Séminaire de P.  Hochart et P.  Pachet : Une éthique de l'impersonnel
Compte-rendu de la séance du 06 juin 2014

 

Relier prudemment – par une simple conjonction de coordination [1] – l’éthique protestante, à vrai dire essentiellement calviniste, et l’esprit du capitalisme, dans sa facture moderne [2], c’est soutenir que la première n’a pas été sans participer (p. 90,107 : mitbeteiligt) au développement du second, qu’elle s’est trouvée le favoriser, que celui-ci a bénéficié de son appui (p. 54,74 ; 251,250 : Stütze), voire même qu’il y a trouvé une condition indispensable [3], au double titre d’une incitation psychologique au travail éprouvé comme vocation et devoir [4], et d’une « bonne conscience » [5], sans qu’il soit pour autant question de déduire le second de la première ou d’en faire son « reflet » (p. 90,106 ; p. 85,102), tant quelque chose comme « l’esprit du capitalisme » répond à une causalité multifactorielle et ne saurait être pensé dans l’unilatéralité doctrinaire d’une déduction nécessaire [6] ; aussi Weber entend-il plutôt établir des « affinités électives » (p. 91, 107 ; p. 173, 180) au sein de l’enchevêtrement des relations réciproques (p. 236 n.278, 236-37 n.83). Au reste, sa démarche s’écarte évidemment d’une pure déduction logique [7] et mesure combien l’histoire se joue de « la logique [8] » : les idées agissent dans l’histoire (p. 89, 105-106) de telle sorte, le plus souvent, qu’elle produisent des « conséquences » non voulues par leurs promoteurs [9], mais qui n’en sont pas moins à rattacher au dogme [10], et qu’il faut prendre en compte l’écart de la théorie ou de la doctrine et de la pratique [11].

Quant à « l’éthique protestante », le fil du propos est lumineux : conçoit-on que la question du salut éternel est la question essentielle, alors Calvin pose que la question est réglée de toute éternité, d’une façon qui relève du seul décret inexorable ou de la seule grâce de Dieu et à laquelle nous ne pouvons rien par nos œuvres [12] ; du coup, chacun est réduit à une solitude sans recours [13], à un « individualisme dépourvu d’illusion et teinté de pessimisme » (p. 107-108, 123) ; la question est donc de savoir comment il pourra supporter une telle doctrine et une telle condition [14] ; au bout du compte, il n’est d’autre preuve ou signe (p. 120 n.43, 133 n.42 : Merkmal) de l’élection que le travail systématiquement exercé, au fil d’une stricte discipline, uniquement ad majorem Dei gloriam [15], seule activité dans laquelle le fidèle peut avoir conscience que Dieu agit (operatur) en lui (p. 124, 134).

Mais ce recours à la « confirmation » de la foi par le travail ou plutôt cette exaltation inédite du Beruf [16], en excluant tout élément sensuel et affectif comme glorification de la créature [17] et en procédant à « la destruction (Vernichtung) radicale de l’ingénuité du status naturalis » (p. 150,160), fomente une sorte de rigorisme inhumain (cf. supra n.13) [18] – à l’encontre du « va-et-vient catholique authentiquement humain » (p. 131-33, 144-45) – et une éthique, en quelque sorte, de l’impersonnel [19] ; ainsi se trouve encore promue l’indifférenciation du travail [20] : il ne s’agit pas de faire une œuvre [21], mais d’œuvrer, à quelque place que ce soit indifféremment, à la gloire de Dieu.

Moyennant quoi, si devenir riche est un devoir à condition [22] de ne pas jouir des richesses acquises [23] – toute jouissance, au-delà des nécessités de l’hygiène et du comfort [24] étant suspecte d’idolâtrie (cf. p. 137-38 n.86, 145 n.85) –, tout conspire à l’accumulation du capital [25], dès lors que se conjuguent, au sein de « l’ascétisme intramondain » [26], l’impératif catégorique de l’acquisition [27] et la restriction drastique « de la jouissance ingénue (unbefangenen Genuss) des possessions » (p. 233, 234).



