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Saynète n° 92

 

 

 

À Odilon Redon.

Paris, 4 mai 1889

Mon cher Redon,

Je vous serre fort les mains, occupées à le présenter au Temple invisible qui environne les vrais (et pour vous si mystérieusement noté dans ses architectures), le petit ami que nous baisons l’un après l’autre ici ; et sa maman la main, je la lui presse avec bien des vœux, tus, mais les siens. Allez tous bien, mes chers heureux ; pour qu’on puisse au plus tôt vous visiter, car on est curieux.

Pour nous trois

Votre

Stéphane Mallarmé

Stéphane Mallarmé, Correspondances, Gallimard, 1969, p. 312.

 
 

 

 

 Augustin Leroy

12/01/2019

 

 

Lorsque Mallarmé envoie cette lettre à son ami intime Odilon Redon, il répond à l’annonce de la naissance d’Arï Redon, venu au monde le 30 avril 1889. Dans son court billet envoyé quelques jours auparavant, Redon écrivait : « Mère et enfant vont à merveille / Ce sera un petit mousse pour le bateau de Valvins sur lequel il a déjà voyagé ». Le toponyme, la figure du petit marin, l’évocation du bateau sur lequel Mallarmé aime à prendre le vent sont autant d’éléments destinés à rapprocher le nouveau-né et le poète. D’ailleurs, Geneviève, la fille de Mallarmé deviendra la marraine du petit Arï lors du baptême qui aura lieu à Samois, dans la maison familiale des Mallarmé. En somme, les indications biographiques attestent de l’intimité d’un rapport amical que la naissance actualise et renforce. Publiée, la lettre rend cette intimité disponible pour un regard extérieur, elle offre l’intimité d’une adresse à l’intimité de la lecture qui, par le commentaire, offre une hypothèse de lecture à l’intimité d’un autre lecteur, et ainsi de suite.

Cette multiplication d’offrandes et de réceptions, de partages, je la conçois comme une relation de civilité à au moins deux niveaux : entre Mallarmé et Redon, entre l’intimité du lecteur et l’intimité amicale des deux amis. Ajoutons que la matière de cette relation est le langage, c’est-à-dire une série d’évènements verbaux liés par du silence et auxquels la lecture donne du sens. D’où la nécessité de positionner mon regard, afin de situer le lieu et le sujet produisant le sens.

En tant que lecteur, suis-je intrusif et voyeur ? Qu’est-ce que mon regard, mon langage, font à l’intimité de cette lettre en la commentant, en la partageant ? Pour répondre à cette question, il me semble nécessaire de mettre en jeu l’intimité de ma lecture, c’est-à-dire ce qui, dans le commentaire, déborde l’argumentation et le raisonnement, et peut-être, l’organise.

Certes, la réponse de Mallarmé semble pleinement coïncider avec la fonction civile de l’échange épistolaire organisé autour de l’annonce d’une bonne nouvelle. Informé de la naissance d’Arï, il félicite son ami et sa femme et leur souhaite le meilleur, fournissant des marques de tendresse aussi bien pour désigner « le petit ami » nouvellement venu au monde que pour souligner la chaleur physique avec laquelle il accueille la nouvelle (« je vous serre fort les mains » ; « je la lui presse »). La figure de « la main tendue » traduit exemplairement la série de gestes amicaux attendus par le spectateur d’une scène de civilité où serait actée la naissance d’un enfant.

Pourtant, (et j’imagine que cette infime sensation d’où jaillit l’adversatif, ce je-ne-sais-quoi me soufflant que « quelque chose d’autre » se passe dans la lettre, signale l’engagement de mon intimité de lecteur), j’ai le sentiment que cette lettre répond à autre chose qu’à l’annonce d’une naissance, où plutôt qu’elle répond et à cette annonce et à autre chose. En effet, je suis frappé par la façon dont Mallarmé se retire discrètement de la scène qu’il compose : les mains qu’il serre à la première ligne sont « occupées » à autre chose qu’à le recevoir ; les vœux qu’il adresse aux mains de la femme de Redon sont « tus » ; enfin, il y a le déictique, « ici », qui redouble la distance pourtant déjà contenue implicitement dans le rapport épistolaire. Une première façon de comprendre ces écarts serait d’y lire des égards : égards d’un ami qui s’efface pour laisser la place à la bonne nouvelle, au nourrisson, à la joie d’une mère en bonne santé. Mais je crois, intimement, que le rapport écart/égard est un espacement qui ouvre dans la lettre la possibilité d’une autre adresse concentrée autour de l’incise « tus ». Pourquoi des vœux silencieux, pourquoi cette insistance à crypter la célébration de la naissance ?

Une dizaine d’années auparavant, Mallarmé a perdu son fils Anatole, mort à l’âge de huit ans. Cette disparition bouleverse Mallarmé, comme le montrent les feuillets posthumes réunis par J.-P. Richard sous le titre Pour un Tombeau d’Anatole en 1980. Redon accompagne Mallarmé dans ce deuil interminable, jusqu’à proposer d’illustrer la fameux « Coup de Dés » par une gravure représentant la figure d’un enfant. Ce que j’essaye de dire, c’est que la naissance du fils de Redon conjure à mes yeux le spectre du fils de Mallarmé. J’’ai le sentiment que le « quelque chose » qui passe dans le silence des vœux est la pensée que Mallarmé destine, peut-être malgré lui, à son enfant disparu qui fut enterré dans un habit de petit marin, comme le soulignent certains fragments de phrases du Pour un Tombeau (petit marin / costume marin / quoi ! – pour grande traversée / une vague t'emporta). Conjurer, c’est tout à la fois convoquer, préparer la venue, et dissiper, écarter, comme on conjure un mauvais sort.

Ainsi, je ne comprends les phrases et les silences de cette lettre, et en particulier le segment adressé à la mère (« et sa maman la main, je la lui dresse avec bien des vœux, tus, mais les siens »), qu’en ménageant une place pour le fantôme d’Anatole dont la présence silencieuse, « tue », est cet autre destinataire de la lettre. Les vœux « tus » contiennent en filigrane un « tu », un pronom crypté tendu comme une main à l’enfant mort.

Mais il serait quelque peu incivil, voire franchement égocentré et déprimant, de recouvrir la célébration de la naissance par l’évocation du mort. Cela est vrai aussi bien de la lettre de Mallarmé que de mon commentaire. Toutefois, le jeu de l’égard et de l’écart me paraît déployer les ressources de la civilité en tant qu’elle est à la fois une attention tournée vers, un égard, et à la fois un espace de plis, de creux, de silences irrésolus et de retour à soi où l’écart permet un supplément équivoque, non soluble dans le fonctionnement et l’efficace des codes de la civilité. En somme, je crois que Mallarmé peut inviter le fantôme de son fils sur la scène qui se joue ici sans porter atteinte à la joie du moment ni à la délicatesse de l’amitié. Au contraire, il est possible que l’agencement de ces trois composantes (écriture épistolaire / circonstances joyeuses / lien d’amitié) fournisse à Mallarmé, de façon inattendue, l’espace et l’occasion d’intégrer la perte du fils à une série de rapports euphoriques. Voire, que Mallarmé accueille et réponde discrètement, par ses vœux, à la crainte d’une mère dont l’enfant pourrait être, lui aussi, arraché par la maladie.

 

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