Abécédaire

 

 
Rime n° 1
 
 


Natacha Israël

14/05/2016

1. Libre, la rime n’est rivée à aucun livre. Orale et musicale par excellence, elle n’entre dans une partition écrite qu’après avoir sonné, joliment on l’espère, au tympan intérieur de la sensibilité. (Ma première poésie, à l’âge de 8 ans : « L’amour ». Ses premiers vers : « Amour ! Je ne te retiens pas. / - Si ! Puisque je suis toujours là. / - Amour ! Laisse-moi tranquille. / - C’est une image d’évangile ! / Je ne fais que me rendre utile. »)

2. Lettre morte, non seulement ce qui reste sans suite mais encore celle qui semble désertée par la présence, inerte ou inanimée – insensible. La lettre morte ne rime à rien. Pour qu’on entende une voix, la parole écrite doit d’abord tremper dans une émotion non feinte. Le corps est l’encre, et l’ancre, de cette parole. Le corps est l’archi-texte et la rime, ce comble du texte, alors, n’est pas sans raison. Elle est l’âme du corps-texte transfiguré dès lors que sa musique est la vibration de l’émotion du poète. Alors, on n’entend pas la voix dont la singularité tient aux frottements de l’air sur les replis du larynx mais la voix dont la singularité tient aux frottements du sentiment sur les replis de la complexion intérieure – de la cámara oscura (Inquiétude… Les vers qui suivent sont-ils honnêtes ? « Une porte ouverte / Ouverte pour toujours / Une porte verte / Vertueuse pour l’amour / Deux portes ? Certes ! »)

3. La rime trop mécanique est-elle musicale ? Produit-elle de la bonne musique ? Est-elle poétique ? Un ordinateur peut-il composer pareil poème ? Le cadavre exquis lorgne-t-il du côté de la lettre morte ou du côté de la parole animée ? La rime est-elle le produit d’un petit automatophone logé sous les combles, d’un mini-orgue de Barbarie fourni avec le langage, très tôt actionné au cours de l’apprentissage – usé (grinçant et disharmonieux) si l’on ne s’en sert plus, épuisant lorsque la langue joue sans cesse de la ressemblance et de l’assonance ? L’inconscient est-il une poétique machination, un générateur de rimes, un rimailleur de bas étage ? Compulsif : beaucoup, passionnément, à la folie ? La rime est-elle une névrose qui ne connaîtrait pas de véritable aléa ? Pire encore ? ( « La maladie d’amour / Elle partira un jour / Si vous lui dites “je t’aime" / Elle vous sera fidèle / Seulement de l’avoir guérie. » Ah, mais ça ne rime pas !)

4. « Justement, à quoi ça rime ? » s’inquiète une autre voix. « Faut-il poser tant de questions ? Est-ce pour mieux négliger l’action ? » (Je préfère les poèmes en prose.)