui propose sa fille et son bien, sans qu’il ait rien demandé ; qu’étant soumis par les autres à la tentation, il est, dans cette histoire, la victime, et non le traître. Mais quoi ? Les circonstances politiques et idéologiques de la création de la pièce et la condamnation généralisée du faux dévot dans sa structure interne ne forment-elles pas un faisceau rendant parfaitement inadmissible l’hypothèse de Jouvet ? Les portraits successifs de Tartuffe, la dénonciation de son comportement par le raisonneur et par tous les personnages sensés de la pièce, la fable elle-même, où sont désabusés tour à tour aux deux derniers actes Orgon et Mme Pernelle, le dénouement providentiel qui célèbre la clairvoyance du roi contre ce « fourbe renommé » coupable de « lâche ingratitude » et de « déloyauté », tout enfin donne raison à la tradition scolaire contre l’interprétation de Jouvet. Il s’agit donc bien d’un contresens, oui, mais d’un de ceux qui faisaient dire à Proust que « dans les beaux livres, tous les contresens qu’on fait sont beaux ». Formule probablement discutable par ailleurs, mais très juste ici, d’autant que le contresens de Jouvet, parfaitement volontaire, et assumé, n’est assurément pas imputable à un manque de culture ou de discernement. Bien au contraire. Il rend compte d’un troublant possible du texte : faire crédit à Tartuffe. Oui, mais de quoi ? Vitez, en confiant le rôle au séduisant Richard Fontana (1978), lui fera crédit de sa force de séduction sur une famille entière, comme dans Théorème de Pasolini, rendant d’autant plus méritoire la résistance d’Elmire et de Mariane. Jouvet lui fait crédit de sa foi. Et même ceux qui refuseront de le suivre sur ce terrain admettront néanmoins que l’un des moments où Tartuffe abuse le mieux son interlocuteur est précisément celui où il tient un discours de vérité (en s’accusant devant Orgon), et que la beauté sublime de ses deux déclarations à Elmire nous touche parce qu’on y croit (et peut-être a-t-on raison).

Cet exemple nous confronte à la question trouble de l’« interprétation » du personnage, et au problème posé par le sens même du mot. Polysémie glissante. Dans la déclinaison d’une distribution, il dit simplement quel acteur est chargé du rôle (« Cordélia est interprétée par Julie-Marie Parmentier ») ; dans l’appréciation du jeu de l’acteur, il est un critère de jugement (« on admirera ici l’interprétation puissante de Salluste par Robin Renucci ») ; dans le commentaire de la mise en scène, il désigne l’orientation psychologique du personnage selon le sous-texte exprimé par l’acteur (« Antoine Vitez interprète un don Ruy fou d’amour », « Juliette Binoche interprète une Mademoiselle Julie fragile et passionnée, mais nullement hystérique ». Le glissement sémantique se fait souvent par hypallage : on parlera de « l’interprétation angoissée et jubilatoire d’Harpagon par Denis Podalydès », de « l’interprétation énergique et fougueuse de la Reine d’Espagne par Rachida Brakni », par opposition à « l’interprétation diaphane et délicate » de Danielle Darrieux ou de Sarah Bernhardt[8]. Ces hypallages témoignent d’un paradoxe : d’un côté les personnages de théâtre ne sont que des nœuds de relations, des « êtres de papier » dénués de toute profondeur (diktat de l’explication de texte, horreur de la paraphrase psychologisante) ; de l’autre, leur « interprétation » par l’acteur nous plaît ou nous déplaît en fonction de l’investissement psychique que sa contemplation autorise. Résolution du paradoxe : la profondeur du personnage est moins la sienne que la nôtre, ce que formule ainsi Lechy Elbernon, l’actrice de L’Échange, décrivant son public :

Je les regarde, et la salle n’est rien que de la chair vivante et habillée. […]

L’homme s’ennuie, et l’ignorance lui est attachée depuis sa naissance.

Et ne sachant de rien comment cela commence ou finit, c’est pour cela qu’il va au théâtre.

