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Saynète n° 95

 

 

 

Pendant que la guerre civile déchirait la France sous le règne de Charles IX, l’amour ne laissait pas de trouver sa place parmi tant de désordres, et d’en causer beaucoup dans son empire. La fille unique du marquis de Mézières, héritière très considérable et par ses grands biens et par l’illustre maison d’Anjou dont elle était descendue, était comme accordée au duc du Maine, cadet du duc de Guise, que l’on appela depuis le Balafré. Ils étaient tous deux dans une extrême jeunesse et le duc de Guise, voyant souvent cette prétendue belle-sœur, en qui paraissaient déjà les commencements d’une grande beauté, en devint amoureux et en fut aimé.

Madame de Lafayette, Histoire de la Princesse de Montpensier, Paris, Gallimard, 2009, p. 19.

 
 

 

 

 Sarah Nancy

02/03/2019

 

 

« Extrême jeunesse ». Dans la triple répétition de ce son ouvert, [ɛ], j’entends piaffer la formule comme pour s’extraire de l’arrière-plan descriptif et ouvrir le bal de l’intrigue : parce qu’ils étaient tous deux dans une extrême jeunesse, ils tombèrent amoureux. Là est la saynète. Les circonstances qui conduisent les jeunes gens à se voir régulièrement, la beauté de la fille du duc de Mézières, tout cela semble secondaire. « Extrême jeunesse », matière inflammable.

Ils ont treize ans, comme le rappellera plus loin la princesse en colère, alors qu’elle cherche à s’émanciper du coup de foudre : « Je ne comprends pas qu’il faille, sur le fondement d’une faiblesse dont on a été capable à treize ans, avoir l’audace de faire l’amoureux d’une personne comme moi, et surtout quand on l’est d’une autre au su de toute la cour. » C’est alors un accès de jalousie infondée. Mais de toutes façons, un autre est désormais son époux. Donc, sans surprise, tout ira très mal et très vite. Le comte de Chabannes, avec qui le « jeune prince de Montpensier » s’est lié « dans sa plus grande jeunesse », agite autour du trio de dangereuses étincelles car lui aussi est amoureux de la princesse, et c’est l’explosion. Humiliation du mari, départ de l’amant, détresse de la princesse, mort violente de l’amoureux de l’ombre. Et lorsque la princesse apprend que le duc de Guise l’a oubliée, elle en meurt, « dans la fleur de son âge ». Le temps de souffrir, mais pas de vieillir. Amour et guerres civiles, même combat. Retour à l’incipit.

Or cette jeunesse si centrale dans la fiction (il faudrait ajouter que le roi Charles IX lui-même est alors très jeune), et à qui le récit semble devoir son efficacité et ses palpitations sensuelles et tragiques, requiert paradoxalement beaucoup de définitions négatives lorsqu’on cherche à la contextualiser. Car la jeunesse, au XVIIe siècle, c’est surtout un défaut de : défaut de stabilité, d’autonomie, de maturité, de raison.

Je vois bien l’agacement des étudiant.e.s à qui j’expose cela, qui auraient préféré qu’on les prenne au sérieux, ou tout simplement qu’on les prenne en compte. Mais non : pas de miroir les interpellant à travers le temps comme groupe constitué autour de goûts, de revendications, de pratiques communes. La jeunesse, mais pas « les jeunes ». Il faut se contenter d’effets d’opposition (Pyrame et Thisbé, comme Roméo et Juliette, en butte aux « vieillards dont l’esprit et le corps abattu / Érigent l’impuissance au titre de vertu »), d’interrogations sur les limites (Pascal : « je ne voudrais la compter [la vie de l’homme] que depuis la naissance de la raison, et depuis qu’on commence à être ébranlé par la raison, ce qui n’arrive pas ordinairement avant vingt ans »).

J’essaie alors d’expliquer que si, de toute évidence, cette consistance des « jeunes » comme groupe fait défaut, le manque dont il s’agit, l’inachèvement, est tout sauf un vide ou une immobilité. C’est au contraire une disponibilité active. Il y a, dans cet autre récit de jeunesse qu’est le Page disgracié, une métaphore qui emprunte au lexique de la marqueterie : « La jeunesse […] est une table d’attente pour les bonnes et pour les mauvaises impressions ». De même, donc, que la structure compartimentée attend les pièces de bois ou de pierre qui, insérées et agencées, donneront à l’ouvrage sa physionomie, la jeunesse attend de recevoir le monde. Et elle n’attend pas sagement, elle piaffe. Elle va devenir.

Ce peut être inquiétant – d’autant que le narrateur du Page disgracié ajoute qu’« elle est beaucoup plus susceptible des mauvaises [impressions] que des vertueuses ». C’est excitant, en tout cas – de cette excitation que le duc du Maine, peut-être trop jeune pour être jeune, n’est pas en mesure de susciter ni dans la fiction, ni dans le récit. C’est indéniablement beau – et même plus, pour gloser La Fontaine : car dans les joues lisses d’avant la balafre, et dans les « commencements » de la grande beauté, qu’y a-t-il sinon la grâce ?

Raison pour laquelle la littérature a tellement besoin de jeunesse. Pas seulement celle des itinéraires et des éducations, même ratées, mais de l’errance et du fourvoiement. Et nous, lecteurs et lectrices, nous lisons, et voici cette jeunesse entre nos mains. La Princesse de nouveau vit, aime, meurt de nouveau, et revit. La fatalité reste entre les pages ; elle n’est pas l’apanage de la jeunesse. Et dans cette expérience, nous sommes jeunes – vulnérables, influençables, exalté.e.s, prêts et prêtes à mal tourner, et à tout recommencer.

Je ne dis pas que la littérature fait rajeunir – il y a des crèmes pour ça. Mais qu’envisagée dans sa fonction transitionnelle, la littérature est peut-être toujours de jeunesse.

 

 

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