[1] L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Paris, 2003, Tel ou Paris, 1967, Plon (nous donnerons nos références selon les deux éditions dans cet ordre) ; cf. le titre de la dernière partie : « Ascétisme et esprit capitaliste » (p. 197, 203).

[2] A la différence, par exemple, de celui d’un Fugger : « …ce qui est exprimé par Fugger comme l’émanation d’une audace de marchand et d’un penchant personnel, indifférent au plan moral (sittlich), prend chez Franklin le caractère d’une maxime de conduite de vie à coloration éthique. C’est en ce sens spécifique qu’on utilise ici le concept d’ “esprit du capitalisme”. Bien évidemment : du capitalisme moderne. Car, au vu de la manière dont est posé le problème, il va de soi qu’il n’est question que de ce capitalisme-là, propre à l’Europe de l’Ouest et à l’Amérique. On trouve du “capitalisme” en Chine, en Inde, à Babylone, dans l’Antiquité et au Moyen-âge. Mais, comme nous le verrons il lui manquait justement cet éthos spécifique » (p. 24-25, 49-50 ; cf. p. 45 et n. 45, 66 et n. 20 ; p. 49, 70).

[3] « Le capitalisme n’a que faire de travailleurs qui seraient les représentants en acte du liberum arbitrium indiscipliné ; et, comme nous avons pu l’apprendre avec Franklin, il n’a que faire non plus de l’homme d’affaires qui serait dénué de tout scrupule dans son comportement extérieur » (p. 36, 59) ; « Car n’est pas seulement indispensable ici un sens développé des responsabilités. Il faut, plus généralement […] une disposition d’esprit qui traite le travail comme s’il était une fin en soi absolue – un Beruf. Or une telle disposition n’est en rien donnée dans la nature […] elle ne peut être le résultat que d’un processus éducatif de longue haleine […] Il arrive encore aujourd’hui que le capitalisme n’atteigne pas ses objectifs sans le soutien d’un auxiliaire puissant, lequel, comme nous le verrons plus loin, l’a secondé dans ses premiers développements. […] L’aptitude à la concentration de la pensée ainsi que l’aptitude absolument centrale, qui consiste à se sentir “tenu au travail par devoir” se trouve associée, dans ce dernier cas [dans les milieux piétistes], à un sens économique rigoureux qui sait calculer le gain et son niveau ; ces mêmes qualités sont associées à un contrôle de soi impassible et à une tempérance qui augmentent les capacités de rendement dans des proportions extraordinaires » (p. 41-43, 63-65).

[4] Ibid. ; « …ce qui nous importe […] c’est tout autre chose, à savoir la recherche des incitations psychologiques produites par la foi religieuse et la pratique de la vie religieuse, qui imprimaient à la conduite de vie une orientation et y maintenaient l’individu » (p. 95, 111-12) ; cf. p. 126-27 n. 55, 139 n. 54 ; « Il manque au luthérianisme, précisément du fait de sa doctrine de la grâce, l’incitation à conduire sa vie systématiquement, celle qui impose une rationalisation méthodique de la conduite de vie » (p. 150, 160) .

[5] « Ce que cette époque du XVIIe siècle, si vivante au plan religieux, a légué à son héritière utilitariste, ce fut avant tout une formidable bonne conscience - disons-le sans ambages : une bonne conscience pharisienne - en ce qui concerne l’acquisition d’argent, pourvu qu’elle s’accomplît par les seules voies légales » (p. 243-44, 243).

[6] « …il n’est évidemment pas question pour autant de vouloir remplacer une interprétation causale unilatéralement “matérialiste” de la culture et de l’histoire par une interprétation tout aussi unilatéralement spiritualiste » (p. 253, 252 ; cf. p. 90, 106-107 : « Ce faisant, nous devons évidemment nous affranchir de l’opinion selon laquelle on pourrait déduire la Réforme de certaines mutations économiques, comme si elle était “nécessaire du point de vue de l’histoire du développement”. […] Mais, d’un autre côté, il ne s’agit en aucun cas de soutenir une thèse aussi absurdement doctrinaire que celle, par exemple, qui voudrait que l’ “esprit capitaliste” n’aurait pu naître que comme émanation de certaines influences de la Réforme, ou même que le capitalisme en tant que système économique serait un produit de la Réforme »).