Et il se regarde lui-même, les mains posées sur les genoux. Et il pleure et il rit, et il n’a point envie de s’en aller. […]

Et ils regardent et écoutent comme s’ils dormaient. […]

Ils m’écoutent et ils pensent ce que je dis ; ils me regardent et j’entre dans leur âme comme dans une maison vide.[9]

Cette projection psychique du spectateur dans le personnage, via le corps contemplé de l’acteur, est la condition de possibilité de la catharsis – si elle existe, quelle que soit la définition qu’on a pu en donner, d’Aristote à Freud, Mannoni, et au-delà[10] –, et en tout cas du plaisir du spectateur, même dans une esthétique brechtienne distanciée : rien ne m’empêche de sympathiser avec Groucha, l’héroïne du Cercle de Craie Caucasien, même sous le masque de Coline Serreau, dans la superbe mise en scène de Benno Besson (2001). Pour que cette projection psychique dans le personnage soit possible, il faut que je puisse en même temps m’identifier narcissiquement non pas au personnage lui-même, mais à l’acteur jouant le personnage. Dans la citation de Claudel, on ignore quel rôle joue Lechy Elbernon. Peu importe, justement. Quel que soit le rôle qu’il interprète, c’est l’acteur qui entre en nous comme dans une maison vide.

Aussi, lorsqu’un personnage est interprété de manière inouïe, opposée à la tradition scolaire, critique, ou dramatique, en contradiction avec son emploi ou toute autre loi du genre, l’infraction à toutes ces autorités légitimantes ne me fera juger que l’acteur joue à contresens (comme on prendrait une route à contresens, en sens « interdit ») que si je refuse de me projeter psychiquement dans sa proposition. Si cette projection psychique est possible, c’est que je peux épouser le jeu de l’acteur, vouloir être l’acteur. Michel Bouquet, dit-on, répète à ses élèves : « Les spectateurs ne viennent pas vous regarder jouer, ils viennent jouer avec vous ». Jouer avec l’acteur, c’est-à-dire jouer le personnage par procuration. Que l’acteur suive ou non le sens obvie du texte n’y change rien : s’il déjoue mes attentes, je prendrai son invention pour une trouvaille ou pour un contresens selon sa (son in)capacité à me convaincre de jouer le personnage à sa manière, avec lui.

De ce point de vue, la première surprise, la première trouvaille ou le premier contresens possible dans l’interprétation du personnage vient de la personne même de l’acteur imposée par la distribution des rôles (imputable au metteur en scène). Ainsi, quand Vitez confie en 1975 le rôle de Phèdre à Nada Strancar, il rompt avec une tradition de jeu stable depuis la création du rôle par la Champmeslé (elle avait trente-cinq ans en 1677) jusqu’à Marie Bell (quarante-deux ans en 1942) et Maria Casarès (trente-cinq ans en 1957-1958). Avec Nada Strancar (elle a vingt-cinq ans en 1975), l’emploi glisse : Phèdre n’est plus seulement une reine, mais aussi une jeune première. Sa faute n’est donc plus tout-à-fait la même : elle n’aime plus hors de saison le jeune éphèbe qui, par l’âge, pourrait être son fils, et dont elle est, par les liens du re-mariage, un avatar de mère ; elle aime un jeune homme de son âge, à qui elle pourrait plaire. Cette interprétation, à rebours d’une tradition qui ajoute au malheur de Phèdre la culpabilité d’un désir incestueux, sinon consanguin, au moins familial, n’est pas pour autant un contresens : d’une part, rien dans le texte même ne contrevient à cette interprétation, l’âge de Phèdre n’étant jamais précisé ; d’autre part, en allégeant la faute de Phèdre, elle fait d’autant mieux entendre la souffrance de l’amour contrarié.

Le choix, souvent pratiqué par Vitez, d’embellir ou de rajeunir le héros (Tartuffe, Phèdre, le don Carlos d’Hernani…) permet de le décoller de son emploi. Il empêche ainsi cet effet de boucle neutralisant les effets et des causes qui consisterait à dire que Scapin est inventif et impertinent parce qu’il est un valet de comédie, ou que don Diègue tient le discours de l’honneur aristocratique parce qu’il est un père noble de tragédie ; explications justes, mais insuffisantes, qui reviennent à prendre au sérieux la boutade attribuée à Bernard Shaw, « opera is when a tenor and soprano want to make love but are prevented from doing so by a baritone »[11]. Certes, identifier l’emploi d’un personnage est indispensable, pour ne pas attribuer vainement à une prétendue profondeur psychologique des traits distinctifs hérités d’une simple tradition de jeu et de composition. Inutile de s’appesantir sur la balourdise des premiers Arlequins de Marivaux : n’est-ce pas leur origine italienne même qui la commande (avant que Marivaux ne « polisse » Arlequin par l’amour) ? Même remarque pour la vivacité et la langue bien pendue des servantes de Molière. Mais rapporter l’ensemble du personnage à son seul emploi, c’est s’interdire paresseusement de sentir les beautés d’un personnage qui, tout en relevant de lui, l’excède. Le sens n’est pas tout entier dans la structure.

