Abécédaire

 

 

Banalité n° 2




Gilbert Cabasso

08/10/2016

 

 

Il faut commencer par le droit : le banal appartient au seigneur, qui le met à disposition des paysans, leur reconnaît, contre redevance, le droit de s’en servir. On paie pour accéder à la jouissance d’un four ou d’un moulin, d’un pressoir ou d’un marché. La Révolution en abolit la procédure : chacun, désormais, y accèdera sans privilège.

La banalité est le caractère de ce qui appartient au ban, une circonscription seigneuriale. On dirait, aujourd’hui, « communale ». Le banal est mis à la disposition de tous les habitants d’une commune. Voilà, en somme, le « commun » ! Drôle de circulation du bien seigneurial au partage trivial et médiocre. Ainsi se nivèlent les distinctions où les privilèges ne s’aperçoivent plus. La banalité ne sait même plus ce qu’elle devait au seigneur.

La voici plate, insignifiante, ordinaire, indistincte, privée de toute distinction. Commune, comme les lieux tristes de nos clichés. Banalité de nos « banlieues ». Mais « dans ce décor / banal à pleurer », quelque chose se passe, un petit renversement de perspectives : « Moi, j’essuie les verres / Au fond du café », et l’ordinaire se met à chanter, le quotidien de nos misères, la régularité morne de nos existences, le rythme sans goût de nos habitudes. L’idée reçue frôle ou frise le poème. Le parti-pris de l’insignifiance accède au style, à la forme. L’urinoir signé entre au musée, le silence des instruments laisse place aux bruits indistincts de la ville, le tableau répète à l’envi la boite de conserve industrielle. Les textes n’en finissent pas d’épuiser nos lieux les plus familiers. L’image s’attarde aux gestes infimes de nos rituels, les plus privés, les plus ressemblants. Il faut de l’art, infiniment d’art, pour en venir à de telles célébrations. Déjà chez Shakespeare, notait Hegel, « des plus hautes régions, des intérêts les plus importants, on descend aux détails les plus insignifiants […] les objets les plus vulgaires de la vie commune – cabarets, charretiers, vases de nuit et puces – sont exposés aux yeux, absolument comme dans le cercle religieux. » Sacralisation du banal ? Que fait d’autre la crèche du petit Jésus ?

Faut-il, alors, que la banalité emporte en elle toutes choses, jusqu’aux pires ? « Banalité du mal », disait Hannah Arendt, dont on aurait tort de penser qu’elle pouvait chercher à le « banaliser ». Non, les crimes atroces peuvent être ceux de petits criminels de bureau, administrateurs sans imagination, assassins ordinaires. Cohorte commune des exactions effroyables toujours possibles, malgré nos pieux « plus jamais ça ! » Le monstrueux, en somme, se tisse aussi des gestes ordinaires de la banalité.

Mais non ! J’aimerais tant la sauver ! Le paradoxe est bien qu’on ne la sauve qu’à la nier. Il ne faudrait jamais croire en la banalité des choses ou des gestes. Je voudrais être capable de les voir comme de petits miracles, de me déshabituer de l'ordinaire, puisqu'après tout, rien ne va de soi et que l'étonnement est à réinventer sans cesse.

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