Abécédaire

 

 
Rime n° 2
 
 


François Cornilliat

21/05/2016



Lorsque Ronsard explique, non sans une note de dédain, qu’il vaut mieux se soucier « de la belle invention et des mots, que de la rime, laquelle vient assez aisément d’elle-même après quelque peu d’exercitation » ; lorsque Boileau décrète, avec une apparente férocité, que « la rime est une esclave et ne doit qu’obéir » avant de préciser plus subtilement qu’il faut (donc) s’évertuer à la « bien chercher » pour qu’elle se soumette « au joug de la raison » ; lorsque Verlaine invite, avec une douceur non moins apparente, à « rendre un peu la Rime assagie », mais en profite pour fustiger l’« enfant sourd », le « nègre fou » à qui les poètes (français) devraient de subir ce « bijou d’un sou »  – ce sont les mouvements d’une même valse(-hésitation) qui se laissent entendre.

La rime est une convention du vers syllabique qui « nous est ce qu’est la quantité aux Grecs et Latins », soutient Du Bellay dans la Défense et illustration de la langue française : il faut donc qu’elle soit assez « riche » pour aider à rendre les vers « charnus » et harmonieux leur enchaînement, sans attirer l’attention sur elle-même, ce qui aurait l’effet opposé : tel est le handicap d’une ressource sonore à la fois très perceptible et distincte, par définition, de la substance du vers entier. La rime est donc un pis-aller qu’il convient de regretter tout en l’acceptant, de cultiver tout en le dénonçant. Il faut certes empêcher la « consonance et cadence de syllabes, tombantes sur la fin des vers » (Ronsard) de prendre l’initiative (Verlaine : « elle ira jusqu’où ? ») au point de devenir « rebelle » (Boileau) et de dicter à l’esprit du poète tant le choix des mots que celui des idées. Mais ce contrôle, tant que la rime est inévitable, ne saurait se réduire à une simple répression. Ce n’est pas un hasard si Verlaine, sous son allure aimable, est le plus méprisant des trois : bien que son Art poétique fasse encore rimer (délicieusement) les mots dans l’impair, le vers est maintenant tout près de rejeter cette contrainte, en même temps que beaucoup d’autres. Plus fermement installés dans la convention, Ronsard et Boileau s’accordent à reconnaître qu’il faut pratiquer la rime, vaincre sa difficulté non seulement par l’habitude, mais par l’attention : dédain ne va pas sans respect. Pour l’un comme pour l’autre, l’enjeu est d’absorber un cas particulier et localisé de ressemblance verbale dans l’économie générale des rapports – complémentarité, continuité – qui lient, en rhétorique, raisons et façons de dire, l’invention et l’élocution ; en réponse à quoi Verlaine, de façon non moins cohérente, associera culte de la « Musique », haine de la rime et meurtre de l’éloquence.

Du point de vue « rhétorique » qui est celui de Ronsard et de Boileau (et qui n’est pas le seul point de vue rhétorique possible), la rime risque de renverser l’ordre prescrit en donnant au son, à un détail du son, la primauté sur le mot, donc au mot ainsi asservi la primauté sur l’argument (c’était déjà le grief de Cicéron contre la concinnitas, les effets d’écho trop réguliers dont l’orateur voulait débarrasser la prose latine). Pour Ronsard cependant, l’attention doit bientôt se fondre dans l’habitude : le poète exercé trouve ses rimes en trouvant ses mots, dans le même mouvement, comme si plus rien ne distinguait celles-là de ceux-ci. Boileau, par comparaison, reste sensible à l’apport créatif de la rime comme telle, domestiquée mais signifiante, esclave chargée d’aiguillonner : l’évertuement qu’il recommande demeure au total plus volontaire et conscient que l’« exercitation » ronsardienne (aussi bien le satirique en lui aime-t-il à faire briller ce qu’il moque : les bonnes rimes, chez Boileau, servent à singer les mauvaises).

C’est que nos deux censeurs n’ont pas le même ennemi. Pour Boileau, c’est la rime automatique : les rimes-épithètes interchangeables qui, à l’entendre, peuplent les vers galants de ses contemporains et sonnent à ses oreilles comme autant de bouts-rimés, coupables de s’écrire par la fin, subordonnant ce qu’ils disent à la paresseuse tutelle d’échos déjà stockés. Pour Ronsard, le repoussoir est la rime acrobatique : il s’agit de rompre (d’achever de rompre) avec une tradition qui mêlait rime, rythme, vers (syllabique) sous un seul mot (« rime », « ryme », « rithme »…) et plaçait l’art de la consonance au cœur de l’écriture poétique. Le nec plus ultra de cette tradition, ce sont les rimes équivoques, batelées et autres qui faisaient la fierté des « grands rhétoriqueurs » (et encore, quoiqu’avec ironie, de Marot) en cela qu’elles affirmaient, et avec quel éclat, la spécificité de la « seconde rhétorique » – soit d’une éloquence (morale, politique) parallèle à l’autre, mais portant la marque spécialisée du vers : autant, dès lors, faire aller cette marque le plus loin possible, la manifester en fin de vers bien sûr, mais aussi au milieu, au début ; la rime est partout. Pour Ronsard au contraire, la poésie est intégralement sa propre rhétorique : son invention n’est pas moins « à part » que le reste, ou n’est pas. Le fait (contingent) que les poèmes fassent rimer les mots n’induit donc plus de privilège formel pour la rime, mais incite au contraire à le relativiser, sinon à l’effacer.

L’ennemi, pour l’ami de Rimbaud, est en passe de devenir la rime en soi. Mais nous, qui relisons aujourd’hui ses sarcasmes (en compagnie de beaucoup d’autres), aurions tort de croire que les cent ans et quelque de poésie sans rime qui ont suivi ont affranchi les poètes (de langue française) d’une longue histoire au sein de laquelle Ronsard, Boileau, Verlaine ne représentent jamais que trois petits siècles, trois petits tours (et puis s’en vont, et puis reviennent). Sans même prendre en compte ses nombreux retours (plus ou moins sincères, habiles, prématurés…), ni son endurance dans la chanson, la rime nous parle encore aujourd’hui – de la même chose – par son absence. Car la rupture dont nous persistons à nous prévaloir, et où résonnent au moins trois questions anciennement posées (place du son dans le sens ? place des mots dans le monde ? place de la poésie dans le discours ?), n’est qu’un cas de figure ; le silence fait partie de la valse.