C’est ce qu’a bien vu Brigitte Jaques-Wajeman, dans sa mise en scène de Tartuffe (2009) où Dorine (dans le sous-texte de ses motivations produit par Carole Bergen) n’est pas seulement une servante accorte, ingénieuse et efficace. L’amour qu’elle dit porter à Orgon (« Dorine : Si l’on ne vous aimait… / Orgon : Je ne veux pas qu’on m’aime. / Dorine : Et je veux vous aimer, Monsieur, malgré vous-même ! ») est pris au sérieux jusqu’au dénouement, où Orgon (Pierre-Stéfan Montagnier), détournant la tête quand elle s’avance pour l’embrasser, refuse de prendre en considération son désir de faire véritablement partie de la famille. Ce qui excite pour elle la compassion du spectateur, sans la priver de la vis comica consubstantielle à son emploi. Inversement, suivant en cela un mode de perception de la tragédie déjà en vigueur au XVIIe siècle, Brigitte Jaques-Wajeman sait aussi faire rire le spectateur au spectacle des bassesses de certains personnages tragiques, tels le roi Prusias (Pierre-Stéfan Montagnier) et la reine Arsinoé (Sophie Daull) dans Nicomède (2009), en montrant la lâcheté et la veulerie du premier, hypnotisé par sa femme qui le manipule par la séduction. On sait que les spectateurs de Racine percevaient les potentialités comiques d’Andromaque, dont l’intrigue, fondée sur une poursuite amoureuse circulaire, hérite de la pastorale. Et que les romantiques ont bien perçu, chez Corneille, pour qui ils avaient une immense admiration[12], une certaine porosité des genres. Mais porosité ne signifie pas indifférenciation, ni interchangeabilité. C’est pourquoi le renoncement complet au registre, et donc au genre comique ou tragique d’une pièce classique peut être perçu comme un contresens. On sait que Tchékhov, reconnaissant à Stanislavski pour l’audience qu’il donnait à son œuvre, se désolait néanmoins que la dimension comique de cette dernière ne soit pas suffisamment exploitée, et déplorait les contresens qui en résultaient. De même, les mises en scène tragiques de Marivaux ou de Molière me privent non seulement du plaisir de rire, mais aussi de l’efficacité même de la comédie. Pour qu’Arnolphe m’émeuve, encore faut-il qu’il me fasse d’abord rire, et que les effets comiques de son rôle ne me soient pas déniés. La signification qu’on m’impose ne peut en imposer à ma perception esthétique.

Aussi ai-je été gênée que, dans son Mangeront-ils ? (2002) par ailleurs absolument magnifique, et l’une des plus belles mises en scène de Hugo qu’il m’ait été donné de voir, Benno Besson représente les deux amants comme un couple difforme et désassorti. Pourquoi l’ai-je perçu comme un contresens ? Pourquoi n’ai-je pas été complètement convaincue par la justification pourtant fort judicieuse de ce choix, entendue ensuite[13] ? La voici : qu’importe que Lady Janet soit massive et gironde, et que Lord Slada soit petit et malingre ? Ce que célèbre Hugo, n’est-ce pas la force toute-puissante de l’amour ? Tout le monde n’a-t-il pas le droit au bonheur ? Ne peut-on pas aimer et être aimé hors des canons de la beauté ?

Bien sûr que si.

Faut-il en conclure qu’il n’y avait nul contresens à sortir les deux amants de leurs emplois de jeunes premiers ?

Eh bien, peut-être que non.