[7] « C’eût été chose facile, à partir de là, de passer à une “construction” en bonne et due forme qui déduirait logiquement du rationalisme protestant toutes les “caractéristiques” de la culture moderne. Mais laissons plutôt ce genre d’entreprise au type de dilettantes qui croient au “caractère unitaire” de la “psychè sociale” et à la possibilité de la réduire à une formule » (p. 254 n. 309, 252 n. 114).

[8] « La piété calviniste représente l’un des nombreux exemples que l’on rencontre dans l’histoire des religions du rapport entre les conséquences qui sont tirées logiquement et les conséquences qui sont tirées psychologiquement de certaines idées religieuses pour le comportement religieux pratique. Au plan logique bien sûr le fatalisme devrait être la conséquence se déduisant naturellement de la prédestination. Or, du fait de l’insertion de l’idée de “confirmation”, l’effet psychologique fut exactement l’inverse. […] Hoorbeek déjà l’analyse joliment - dans le langage de l’époque - (rapport entre l’élection par la grâce et l’action) : les electi sont, précisément en vertu de leur élection, inaccessibles au fatalisme, c’est même directement dans leur rejet (Abweisung) des conséquences fatalistes qu’ils se confirment, “quos ipsa electio sollicitos reddit et diligentes officiorum”. L’intrication d’intérêts pratiques brise les conséquences fatalistes qui devraient être logiquement inférées (et qui, du reste, se sont tout de même produites réellement à l’occasion)» (p. 129 n. 68, 141 n. 67 ; sur la dernière parenthèse, cf. p. 159, 168 : « L’idée de prédestination elle-même pouvait se transformer en fatalisme, si - en opposition avec les tendances originelles de la religiosité rationnelle du calvinisme - elle était l’objet d’une appropriation affective et sentimentale »).

[9] « Le salut de l’âme et rien d’autre : tel fut le point cardinal de leur [des réformateurs] vie et de leur action. Toutes leurs visées éthiques et tous les effets pratiques de leur doctrine se trouvaient ancrés là et n’étaient que des conséquences de motivations purement religieuses. Et nous devrons pour cette raison nous attendre à ce que les effets culturels de la Réforme aient été pour une large part - peut-être même, eu égard à nos points de vue particuliers, pour l’essentiel - des suites imprévues et proprement non voulues du travail des réformateurs, souvent fort éloignées, voire à l’opposé de ce qu’ils avaient eux-mêmes en vue » (p. 89, 105 ; cf. p. 199 n. 199, 205 n. 4 : « …ce que je m’efforce précisément de démontrer, c’est comment, malgré la doctrine “antimammoniste” l’esprit de cette religiosité ascétique n’en a pas moins, tout à fait à l’instar de celle qui régnait dans les économies conventuelles, engendré le rationalisme économique, parce qu’elle attachait des récompenses à ce qui est décisif : les incitations rationnelles, déterminées selon un mode ascétique. C’est la seule chose qui importe, et c’est justement bien là la pointe (die Pointe) de ce que j’expose ici »).

[10] « Il semblerait presque dès lors que le mieux serait d’ignorer totalement tant les fondements dogmatiques que la doctrine éthique et de nous en tenir uniquement à la pratique éthique (sittliche), dans les limites de l’observable. Pourtant, il n’en est rien. De fait, les racines dogmatiques diverses de la moralité (Sittlichkeit) ascétique ont dépéri au terme de terribles affrontements. Cependant, non seulement l’ancrage originel dans ces dogmes a laissé des traces puissantes dans l’éthique ultérieure “non dogmatique”, mais seule la connaissance du contenu de pensée donne à comprendre comment cette moralité (Sittlichkeit) était reliée à l’idée de l’au-delà, qui exerçait une emprise absolue sur les hommes les plus conscients (innerlichsten) de cette époque, emprise toute-puissante sans laquelle aucun renouveau moral (sittliche) capable d’influencer sérieusement la pratique de vie n’aurait été mise en œuvre » (p. 94-95, 111).

