Abécédaire

 
Hier n°3
 
 


Augustin Leroy

06/02/2016


Alors que demain s’énonce clairement en deux syllabes, « hier » est un vocable qui boite, comme empêtré dans le télescopage de ces deux voyelles en cas de diérèse, une voyelle informe si l’on accepte la synérèse. Hier, un mot à la fois doucement glissant comme le soleil qui se lève sur la mer, à la fois grinçant comme « la porte étroite qui chancelle », au premier vers du poème de Verlaine.

Ces deux propositions articulatoires manifestent la fragilité d’une profération, dire que déjà n’a plus lieu le lendemain merveilleux qui devient, malgré la joie enfantine des grands départs, bien vite, trop vite, le souvenir d’hier.

Mais ça ne suffit pas, puisqu’hier n’est pas solvable dans une conception linéaire du temps selon laquelle, par « hier » serait désigné, au sens propre, le jour précédent, et par métonymie, la succession continue des jours anciens. Bien au contraire, dans « hier » réside autre chose qu’un bloc homogène, plutôt le témoignage d’une frontière instable dans le flux de la durée, l’expérience d’un crépuscule qui pourrait être du soir comme du matin. Si hier procède d’une logique de l’écoulement temporel, il donne aussi prise face au vertige de la mortalité, pareil à une aspérité devenue lieu de mémoire, accroc, césure, pli, toujours possibilité d’appropriation par la parole du poids de la finitude. Demain est un autre jour, dit le dicton, dont le corrélat est implicitement qu’hier ne se répète pas. En effet, répéter à l’identique pousse le désir de vivre dans l’ornière, embourbe la gaieté dans la stagnation. Déjà hier est passé, l’histoire touche à sa fin, la civilisation décline, ruminent les bouches liquides dont la langue s’agite en retard sur le train de la vie.

Il n’en reste pas moins que demain n’advient que relativement à hier et que sa promesse ne s’épanouit qu’à la clarté d’un instant de transition. C’est bien parce qu’hier est un mot trébuchant qu’il ouvre, dans l’interstice de la différence, le droit à une prise de pouvoir sur le temps.

            Disons plutôt, en chœur dissonant, que la tradition ne fait sens que dans son rapport à la génération. Faire donc le deuil d’hier, pour revenir en vivant dans l’imminence du futur, c’est vivre dans la tempête en se rappelant le vers d’un poète d’hier, qui résonne dans mon désir d’espérance : sourire enfin, parce que « l’orage rajeunit les fleurs »[1].


[1] C. Baudelaire, « Madrigal Triste », Les Fleurs du Mal

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