Le contresens que j’ai perçu, je le reconnais, n’est pas dans la démarche herméneutique du metteur en scène. L’intention de signifier n’est pas contraire au vouloir-dire de l’auteur : toute l’œuvre de Hugo dit en effet la possibilité d’aimer les êtres laids (Quasimodo, Gwynplaine, mais aussi l’araignée ou l’ortie…). Il est dans la perception esthétique. Jeunes amants martyrisés par le tyran – qui convoite la première, et veut éliminer le second –, Lady Janet et Lord Slada sont les héros à sauver, menacés par le barbon, et donc désignés comme jeunes premiers par la convention théâtrale. Mais ils ne sont pas pour autant les personnages les plus originaux, les plus travaillés, ni les plus attachants de la pièce ; ce sont le génie shakespearien Aïrolo et la sorcière Zineb, leurs adjuvants sublimes. Ces personnages venus de la féerie portent les valeurs héroïques de courage humanitaire, de résistance politique, d’inventivité éthique, et de sensibilité métaphysique ; ce sont eux, les marginaux, qui fascinent le spectateur, le premier par son impertinence, son astuce et son désintéressement, la seconde par son grand âge, sa sagesse, son sens de la solidarité avec les faibles, l’art de déguiser sa ruse sous les apparences de la magie. À côté d’eux, le jeune Lord et la jeune Lady, affamés et assoiffés dans leur cloître où leur seul amour ne pourra pas éternellement les sustenter (d’où le titre de la pièce) peuvent paraître falots. Or leur rôle dans la pièce étant sans grande épaisseur, comment attirer sur eux la sympathie du spectateur s’ils n’entrent plus dans la catégorie des jeunes premiers, nécessairement jeunes et beaux[14] ? D’une part, dans le cas où un personnage se réduit – ou presque – à son emploi, l’en faire sortir produit un non-sens. D’autre part, je crois bien volontiers que, dans la vie, fort heureusement pour les autres et pour moi-même, on est aimé malgré ses disgrâces ; mais pour y croire au théâtre, mon sens esthétique commande ma raison morale. Pour que j’accepte un contresens, il faut qu’il soit beau.

Car c’est parce qu’il est beau qu’il fait sens, touche mes sens, ne heurte ni mon sens moral, ni mon « bon » sens. En revanche, dans telle mise en scène récente d’Hernani, que don Carlos, dans son monologue sublime de l’acte IV, se moque éperdument et parle avec condescendance du « peuple-océan » dont il tient son pouvoir, choque mes sens, mon bon sens, tout ensemble, et le sens du texte. Le but de la mise en scène était d’intégrer du « grotesque » dans une pièce que l’histoire littéraire a érigée comme archétype du drame romantique. Comme par ailleurs on ne retient souvent de la préface de Cromwell que l’injonction du mélange du sublime et du grotesque, on peut être tenté, avec les meilleures intentions du monde, de surajouter du grotesque où il n’est pas, notamment dans Hernani, qui, de toutes les pièces de Hugo, est d’ailleurs sans doute celle où il y en a le moins. Que le jeune Charles-Quint prenne avec ironie le monologue politique fondateur de son nouveau règne fait contresens. D’une part le renversement de son comportement à l’acte IV (il pardonne aux conjurés, rétablit son rival dans ses fiefs, et lui cède la femme qu’ils aiment) s’explique précisément par sa métamorphose en grand empereur (qui ne peut donc pas être ironique) ; d’autre part, sa grandeur politique ne tient pas seulement à son accession à l’Empire, mais aussi à la conscience qu’il acquiert de la fragilité de son pouvoir, et de la force agissante du peuple dans l’histoire. Là encore, la raison herméneutique et la raison esthétique se rejoignent : dans la mise en scène de Vitez (1985), tout contribuait à magnifier le sens du monologue, à en faire une scène sublime. Outre le jeu subtil de Redjep Mitrovitsa, le décor de Yannis Kokkos, une nuit étoilée de fibre optique, projetait le monologue sur une scène semblable au rêve, et la gestuelle de Redjep Mitrovitsa, somnambulesque, lui donnait la dimension, non pas d’un discours (à qui adressé ?), mais d’une vision. La vision, parfaitement anachronique dans la fiction (au début du XVIe siècle), mais vivace, en 1830, d’un pouvoir démocratique en devenir, et pour les spectateurs de 1830 comme pour ceux de 1985, d’un avenir supranational des états européens. Cette vision, vectrice d’une grande idée, ne peut être portée par une intonation ironique. L’intonation peut faire contresens : le diable est dans les détails.

