Transition n° 4

 

Préambule

Le dialogue que Transitions a noué avec les « sciences dures » par ses rencontres avec le neurobiologiste Alain Prochiantz, le spécialiste de cosmologie et d'astrophysique Aurélien Barrau ou encore Pierre-François Berger, professeur de mathématiques, se poursuit aujourd'hui avec le physicien Sébastien Balibar.

C'est autour du terme même de « transition », concept de physique, que ce nouvel échange se tisse : avec une virtuosité éblouissante, Sébastien Balibar porte un regard inédit sur notre usage de la notion et le manifeste de notre mouvement. Du mouvement, un branle, voilà justement ce que nous y annoncions. « Or l'agitation est le moteur du changement, dans la recherche scientifique comme dans la Nature [...] », écrit Sébastien Balibar. Le texte qu'il nous offre aujourd'hui participe de cette agitation féconde ; son mouvement est tout entier parcouru d'un désir d'échange.

Cet échange aura lieu puisque Transitions aura le plaisir de recevoir Sébastien Balibar dans son séminaire le 22 octobre 2012  gageons que cette rencontre, parvenant à transiter entre « sciences humaines » et « sciences dures », poursuivra cette agitation et fera figure de recuit simulé des études littéraires (comprenne qui lira).

M. E.


Sébastien Balibar est directeur de Recherches CNRS au Laboratoire de Physique Statistique de l'ENS et membre de l'Académie des Sciences. Il a publié notamment La Pomme et l'Atome, Douze histoires de physique contemporaine (Odile Jacob, 2005) et Je casse de l'eau, et autres rêveries scientifiques (Éditions Le Pommier, 2008).

 

 



Transitions : de la Physique aux Sciences Humaines 

 

Sébastien Balibar

13/10/2012

 

D’habitude, je n’aime pas plaquer la science sur la philosophie, sur la psychologie, encore moins sur la littérature. En empruntant ce chemin, certains se sont vu reprocher quelques impostures méritées. Mais ce mot « transition », qui est un concept en physique, ne peut me laisser sans réaction. J’ai beaucoup étudié les « transitions ». Pas celles de l’adolescence vers l’âge adulte, pas celle du sommeil à l’éveil, pas celle de l’attente de l’amour à son accomplissement, ni celle, si elle existe, du pire au meilleur. Non, celle de l’eau liquide à l’eau vapeur, du rond vers le plat des surfaces cristallines, du désordre à l’ordre, de la froide indétermination du quantique vers l’empire du chaud.

Alors, y aurait-il un rapport quelconque entre tout cela ? Malgré mes réticences, pourrions-nous trouver un intérêt à une confrontation entre la simple rigueur des concepts physiques et l’émouvante complexité de certaines représentations culturelles de la vie ?

Essayons ?

Depuis environ un siècle, les physiciens distinguent généralement trois types de « transitions ». Celles du premier ordre, celles du second, et un troisième type pour lequel ils ont assimilé en français le mot anglais de « crossover », afin sans doute de bien faire comprendre que cet étranger de crossover n’est pas une vraie « transition ».

2012.10.13 balibar - pierre et marie curieMais commençons par situer ce problème de transitions dans la Nature, laquelle est bien sûr l’objet d’étude de la Physique. Il s’agit des changements d’état de la matière, c’est-à-dire des changements de comportement collectif de grandes quantités de particules (atomes, molécules…). Par exemple, si vous refroidissez l’eau d’un verre, cet ensemble de molécules va geler vers zéro degré, c’est-à-dire s’organiser sous forme de glace. Si vous préférez, vous pouvez chauffer un morceau de Fer à 770 degrés et constater que son aimantation disparaît. Les physiciens disent qu’il passe d’un état ferromagnétique à un état voisin (« para ») dit paramagnétique. L’étude de ce changement d’état magnétique permit à Pierre Curie de soutenir une thèse de doctorat en 1895, l’année où il épousa une jeune Polonaise avec qui il devait étudier la radioactivité et partager le prix Nobel huit ans plus tard, Marie Sklodowska.

Pierre et Marie Curie

Mais ne nous dispersons pas en rêveries de grandeur scientifique.

Ces deux « transitions » sont provoquées par le changement d’un paramètre extérieur, ici la température. Cela pourrait être la pression, ou la densité, ou un champ magnétique, un champ électrique, etc. Toutes ces transitions sont-elles semblables ?