[11] « …ce qui nous importe évidemment ici, ce n’est pas tant ce que la théorie théologique éthique a développé sur un mode conceptuel que ce qui était la morale (Moral) en vigueur dans la vie pratique des fidèles, c’est-à-dire la manière dont l’orientation religieuse de l’éthique du Beruf produisait des effets pratiques » (p. 215 n. 237, 218 n. 42) ; « C’est seulement dans la mesure où ces récompenses font leur effet - et cela surtout dans une direction qui, c’est là l’élément décisif, s’écarte souvent nettement de la doctrine des théologiens […] -, c’est seulement dans cette mesure que l’éthique en question acquiert une influence intrinsèque sur la conduite de vie et, par là, sur l’économie : telle est, pour le dire clairement, la pointe même de toute cette étude, et je ne m’attendais pas à ce qu’elle fût aussi complètement perdue de vue » (p. 34, 57).

[12] Cf. la Confession de Westminster (p. 100-101, 116-17).

[13] « Dans son inhumanité pathétique, cette doctrine ne pouvait qu’entraîner avant tout, pour l’état d’esprit d’une génération qui s’était soumise à sa cohérence grandiose, un sentiment d’isolement intérieur inouï de l’individu singulier (ein Gefühl einer unerhörten inneren Vereinsammung des einzelnen Individuums). Dans l’affaire la plus importante de sa vie, la béatitude éternelle, l’homme du temps de la Réforme était contraint de suivre seul sa route, à la rencontre d’un destin fixé pour lui de toute éternité » (p. 105, 121); sans recours ni à la prédication, ni aux sacrements [et, en particulier à l’ « abréaction » de la confession (cf. p. 110, 125)], ni à l’Eglise, ni même à un Dieu (le Christ) : bref, « l’abolition absolue d’un salut ecclésio-sacramentel […], tel a été l’élément décisif par rapport au catholicisme. Le grand processus, au plan de l’histoire des religions, de désenchantement du monde, qui a débuté avec la prophétie du judaïsme antique et, en association avec la pensée scientifique grecque, a rejeté (verwarf) tous les moyens magiques de recherche du salut comme relevant de la superstition et du sacrilège, a trouvé ici sa conclusion » (p. 105-107, 121-22).

[14] « Car le problème décisif, pour nous, est d’abord le suivant : comment cette doctrine a-t-elle été supportée à une époque pour laquelle l’au-delà, non seulement était plus important, mais, à bien des égards, également plus certain que tous les intérêts de la vie ici-bas ? Une question devait nécessairement surgir sur le champ pour chaque croyant et repousser à l’arrière-plan tous les autres intérêts : suis-je donc moi-même élu ? Et comment puis-je moi-même être assuré de cette élection ? […] D’une part, on pose comme un devoir de se considérer comme élu et de repousser toute espèce de doute comme une attaque du diable, étant donné qu’un manque de certitude personnelle est la conséquence d’une foi insuffisante et donc d’une action insuffisante de la grâce. […] A la place d’humbles pécheurs auxquels, s’ils s’en remettent à Dieu avec une foi contrite, Luther promet la grâce, on forme ces “saints” sûrs d’eux-mêmes que nous retrouvons en ces marchands puritains, à la trempe d’acier, de ces temps héroïques du capitalisme et jusqu’à nos jours en quelques exemples isolés [A l’encontre encore de la logique qui voudrait que la prédestination et le decretum horribile, inexorable et non autrement déterminable que sola fide, rendissent les hommes suprêmement anxieux et incertains de leur sort]. Et, d’autre part, on enjoignait le travail professionnel sans relâche (rastlose Berufsarbeit) comme le moyen le plus éminent d’atteindre cette certitude de soi. Lui, et lui seul, pensait-on, dissipait le doute religieux et donnait la certitude de l’état de grâce » (p. 116-21, 131-35).