Dans la mise en scène de Robert Hossein, en 1974, c’est le décor qui faisait contresens : à la fin de l’acte II, au moment où le roi offensé par son rival fait sonner le tocsin pour qu’on arrête le bandit, « le bruit de cloches augmente. Cris confus, flambeaux et lumières à toutes les fenêtres, sur tous les toits, dans toutes les rues ». D’où l’exclamation de doña Sol « Saragosse s’allume », qui incite Hernani à fuir parce qu’on le recherche. Cette exclamation, dans le décor d’Hossein, est comprise comme une didascalie interne commandant un incendie. Ce dernier clôt l’acte sur un clou de mise en scène certes spectaculaire, mais gratuit : un événement naturel devient la cause fortuite de la fuite d’Hernani et de la séparation des amants, démotivant la rivalité amoureuse et politique qui oppose le roi et le proscrit. Le sens est plus qu’appauvri : il est perdu, car comme le vraisemblable, il était dans la motivation.

Il est pourtant des clous spectaculaires, surimposés au texte, qui peuvent tout au contraire en sublimer le sens. Patrice Chéreau (2000) introduit sur scène le jeune fils de Phèdre, que sa mère tient par la main, à l’acte II, scène 5. Manière de rappeler au public – qui, peut-être, aura reconnu trop vite la scène tant attendue de l’aveu à Hippolyte –, que Phèdre vient à l’origine trouver son beau-fils pour préserver son propre fils au moment de la succession de Thésée : « Phèdre : J’oublie, en le voyant, ce que je viens lui dire. / Oenone : Souvenez-vous d’un fils qui n’espère qu’en vous. » Ces deux vers (et les suivants), qui disent la motivation première de Phèdre, resteront ainsi présents à l’oreille du spectateur tout du long de la scène, grâce à la présence de l’enfant. Que celui-ci assiste à la déclaration de sa mère à son demi-frère aggrave l’infraction du tabou. Venue pour protéger son enfant, Phèdre l’expose à une vision traumatisante. D’une pierre deux coups, ses deux pulsions incompatibles sont potentialisées l’une par l’autre grâce à cette pantomime d’invention qui, parce qu’elle éclaire le sens, n’est pas un contresens, mais une trouvaille.