Peu après les expériences sur le mouvement brownien qui lui permirent de démontrer l’existence des atomes et lui valurent le prix Nobel, Jean Perrin écrivit que faire de la Physique c’est « expliquer du visible compliqué par de l’invisible simple » [1]. Reprenant cette idée récemment, Jacques Treiner dit « fabriquer du simple en recherchant de l'identique dans le divers » [2]. Les physiciens ont donc tenté de classifier ces changements d’état, pour faire apparaître quelques comportements « identiques » dans cette foison de phénomènes « divers ». Pionnier de cette classification, Paul Ehrenfest, né en Autriche mais professeur à Leyde en Hollande, apparemment pianiste et ami du violoniste Albert Einstein, remarqua que ces transitions peuvent être brutales ou progressives. Ainsi, l’eau qui gèle change brutalement de densité : les glaçons flottent. Elle change 2012.10.13 balibar - paul ehrenfest et son fils en compagnie deinsteinaussi de symétries internes puisque les flocons de neige sont des étoiles à 6 branches alors que les gouttes d’eau sont sphériques donc « isotropes ». Cette transition liquide-solide de la matière est généralement discontinue en ce sens de l’existence d’un saut brutal. Ehrenfest classa les transitions en identifiant une quantité thermodynamique qui saute. Je ne vais pas entrer dans les détails ici, mais disons pour ceux qui connaissent un peu de physique que, dans ce cas, c’est l’entropie, laquelle est la première dérivée par rapport à la température de « l’énergie libre » de l’eau.
P. Ehrenfest et son fils en compagnie d'Einstein

Ce qui m’intéresse dans cette description des transitions en Physique, c’est que celle du Fer est différente : lorsqu’on approche des 770 degrés, l’aimantation diminue progressivement et s’annule au point de transition. Cette transition est donc continue. Mais le Fer est bien passé d’un état (ferromagnétique) à un autre état (paramagnétique) qui n’est pas le même. Le premier est spontanément aimanté car chaque atome porte un petit aimant, et que tous ces aimants pointent dans la même direction. Dans le second, l’orientation des petits aimants est complètement désordonnée. Ehrenfest a appelé ce type de transition continue « du second ordre » parce que c’est une dérivée seconde de l’énergie qui saute, pas une dérivée première.

Et les « crossover », étrangers du troisième type ? Là, il s’agit d’un même état de la matière mais dont une propriété change progressivement. Essayons de trouver un nouvel exemple toujours dans les états de la matière. Que diriez-vous de votre bouteille d’huile mise au réfrigérateur ? Que l’huile a « figé » peut-être. Et vous auriez raison de distinguer cela d’une transition liquide-solide. Car cette huile figée est beaucoup plus visqueuse que l’huile chaude mais ce n’est pas un solide au sens commun du terme, certainement pas un cristal, c’est juste un liquide avec des molécules désordonnées qui ont du mal à se déplacer. On peut appeler cela un « gel » et ce n’est pas très différent d’un verre, une sorte de liquide bloqué. Dans la Nature, on peut évidemment observer des quantités de crossover qui ne sont pas de vraies transitions au sens de la thermodynamique initiée par Ehrenfest.

Dans ces conditions, quel rapport vais-je bien pouvoir trouver entre ces définitions quelque peu abstraites et les transitions qui intéressent littéraires, psychologues, ou éthologues ?

En lisant leur manifeste, j’ai noté que les membres du mouvement « Transitions » sont mieux que de joyeux danseurs, d’utiles agitateurs d’idées puisqu’ils déclarent gaiement : « Un peu de mouvement. Juste ce qu’il faut pour espérer. Sereins nous annonçons ce branle : Tout branle, et rien ne branle, tout est à ébranler. » Or l’agitation est le moteur du changement, dans la recherche scientifique comme dans la Nature, donc comme en Physique. Je suis loin de détester les analogies ou les métaphores à condition qu’elles aident à comprendre. D’ailleurs qu’est-ce que comprendre, même en sciences dures ? Je ne me suis jamais satisfait d’une vérification d’équations. J’ai besoin, moi aussi, d’illustrer une théorie grâce à un lien avec mon expérience quotidienne. Branlons donc quelque chose ! Afin de ne pas me risquer sur des terrains glissants, je choisis une bille dans un bol. Sans agitation, la bille est dans le bol et n’en sort pas. Mais je l’agite, elle roule de droite et de gauche, remontant légèrement sur les bords.

Avant d’agiter davantage, permettez-moi de citer Marie Curie, laquelle disait :

Je suis de ceux qui pensent que la science a une grande beauté. Un savant dans son laboratoire n’est pas seulement un technicien : c’est aussi un enfant placé en face de phénomènes naturels qui l’impressionnent comme un conte de fées.

