Exergue n° 132

 

 

 

« Ne vous fâchez pas si je vous dis que vous avez été un ver, ou un œuf, ou une espèce de boue. Mais ne croyez pas non plus tout perdu, lorsque vous perdrez cette forme que vous avez maintenant, et que ce corps qui charme tout le monde, sera réduit en poussière. »

Pierre Louis Moreau de Maupertuis, La Vénus physique (1745), Paris, Diderot éditeur, 1997, p. 21

 
 


Hélène Merlin-Kajman

23/09/2016

 

Le mot n’y est pas mais c’est tout comme : transitoires. Le memento mori de Maupertuis n’a pourtant ni la sombre splendeur de l’iconographie baroque ni l’austérité grandiose et proprement sidérante, minérale, d’un Philippe de Champaigne. Pas de crâne, pas de squelette grimaçant, pas d’œil égaré, de regard baigné de larmes ni de cheveux épars, pas de sensualité horrifiée de s’être trop donnée – pas de chute, pas d’au-delà, pas de Dieu surplombant devant lequel gémir d’angoisse : « ce corps qui charme tout le monde » n’est pas pécheur ; il y a seulement plus émerveillant que lui : sa trajectoire ! Transitoire, oui, mais en une transition physique légère qui fait de nous un maillon heureux dans l’effervescence de la nature. Nous avons été un œuf, une glaise, un ver – et à nouveau, des vers nous agiteront ou quelque autre dynamique curieuse, joyeuse. Et Maupertuis va, tout au long de son petit opuscule, chanter avec une précise allégresse la magie psycho-biologique de l’amour et de l’érotisme. Vraiment, non, il n’y a pas de quoi désespérer !

Me serais-je laissée gagner par l’euphorie païenne de Maupertuis si je ne l’avais lu dans l’écho d’un entretien de Norbert Elias à la fin de sa vie où il résume la conviction éthique qui l’a soutenu : il faut ne jamais perdre de vue qu’on va mourir, car devant ce plus petit dénominateur commun surgit une prescription inconditionnelle : l’amitié. Les sociétés humaines concrètes se porteraient beaucoup mieux, nous dit Elias, si les hommes voulaient bien se souvenir qu’ils n’ont pas d’autre mode d’existence ici-bas que la société de leurs semblables – et qu’elle est bonne, et qu’elle est douce. Entretenir sa chaleur plutôt que de faire de la politique, cultiver coûte que coûte tous les liens d’amitié : telle est l’ultime leçon du sociologue.

On serait tenté de dire : vieille chanson ! mieux vaut se révolter et lutter. Face à ces lignes, on est partagé entre une sorte d’irritation déçue (vraiment, est-ce d’un memento mori, fût-il humaniste plutôt que chrétien, qu’on peut attendre une solution aux vertigineuses complexités du monde, aux nœuds effroyables du présent ? comment Elias a-t-il pu se reposer sur une morale aussi pauvre ?) et une admiration fervente pour son extrême simplicité (quelle grandeur, lorsque l’on peut tellement sophistiquer sa pensée, que de se contenter d’une telle pauvreté !).

Cependant, memento mori pour memento mori, je préfère celui de Maupertuis rencontré par hasard après celui d’Elias. Son énigme humoristique me réchauffe. Elias n’a pas tort, et sa prescription de socialité amicale vaut – mais je la lis mieux à la lumière de Maupertuis. Car l’étonnant contraste entre l’allégresse de son adresse et l’œuf, le ver ou la boue qu’il me jette au visage sans m’y abandonner, résonne à mes oreilles comme un pied de nez à la mort et aux agents qui la répandent aujourd’hui furieusement. Sa joie nous relie comme en jouant dans la vivacité transitoire de la vie.

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