Extension de la gestuelle jusqu’à l’action muette, la pantomime, quand elle n’est pas déjà prévue par une didascalie (la scène de cache-cache autour du fauteuil dans Le Mariage de Figaro, par exemple), est l’un des lieux privilégiés de la trouvaille, ou du contresens, parce qu’elle tient un discours autonome, qui se greffe sur le dialogue. Comme en botanique, la greffe peut servir à produire une autre variété, un autre texte. Voire revendiquer ouvertement le droit à la sur-interprétation du texte. À son interprétation abusive comme un contresens nécessaire. C’est le cas du sens donné par Bruno Bayen, dans sa mise en scène des Femmes savantes (2010), au « Sonnet à la Princesse Uranie, sur sa fièvre ». Le sonnet que Trissotin déclame à son public féminin file la métaphore de la fièvre en hôte indésirable, et indique la nécessité de se débarrasser de ce parasite qui menace l’intégrité du corps et met la vie en danger. Molière reproduit presque tel quel, pour s’en moquer, le sonnet de Cotin (cible de la satire), intitulé « Sonnet à Mlle de Longueville, à présent duchesse de Nemours, sur sa fièvre quarte »[15]. Le titre, modifié, rend fictive la destinataire, et vague la pathologie. Tandis que Trissotin (Pierre Louis-Calixte) dit son sonnet, aux cris d’admiration des trois précieuses s’ajoute une pantomime de Philaminte (Clotilde de Bayser) qui livre une interprétation toute personnelle du sonnet : sa gestuelle fait clairement comprendre que la « fièvre » qui parasite et menace la Princesse Uranie est une grossesse non désirée (Philaminte fait avec ses mains le geste du ventre rond), dont on se débarrassera (« Noyez-la de vos propres mains ») en provoquant la fausse couche (Philaminte fait le geste d’évacuer par le bas, sous la jupe, l’hôte indésirable). On pourrait, bien sûr, crier au contresens, dans la mesure où le sonnet ne dit explicitement rien de tel. Il y est question d’une fièvre, rien de plus. Rien de plus, mais rien de moins non plus. La pantomime de l’actrice opère – et c’est en quoi il s’agit en réalité d’une vraie trouvaille – une resémantisation jubilatoire du sonnet de Trissotin. Dans le sonnet, la fièvre fait déjà l’objet d’une mise en image : elle est personnalisée (« votre plus cruelle ennemie ») par une métaphore filée faisant allégorie. D’une part la pantomime inventée duplique la métaphorisation (fièvre = parasite = enfant), d’autre part (et comme inversement) elle ne fait que prendre l’allégorie à la lettre : si cette fièvre est une personne qui se développe dans le corps (« votre riche appartement ») sans y être la bienvenue, alors de quoi peut-il s’agir, si ce n’est d’une grossesse non désirée ? Le rendement herméneutique de ce jeu de scène est considérable. Entendons par « rendement herméneutique » le rapport économique du coût de l’hypothèse à son bénéfice. Selon cette modélisation, le coût est minime (quatorze vers d’un sonnet que l’on considère habituellement comme la satire d’une poésie précieuse abusant de la métaphore ornementale), et le bénéfice important : le sonnet se met à signifier, et qu’il le fasse par l’intermédiaire de la métaphore est lui-même signifiant. La hantise de la grossesse non désirée, commune à toutes les femmes, devient, dans une perspective féministe, non plus seulement une angoisse, mais aussi une cause à défendre, et donc un discours à tenir. Mais difficile à tenir. Armande, dans la première scène de la pièce, a déjà cherché vainement à dissuader sa sœur de se « claquemurer aux choses du ménage », de s’asservir « aux lois d’un homme » et de borner ses soins « à des marmots d’enfants » ; les projets de traités et d’assemblées savantes nourris par Philaminte, Bélise et Armande ne sont encore que fantasmés. « Geste » herméneutique, à tous les sens du terme, la pantomime de Philaminte exprime ce qu’elle ne peut précisément pas formuler explicitement : le droit des femmes à disposer de leur corps, à maîtriser les naissances. Ce que le discours articulé ne s’autorise pas à dire, un discours muet le dira à sa place. Et son mutisme même dira la répression dont il est l’objet. Lui-même parasite du sonnet de Trissotin, le discours gestuel de Philaminte, en motivant de manière militante la métaphore du parasite qui le structure, s’articule non pas en contresens, donc, mais en contrebande.

On conviendra ainsi qu’un sens inventé, surimprimé à une partie du texte, ne saurait être considéré comme un contresens si, au lieu d’aller contre son sens global, il en révèle au contraire un non-dit, invitant le spectateur, au bout du compte, à prêter l’oreille pour mieux l’entendre encore. C’est ce que peut opérer aussi une technique relevant de la distanciation : la révélation précoce du dénouement. On peut y voir un contresens dramatique, dans la mesure où le « bel animal » aristotélicien demande qu’on respecte sa morphologie. Dans une dramaturgie aristotélicienne, le spectateur est fasciné par le suspens qui résoudra le conflit. Si l’on ruine ce dernier en anticipant la fin, on rompt le sens du déroulement. Met-on pour autant tout sens dessus dessous ? Tout dépend de la qualité du nouveau sens produit. Dans Marie Tudor de Hugo, le suspens est ébouriffant : durant tout le dernier acte, deux femmes attendent avec angoisse de savoir qui, de l’ouvrier Gilbert ou du courtisan Fabiano Fabiani, sera exécuté. Un défilé funèbre accompagne le condamné à mort, dont le visage est caché, de la prison à l’échafaud. La Reine souhaite que Fabiani, son favori volage qu’elle a fait condamner, en réchappe ; Jane veut que ce soit son bienfaiteur, l’ouvrier Gilbert. Le suspens est tel que, dans la mise en scène de Vilar, en 1955, le public du T. N. P. applaudissait avant la fin tant son soulagement était grand de voir sauvé le brave homme. Dans sa mise en scène de 1991, Daniel Mesguich débutait le spectacle en donnant à voir, par une scène muette servant de prologue, l’exécution de Fabiani. Le suspens était ainsi désamorcé dès le début. Si l’on surdétermine le dénouement, on peut légitimement s’en plaindre. Mais il se trouve que ce dénouement est très problématique. Hugo lui-même l’a inversé juste avant la Première. Dans une version antérieure, plus sombre, c’est Gilbert qui mourait, et Fabiani qui en réchappait. La fin heureuse, qui sauve Gilbert par l’opération de la providence, satisfaisait mieux le public de la Porte-Saint-Martin, habitué au mélodrame. En supprimant le suspense, Mesguich désamorce l’émotion identificatoire au héros : on sait que ce n’est pas lui qui mourra, on ne s’inquiète donc pas pour lui. En revanche, on sait que Fabiani sera exécuté, et l’on entend ainsi tout ce qui, dans la pièce, concourt à sa perte: l’arbitraire royal et la violence d’État, certes, mais aussi la vindicte populaire, toutes classes confondues, contre le bouc émissaire ; Mesguich souligne cette interprétation neuve par un système subtil de ressemblances entre Fabiani et le juif qu’il tue. Fabiani devient « le juif » de Londres, l’étranger venu on ne sait d’où, au nom double, trouble (mi-espagnol, mi-italien), le bouc émissaire qu’il faut chasser de la ville[16]. La révélation anticipée du dénouement n’ôte pas à la pièce sa dimension politique (la dénonciation de la violence d’État s’exerçant par la peine de mort), mais elle fait mieux entendre sa dimension anthropologique, habituellement assourdie par l’attente émotionnelle de la résolution du suspense. Le sens du dessous prend le dessus.

