«Important »: adj. Qui importe

 

Hélène Merlin-Kajman

24/03/2012 

« Entre guillemets »

Lorsque l’on regarde la vidéo qui présente le travail chorégraphique de la compagnie DK Bel (www.dk-bel.com) avec de jeunes handicapés moteurs (collectif « les Yamas »), lorsqu’on la regarde avec le regard de Transitions, il est difficile de ne pas être assailli de questions qui prennent naissance dans une sorte de violente contradiction émotionnelle : que veut dire, face à ce spectacle de jeunes dansant avec des fauteuils roulants, les uns parce qu’ils sont dedans, les autres parce que leurs corps entrent en dialogue avec eux, et tous parce qu’en dansant, ils rompent la prison des fauteuils, que veut dire cet espoir de beauté que nous avons placé au coeur de notre mouvement ? N’est-il pas contesté par ce que nous voyons ?

Si les jeunes danseurs valides confient la peur qui les a étreints au début de l’expérience, l’une des chorégraphes dit quant à elle combien ce travail avec de jeunes handicapés confirme qu’il ne faut pas se fier aux apparences. Mais qu’est-ce que la beauté, sinon une confiance dans les apparences, un pari sur elles, une façon de les investir significativement et intensément ?

          Oui : c’est exactement de cela qu’il s’agit. L’art a mille façons de transfigurer les apparences, de les forcer à accueillir plus que ce qu’elles montrent ordinairement. Les théories esthétiques ont raisonné la chose de plusieurs manières qui ne sont pas toutes compatibles. Le spectacle des DK Bel et des Yamas est une proposition – une exposition : car il nous expose à une transfiguration qui blesse l’espoir de réparation imaginaire de notre imperfection que nous demandons souvent à la beauté. Traditionnellement, dans l’histoire de la culture occidentale, l’approche de notre difformité fatale (qui n’en connaît en soi la possibilité, et le destin, ne serait-ce que par la mort ?) a été confiée à la comédie : la chute d’un corps, les coups de bâtons font rire, voici la discordance formelle que la comédie investit esthétiquement. Mais ici, la ferveur des danseurs chasse tout sentiment burlesque. Il y a de la joie – de la stupeur joyeuse – et en ce sens nouveau, réconfort et réparation imaginaire, sans avoir besoin de passer par l’expulsion.

Serait-ce une nouvelle ouverture de la « comédie », grand genre métamorphique s’il en est ? Pourquoi pas ? Car à coup sûr, ici, rien de tragique : le tragique est au contraire triomphalement repoussé... C’est avec lui, contre lui, que les danseurs jouent avec ardeur...

Alors très vite on se met à comprendre intensément qu’un des critères de la beauté que nous voulons défendre est celui du lien. La danse ici n’est pas plus apollinienne que dionysiaque, pas plus « belle forme » que déchirement. Elle est élan des corps les uns vers les autres, elle est solidarité, non pas solidarité abstraite, non pas seulement solidarité éthique, mais aussi solidarité esthétique. Rien ne sera beau si nous croyons pouvoir nous passer d’une seule forme humaine possible : car la question n’est pas celle, extérieure, de la forme, donc pas davantage celle du difforme, mais celle, intérieure, d’une façon d’habiter le monde des formes, de les faire bouger, de les agir. La danse, ici, est désir d’entrer en harmonie avec d’autres corps par toutes les ressemblances qui les relient : désir de dégager le semblable humain des humains, et ce qui les aimante, c’est-à-dire ce qui leur donne forme aimante.

Vers la fin de la vidéo, un jeune danseur handicapé explique son bonheur d’être devenu un professionnel : « On travaille », dit-il, « entre guillemets - je dis bien, entre guillemets -, en professionnels. »

Difficile de rendre compte de la vérité bouleversante de cette précision. Elle vaut, me semble-t-il, absolument. Jamais l’art ne peut être plus qu’« entre guillemets ». Jamais la beauté ne peut me toucher si elle n’accueille la cassure, le bémol, la faille, pour s’efforcer d’en triompher, mais fragilement et sans fausse gloire.


 

 

 

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