Nous ne devons pas laisser croire que tout progrès scientifique se réduit à des mécanismes, des machines, des engrenages, qui d’ailleurs ont aussi leur beauté propre…

Je ne crois pas non plus que, dans notre monde, l’esprit d’aventure risque de disparaître. Si je vois autour de moi quelque chose de vital, c’est précisément cet esprit d’aventure qui paraît indéracinable et s’apparente à la curiosité... [3]

Comme je crois moi aussi aux vertus de la curiosité, j’agite donc plus fort, ma bille sort du bol et tombe par terre. L’agitation a déclenché une transition vers un état nouveau : la bille a sauté à une hauteur différente. C’est une sorte de transition du premier ordre. Lorsque les informaticiens cherchent la solution d’un problème, par exemple comment un voyageur de commerce qui doit visiter N villes fait pour optimiser son trajet afin de consommer moins d’essence, ils peuvent faire ce que dans leur jargon métaphorique ils appellent du recuit simulé, c’est-à-dire introduire des changements aléatoires qui permettent éventuellement de changer de vallée dans le paysage des solutions afin de descendre plus bas (en consommation d’essence). L’agitation est donc parfois très utile.

A ce stade de ma discussion, je souhaite citer un autre grand Physicien des « transitions », Lev Landau, prix Nobel pour d’autres raisons que je me suis permis de critiquer mais c’est une autre histoire (voir le chapitre « Le Pouvoir des Mots » de mon livre La Pomme et l’Atome, Odile Jacob 2005). Landau reprend l’idée de transitions continues ou discontinues en traçant la courbe représentant l’énergie en fonction d’un certain « paramètre d’ordre ». Comme je l’ai déjà évoqué plus haut, comprendre quel changement d’ordre a lieu est essentiel pour comprendre la nature des transitions. Cet ordre peut concerner l’orientation de petits aimants élémentaires, ou la position des atomes, ou bien d’autres choses encore. Dans un cristal, les atomes sont bien ordonnés aux nœuds d’un réseau régulier, comme les oranges à l’étalage d’un soigneux marchand de primeurs. En revanche, dans un fluide, les atomes ou molécules sont un peu partout au hasard. Si vous préférez, c’est aussi l’évidente différence entre une compagnie de soldats au garde-à-vous et une foule de manifestants. Donc Landau dessine un paysage d’énergie qui ressemble à un W, avec deux V (deux creux) et une barrière entre les deux, un peu comme deux vallées séparées par une crête montagneuse. Puis Landau se demande comment passer d’un creux à l’autre, c’est-à-dire d’un état à un autre. Tout le problème est de savoir quelle est l’amplitude de l’agitation et la hauteur de la barrière entre les deux. Cela ressemble à notre bol : a-t-il un haut bord ou pas ? Le cas intéressant est celui où la barrière disparaît lorsque la température augmente. Il reste deux états mais on peut passer sans effort d’un V à l’autre. J’espère vous aider à imaginer que, dans ce cas particulier, l’agitation va provoquer de très grandes fluctuations entre les deux états. Notre système est devenu infiniment susceptible à toute perturbation. Lorsqu’un fluide est dans un tel état qu’on appelle « critique » entre l’état liquide et l’état gazeux, les atomes s’agitent tellement qu’il devient trouble. On appelle cela l’« opalescence critique ». Ce que j’aimerais donc chercher avec vous, c’est un exemple de situation où l’on hésite tellement facilement entre deux états possibles que la situation est critique. Ce n’est pas un hasard si l’on retrouve le même mot : « critique ». Les physiciens ont un langage métaphorique. C’est bien connu. Il faut seulement s’en servir avec précautions.

Donc des situations critiques ? On pense évidemment aux révolutions, où l’ampleur des manifestations augmente à mesure que les barrières de la société s’effondrent. Il doit y avoir des socio-physiciens qui prétendent modéliser les révolutions ainsi. Je me méfie de l’inévitable réductionnisme de leur approche. Oserai-je parler de l’adolescence, période critique au passage de l’enfance à l’âge adulte ? Ou même de mes expériences amoureuses ? Mes barrières se sont-elles effondrées au moment où mes tentatives de séduction s’amplifiaient ?

Là, j’hésite à aller plus loin dans une telle analogie qui briserait le charme de mes souvenirs.

Et ceci me ramène à ma lecture du site de « Transitions ». Car j’y ai trouvé qu’à la question du questionnaire « Le fait d’expliquer un texte est-il, selon vous, [...] un appauvrissement ? », on répond : « Non. Sauf si l’on pense qu’il y a une vérité du texte ; c’est réducteur et dangereux pour les lecteurs, après on angoisse de ne pas comprendre ». Et cela m’inspire deux commentaires avant de conclure, un sur la vérité et un autre sur l’avantage de ne pas comprendre.