Qu’une mise en scène fasse dire au texte ce qu’apparemment il ne dit pas n’est en soi nullement répréhensible. Inscrite dans le devenir du chef-d’œuvre, l’interprétation évolutive du sens, et donc la possibilité du contresens est même, comme l’anachronisme, la condition de sa postérité. Pour autant, tous les (contre)sens ne se valent pas. J’aimais, chez Vitez, qu’Elmire ait du mérite à résister à Tartuffe, parce qu’il me plaît que le désir féminin résiste aux faux-semblants. J’aime, chez Ariane Mnouchkine, la dénonciation, via Molière, de tous les intégrismes. J’aime, chez Brigitte Jaques-Wajeman, que les sentiments de la servante ne soient pas quantité négligeable. J’aime, chez Bruno Bayen, que le sonnet de Trissotin plaide pour le droit à l’avortement. J’aime qu’on puisse au moins faire crédit de leur discours aux personnages suspects ; c’est pourquoi j’aime, chez Jouvet comme chez Mesguich, que le traître (Tartuffe, Fabiano) ne soit pas désigné à la vindicte populaire du public. En revanche, je n’aime pas qu’une détermination psychologique, historique ou sociale soit remplacée par le hasard ; qu’on dégrade une aspiration sublime ; qu’on m’interdise de rire à la comédie. Ces goûts ne sont pas arbitraires : de leurs colorations (idéologiques, politiques, morales…), je veux bien discuter. Le contresens, ce n’est pas le sens que le texte n’aurait pas, ni celui que je n’avais pas imaginé, qui me surprend ou me déroute, mais le sens qui ne me plaît pas. Celui que je ne saurais ni admettre, ni ressentir ; dont je refuse qu’il passe par moi en circulant d’un spectateur à l’autre, et qui, donc, m’exclut de facto du public ; auquel je ne saurais consentir, en somme ; celui dont Hélène Merlin-Kajman, ici même, dit qu’il « ne m’intéresse pas, ne fait pas sens pour moi, et même, blesse mon plaisir ». Ce critère n’est pas purement subjectif : au contraire, il repose sur la possibilité d’un partage du sens que je viens précisément chercher au théâtre. À la trouvaille, en revanche, aussi extravagante soit-elle, je ne demande qu’à applaudir : à y souscrire, et à la partager.



[1] Marcel Proust, À l’ombre des jeunes filles en fleurs [1919], dans À la recherche du temps perdu, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1954, p. 441.

