Saynète n° 42

 

 

« Ce qui fut réellement inconcevable, ce fut la discussion, comme on l’appela. Coulés et enfermés dans le cadre de plomb gris des formules toutes faites de la politesse britannique, les gens parlaient parfaitement sans s’entendre. Sans relâche, ils disaient qu’ils se comprenaient, qu’ils se répondaient les uns aux autres. Mais il n’en était pas ainsi. Personne, pas un seul des intervenants ne montrait le moindre signe d’un changement d’opinion devant les motifs exposés. Et soudain, saisi d’une épouvante que je ressentis même dans mon corps, je compris : il en est toujours ainsi. Dire quelque chose à un autre : comment peut-on attendre que cela produise un effet ? Le torrent des pensées, images et sentiments qui coule en nous à tout moment, il a une telle force, ce torrent déferlant, que ce serait un miracle s’il n’emportait pas pour les livrer à l’oubli toutes les paroles qu’un autre nous dit, sauf si, par hasard, tout à fait par hasard, elles s’adaptent à nos propres paroles. En va-t-il autrement de moi ? pensais-je. Ai-je jamais écouté quelqu’un ? L’ai-je laissé entrer en moi avec ses paroles, si bien que mon torrent intérieur en eût été dévié ? »

Pascal Mercier, Train de nuit pour Lisbonne, traduit de l’allemand par Nicole Casanova, 10-18, 2006.

 
 


Gilbert Cabasso

14/05/2016

   Mélodie reçoit d’Angleterre, d’Oxford, une lettre de son frère Amadeu de Prado, médecin et poète portugais. On pourrait y lire l’expression hâtive des différences culturelles qui opposent pays et traditions, formes acquises des civilités si perceptibles sitôt qu’on voyage. Mais Amadeu ne se contente pas de moquer l’apparence codée des connivences universitaires : il croit pouvoir en tirer une loi universelle de toute socialité : la feinte de se comprendre recouvre un insurmontable dissensus, comme si tout dialogue ne trouvait sa condition que dans le faux-semblant d’un accord. L’entente ne serait-elle donc, le plus souvent, qu’une fiction, le travestissement de nos différences ?

   On ne peut en rester là, pour deux raisons : d’abord parce qu’on aurait tort d’imaginer qu’il n’en coûterait rien. La conscience de cette feinte universelle, peut-être nécessaire à toute vie sociale, est douloureuse. Dès qu’on la reconnaît, elle produit de  « l’épouvante », parce qu’elle est la marque de l’indépassable séparation de notre solitude. Comment éviter que le cours de nos propres pensées ne sacrifie les traces laissées en nous de celles qui nous sont adressées ? Comment faire pour lutter contre toutes les forces qui les abolissent en les « livrant à l’oubli » ? Que l’on nous parle, que nous parlions à d’autres n’y change rien. Nous faisons mine, comme eux, de nous « entendre », au prix de cette perte fatale, irrémissible, de notre singularité. Mais on ne saurait, par ailleurs laisser figé ce constat romantique et douloureux. Sans attendre pour autant que notre raison ou l’exercice de notre volonté parviennent à nous arracher à notre condition, le partage ne peut advenir que « par hasard, tout à fait par hasard ». Conjonction miraculeuse de nos rencontres qui ferait « entrer en nous les paroles des autres » jusqu’à nous transformer ?

     La question, laissée ouverte, est retournée contre elle-même, comme si l’on ne pouvait rompre le cours de nos propres solitudes, ou des conventions qui nous font croire à leur dissipation, qu’en nous abandonnant sans volonté à la grâce de l’imprévisible. Entre l’abîme sans fond de nos singularités et l’artifice de nos accords civils de surface, comment nous satisfaire d’une telle passivité ? Faire semblant de ne pas y croire ?

 

 

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