Exergue n° 99

 

              « […] au monde inconstant toute chose rechange
               Par la vicissitude incertaine qui renge
               Sous ses tours et retours, non pas tant seulement
               La chose, mais pour elle aussi l’evenement
               Entre nous, tout autant diverse sur tout estre,
               Que sur tout bien ou mal qui pour nous se peut naistre :
               Changeant avec ses tours, ses façons, et souvent
               Lentement, et souvent trop plus roide qu’un vent,
               Pour ramener non pas tousjours apres la chose
               Bonne ou mauvaise, un bien ou mal qu’elle propose
               Au rebours l’un de l’autre : ains d’un moyen fatal
               Apres le mal souvent cela qui est moins mal,
               Ou souvent retourner apres le mal le pire,
               Ou bien apres le bien celuy qu’on peut eslire
               Pour le mieux de deux biens, ou mesme en moindre bien
               En changeant rabaisser quelque autre bien moyen :
               Ou par un sault estrange aller convertir mesme
               Un bien ou mal leger, en bien ou mal extreme :
               Ou d’un revoltement encores plus leger,
               Du bien du mal l’extreme en l’extreme changer […] »

Etienne Jodelle, Les Discours de Jules Cesar avant le passage du Rubicon,
vv. 387-406, dans Œuvres complètes, t. II, E. Balmas (éd.),
Paris, Gallimard, 1968, p. 302.

 
 



François Cornilliat

07/12/2013

Usant et abusant de leurs armes favorites (l’abstraction et la répétition, qui assènent et suffoquent ; la distinction et l’enjambement, qui disloquent et déplacent), les alexandrins de Jodelle miment les « inconstances » d’une « vicissitude » autrement plus subtile que ne l’admet l’image familière de la Fortune et de sa roue : le « revoltement » qui entraîne d’un extrême dans l’autre n’est que l’un des cas possibles, le plus spectaculaire il est vrai. En réalité, martèle le poète, le changement « moyen » n’est pas moins « fatal » que l’« extreme » ; et le pire n’est donc pas toujours sûr, puisque l’inconstance du sort ne saurait être qu’« incertaine », irrégulière dans ses effets. Si nous étions capables de concevoir, de savourer les jeux d’une fatalité vraiment diverse, sans doute apprendrions-nous à mieux vivre le « change » au jour le jour, loin de ces tragédies que nous nous racontons par impatience, sous le moindre prétexte, en les chargeant d’aggraver à nos yeux tant la « chose » que son « evenement ».

Mais le vers de Jodelle n’est pas la prose que Montaigne, animé d’un souci comparable, mettra au point quelques années plus tard : l’insistance même de ce discours condamné au binaire accélère le mouvement qu’il voudrait ralentir, et donne le vertige à force de diviser le cours de son propos dans l’espoir fanatique de saisir, en une seule phrase, la gamme des possibles. Ce qu’entend notre lecture basculant de vers en vers, c’est que la roue s’est remise en marche, actionnée par l’effort qui cherche ici, en tâtonnant, une figure plus souple de l’avenir : il suffit alors d’une légère oscillation pour précipiter la chute ; et des nuances du changement nous n’aurons perçu, en définitive, qu’une succession de chocs.