[2] Christian Biet et Christophe Triau analysent ce plaisir, dans Qu’est-ce que le théâtre ?, Gallimard, « Folio », 2006, p. 539 sqq : le lecteur « peut choisir une cohérence, un sens, ou en entrevoir d’autres, simultanément, sans être assigné à l’élaboration d’une mise en scène » ; il peut jouir d’occuper « toutes les places imaginaires de la représentation […]. Tour à tour acteur, scénographe, dramaturge, comédien, metteur en scène ou spectateur » ; lisant « un objet qui contient “de la littérature” », il éprouve aussi les plaisirs propres à toute lecture littéraire.

[3] Edward Gordon Craig, De l’Art du théâtre, Paris, Librairie Théâtrale, 1916, p. 122. Les pages suivantes complètent la démonstration.

[4] Voir Anne Ubersfeld, L’Ecole du spectateur, Editions sociales, 1981, et notamment les chapitres « Le texte et la scène » et « Le metteur en scène et sa représentation ». Voir aussi Patrice Pavis, « Discours », Dictionnaire du théâtre, Editions Sociales, 1980, p. 120.

[5] Ibid., p. 121.

[6] Patrice Pavis, « Sous-texte », ibid., p. 378.

[7] Louis Jouvet, « Pourquoi j’ai monté Tartuffe », Témoignages sur le théâtre, Flammarion, 1952.

[8] Le Roi Lear de Shakespeare, mis en scène par Luc Bondy, Odéon/Ateliers Berthier, 2005 ; Ruy Blas de Hugo, mis en scène par Christian Schiaretti, T.N.P. de Villeurbanne, 2011 ; Hernani de Hugo, mis en scène par Antoine Vitez, Théâtre National de Chaillot, 1985 ; Mademoiselle Julie de Strindberg, mise en scène de Frédéric Fisbach, Festival d’Avignon, 2011 ; L’Avare de Molière, mise en scène de Catherine Hiégel, Comédie-Française, 2009 ; Ruy Blas de Hugo, mise en scène de Brigitte Jaques-Wajeman, Comédie-Française, 2002 ; Ruy Blas, film de Cocteau et Billon, 1947 ; Ruy Blas, à l’Odéon en 1872, puis à la Comédie-Française en 1877 (mise en scène d’Emile Perrin).

[9] Paul Claudel, L’Échange, dans Théâtre, édition dirigée par Didier Alexandre et Michel Autrand, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2011, p. 549-550.

[10] Voir les études réunies dans Littérature et thérapeutique des passions. La Catharsis en question, sous la direction de Jean-Charles Darmon, Hermann, 2011.

[11] Je remercie Guy Ducrey d’avoir attiré mon attention sur cette fameuse formule.

[12] Voir les actes du colloque Corneille des romantiques, textes réunis et présentés par Myriam Dufour-Maître et F. Naugrette, Publications des Universités de Rouen et du Havre, 2006.

[13] Lors d’une fructueuse discussion à la journée d’études Benno Besson, entre mythe et politique : un homme de théâtre en situation (2008) organisée par Martial Poirson et Romain Jobez, actes publiés dans la Revue d’Histoire du Théâtre, 2009, 1-2, n° 241-242.

[14] Voir Jacques Schérer, « Le charme des héros », La Dramaturgie classique en France, Nizet, p. 20-23. Que Mangeront-ils ? soit une pièce du XIXe siècle n’enlève rien au fait que les héros puissent toujours se conformer à une grille d’emplois « classiques ». Voir mon article « Le Devenir des emplois tragiques et comiques dans le théâtre de Hugo », actes du colloque Jeux et enjeux du théâtre classique aux XIXe et XXe siècles organisé par le Centre de Recherche sur l’Histoire du Théâtre de Paris IV-Sorbonne, (Georges Forestier dir.) les 2-3 mars 2001, Littératures classiques, n°48, 2003.

[15] Cotin, Œuvres galantes, 1663. Voir l’édition des Femmes savantes par Claude Bourqui et Georges Forestier, dans Molière, Œuvres complètes, édition dirigée par G. Forestier et C. Bourqui, t. II, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2010, Notice, p. 1520 sqq, et note 7, p. 1535.

[16] On analyse plus en détail cette mise en scène dans les actes du colloque Reprise et transmission : autour du travail de Daniel Mesguich, sous la direction de Mireille Calle-Grüber, Gilles Declercq et Stella Spriet, Publications de la Sorbonne Nouvelle, à paraître.