La vérité. A l’heure où les « relativistes » osent prétendre que la vérité en sciences ne serait qu’une affaire de consensus social temporaire, je souhaite présenter mes convictions, issues d’une pratique aussi longue que rigoureuse de la science en marche. Je suis un Popperien. Je crois que la Science se distingue d’autres formes de connaissances par le fait qu’elle élabore des prédictions théoriques qui sont « réfutables ». Notez que je préfère, comme Karl Popper lui même, ce mot français au franglais « falsifiable » car lorsqu’on teste la vérité scientifique on ne fabrique pas de faux, on vérifie des prédictions. La science produit donc des prédictions qui, si elles s’avèrent inexactes, permettent de progresser dans la compréhension du monde en améliorant, élargissant, généralisant, les théories précédentes, mais qui ne mettent pas au rebut le travail passé. La science progresse ! elle ne fluctue pas entre des opinions quelconques. On dit souvent que, bien sûr, la mécanique quantique n’a pas supprimé la validité de la mécanique classique, même si une planète a une trajectoire alors qu’un électron n’en a pas. On constate aussi que la Relativité d’Einstein n’empêche heureusement pas la conception classique du temps et de l’espace de nous guider lors de nos voyages, bien que la précision de nos GPS utilise cette fameuse théorie.

Quant à admettre qu’il y aurait un avantage à ne pas comprendre, j’ai dit plus haut que je peux l’admettre jusqu’à un certain point s’il s’agit de ma pratique amoureuse. Le mystère a un certain charme ! Et surtout si quelque théoricien de la littérature prétendait m’expliquer par des analyses stylistiques abstraites pourquoi j’ai tant de plaisir à lire un roman d’Anne-Marie Garrat. Mais en matière de science, de technologie et de société, ce serait renier le but profond de ma vie entière de scientifique que de refuser de comprendre. Comment pourrais-je admettre que l’avenir soit « infigurable », comme l’évoque aussi le manifeste de « Transitions » ? Certes, les théories modernes du chaos nous montrent qu’il est impossible de prédire le temps, la météo, plus d’une semaine à l’avance, deux au grand maximum. Mais cela ne nous empêche pas de prédire le climat moyen d’une région, ni celui de notre Planète dans quelques décennies. Il fera, c’est évident, plus chaud en juillet 2014 qu’en janvier. Et le travail de milliers de climatologues nous démontre aujourd’hui que notre climat est en train de basculer vers un état global particulièrement inquiétant. C’est une transition du premier ordre qui risque fort d’être irréversible si nous n’arrêtons pas immédiatement de brûler du pétrole, du gaz naturel et du charbon. Si j’admettais, en prenant ce Manifeste au pied de la lettre, que cet avenir est infigurable, et si je refusais de prédire la catastrophe qui se prépare, de décrire les inondations, la sècheresse, la disparition de la banquise, la modification des courants marins, l’intensification des ouragans qui ont déjà lieu, si je me gardais de proposer des solutions propres pour fournir et consommer l’énergie dont nous avons tous besoin, ne manquerais-je pas à mon devoir de scientifique ? Comme quoi, tout propos a besoin de nuances et tout transfert d’idées d’un domaine de la connaissance à un autre est un exercice dangereux.

Je vais donc m’arrêter là.

Et vous demander si ces quelques idées brutes de l’étranger à vos domaines que je suis vous inspirent quelque piste de réflexion prometteuse, ou si nous sommes décidément étrangers les uns aux autres ? La transition entre sciences humaines et sciences dites « dures » ou « exactes » vous semble-t-elle nécessairement brutale, du premier ordre dirions-nous ? Si mon point de vue réducteur de physicien vous semble irrémédiablement éloigné du vôtre, qui est dans l’immense complexité de la Culture ? Comme la physique fait partie des « sciences naturelles », devrions-nous réfléchir davantage à ce divorce irréversible entre sciences humaines et sciences naturelles ? S’il s’agissait d’une séparation entre Nature humaine et Nature physique, voilà qui ne manquerait pas de me déstabiliser quelque peu.

 



[1] Jean Perrin, Les Atomes, Librairie Felix Alcan, 1913.

[2] Jacques Treiner, « Introduction aux programmes de seconde », Bulletin officiel, n°6, 12 août 1999.

[3] Marie Curie citée par Eve Curie, Madame Curie, Paris, Gallimard, 1938.

 

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