[15] « Le monde est destiné à une chose et à une seule : servir à l’autoglorification de Dieu ; le chrétien élu est là pour - et seulement pour - prendre part à l’accroissement de la gloire de Dieu dans le monde en accomplissant ses commandements » (p. 113-14, 128).

[16] « Dans tous les cas, une chose était au premier chef absolument nouvelle : c’était le fait d’estimer l’accomplissement du devoir à l’intérieur des professions séculières comme le contenu le plus élevé que pût revêtir l’activité morale (sittliche) de l’individu » (p. 71, 90-91).

[17] « Associé à la doctrine abrupte (schroffe) de l’éloignement et de l’absence de valeur de tout ce qui relève uniquement de la création, cet isolement intérieur de l’homme recèle, d’une part, la raison de l’attitude absolument négative du puritain à l’égard de tous les éléments sensuels et affectifs (sinnlich-gefühlsmâssigen) au sein de la culture et de la religiosité subjective - parce qu’ils sont inutiles pour le salut et qu’ils favorisent les illusions sentimentales et une superstition qui divinise la créature - et par là la raison d’un évitement foncier de toute culture des sens (Sinnenkultur) » (p. 107, 122-23) ; « Mais étant donné qu’aux yeux de Calvin les simples sentiments et états d’âme (Stimmungen), si sublimes puissent-ils paraître, sont tous fallacieux (trügerisch), la foi doit se confirmer dans ses effets objectifs, pour pouvoir servir de base sûre à la certitudo salutis : elle doit être une fides efficax » (p. 125, 138 ; cf. supra n.8).

[18] « …il ne s’agissait en fait que de la forme la plus extrême de cette exclusivité de la confiance en Dieu dont l’analyse nous importe ici. A titre d’exemple elle se manifeste dans la répétition frappante des mises en garde de la littérature puritaine anglaise contre toute confiance dans l’aide et l’amitié des hommes. Le doux Baxter lui-même conseille de se méfier profondément de l’ami le plus proche et Bailey recommande ouvertement de ne se fier à personne et de ne rien confier de compromettant à quiconque : le seul confident (Vertrauensmann) doit être Dieu » (p. 108-109, 124 et la note sur la « misanthropie (Menschenfeindlichkeit) particulière de cette conception de la vie »).

[19] « Comment cette tendance à détacher intérieurement l’individu des liens les plus étroits dans lesquels le monde l’enserre a-t-elle pu se conjuguer avec la supériorité indéniable du calvinisme au plan de l’organisation sociale ? Cela semble, de prime abord, une énigme. Mais cette supériorité découle précisément, si étrange que cela paraisse à première vue, de la coloration (Färbung) que l’ “amour du prochain” chrétien devait nécessairement prendre sous la pression de l’isolement intérieur que la foi calviniste produisait chez l’individu. […] L’ “amour du prochain” se manifeste au premier chef - étant donné qu’il ne doit être qu’un service à la gloire de Dieu et non pas de la créature –dans l’accomplissement des tâches professionnelles fixées par la lex naturae et, ce faisant, il revêt un caractère spécifiquement objectif et impersonnel : celui d’une activité au service du façonnement rationnel du cosmos social qui nous entoure. Car le façonnement et l’agencement merveilleusement appropriés de ce cosmos qui, à l’évidence, selon la révélation de la Bible tout comme selon le jugement naturel, est fait pour servir à l’ “utilité ” du genre humain, donnent à reconnaître (lässt…erkennen) que le travail au service de cette utilité sociale impersonnelle promeut la gloire de Dieu et donc qu’il est voulu par Dieu » (p. 112-115, 127-30) ; « L’élément déterminant ici, c’est précisément l’idée générale que le chrétien confirme son état de grâce en agissant “in majorem Dei gloriam”, et la profonde détestation de la divinisation de la créature et de tout attachement à des relations humaines personnelles ne pouvait que diriger insensiblement cette énergie sur la voie de l’action objective (sachliche) impersonnelle. Le chrétien qui a à cœur de confirmer son état de grâce œuvre pour les fins de Dieu, et celles-ci ne peuvent être qu’impersonnelles. Toute relation personnelle, purement affective d’homme à homme - qui n’est donc pas déterminée rationnellement - peut très facilement […] être suspectée d’être une divinisation de la créature. […] Une idée enthousiasmait le calviniste : celle que, dans le façonnement du monde, y compris de l’ordre social, Dieu ne pouvait que vouloir ce qui satisfait à des fins objectives, comme moyen d’exalter sa gloire : non pas la créature pour elle-même, mais l’ordre du créé, soumis à sa volonté. Il s’ensuit que la pression à agir des saints, libérée à travers la doctrine de l’élection par la grâce, débouche toute entière sur l’aspiration à rationaliser le monde » (id., n. 32, 31 ; cf. id. n. 36, 35 l’exemple des Missions de Chine et la formule lapidaire : « L’ “humanité” des relations avec le “prochain” est pour ainsi dire éteinte (abgestorben) » ; cf. encore p. 211 n. 228, 215 n. 33).

[20] « Transfiguration éthique de l’homme de la spécialisation (Fachmenschentum) en son type moderne [« l’ouvrier spécialisé »] » (p. 217, 220).

[21] « En tout cas, voilà que l’ascèse dépouillait le travail de cet attrait [celui de la « joie » prise à l’œuvre] lié au monde d’ici-bas - attrait qu’aujourd’hui le capitalisme a détruit pour toujours - et elle l’orientait vers l’au-delà. Le travail professionnel comme tel est voulu par Dieu. L’impersonnalité du travail actuel, qui apparaît du point de vue de l’individu comme dénué de sens et pauvre en joie, est ici encore transfigurée (verklärt) par la religion. A l’époque de sa naissance, le capitalisme avait besoin d’ouvriers qui se prêtent pour des raisons de conscience à leur exploitation économique. Aujourd’hui, il est bien en selle, et, sans récompense pour l’au-delà, il est en mesure de forcer leur volonté de travail » (p. 247 n. 300, 246 n. 105).

[22] Non sans quelque inquiétude sur la rigueur de cette condition, comme en témoigne Wesley (p. 241-42, 241-42).

[23] « “Vous avez le droit de travailler pour être riche, non à des fins de concupiscence et de péché, mais bien pour Dieu” [Baxter]. La richesse ne fait problème que dans la mesure où elle constitue une tentation à se laisser aller à la paresse, à une jouissance peccamineuse de la vie, et sa recherche ne fait problème que si on la poursuit afin de pouvoir vivre ensuite dans l’insouciance et les plaisirs. En revanche, dans la mesure où elle signifie l’accomplissement du devoir professionnel, elle n’est pas seulement licite moralement, elle est tout simplement un commandement. C’est ce que semblait exprimer directement aussi la parabole du serviteur qui a été désavoué pour n’avoir pas fait fructifier le talent qui lui avait été confié. Vouloir être pauvre, signifierait la même chose - tel était fréquemment l’argument - que vouloir être malade, ce serait répréhensible parce que relevant de la sainteté par les œuvres et ce serait dommageable à la gloire de Dieu » (p. 214-16, 218-19).

[24] A l’encontre des pratiques de mortification catholiques (cf. p. 233-34, 234-35).

[25] « Si nous associons encore cette restriction de la consommation avec la libération de la recherche du gain, le résultat extérieur va de soi : la formation de capital à travers la contrainte ascétique à l’épargne » (p. 236-37, 237).

[26] Qui fait, en quelque sorte, selon le mot de Sébastien Franck, de chaque fidèle un moine (cf. p. 140, 151).

[27] « …la maxime ascétique : ”Renoncer tu dois, il faut renoncer”, tournée en sa version capitaliste positive : “Acquérir tu dois, il faut acquérir”, se présente à nous, dans son irrationalité, purement et simplement comme une sorte d’impératif catégorique » (p. 233 n. 274, 234 n.79).