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Plus qu'une saynète

 

 

 

« Elle épousa donc le prince de Montpensier qui, peu de temps après, l’emmena à Champigny, séjour ordinaire des princes de sa maison, pour l’ôter de Paris où apparemment tout l’effort de la guerre allait tomber. » 

Madame de Lafayette, La Princesse de Montpensier (1662) [précédé de La Princesse de Clèves], éd. Mathilde Bernard, Paris, Hatier, « Classiques & Cie Lycée », p. 219.

 
 

 

 

 André Bayrou

12/01/2019

 

 

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La Princesse de Montpensier, Bertrand Tavernier [réal.], Paradis Film [prod.], 2010 ; dvd vidéo StudioCanal, 2011, photogramme [23 : 50] avec Mélanie Thierry, Joséphine de La Baume, Nathalie Krebs, Philippe Le Magnan, Florence Thomassin.

 

Comment se passe une nuit de noces entre un prince et une princesse ? L’interrogation déroule une écharpe de fantasmes, de rêves d’enfants, de souvenirs de légendes et de contes de fées où les unions maudites s’enchaînent aux mariages bienheureux, comme les dons merveilleux aux mauvais sorts. Je ne peux poser cette question sans me trouver ramené au façonnement lointain de mes craintes et de mes espérances amoureuses, à cette idée naïve qu’il y a tant à craindre et tant à espérer du moment fatidique de la première nuit.

Sur ce moment, Madame de Lafayette ne nous dit rien dans sa nouvelle : le rite de passage qui transforme la jeune fille en jeune femme, la marquise de Mézières en princesse de Montpensier, fait l’objet d’une ellipse dans le texte. Seul compte l’énoncé préalable des raisonnements qui président à la décision du mariage, stratégie matrimoniale de familles puissantes qui ne tiennent aucun compte des attachements sentimentaux. Le mariage arrangé entre l’héritière des Mézières et l’héritier des Montpensier est le nœud de l’intrigue tragique : il détermine les douloureuses épreuves qui attendent le jeune couple. Ces noces princières amorcent une bombe à retardement, qui mettra le feu au cœur de l’héroïne en réveillant sa passion inassouvie pour le duc de Guise, son amour d’enfance.

Pour faire ressentir le caractère étouffant de cette union voulue par les parents, l’adaptation cinématographique de Bertrand Tavernier fait rentrer le spectateur dans le secret de la chambre des époux, où se joue la scène originaire de la découverte des corps. Le spectacle est en tous points navrant. La mine basse, en chemise, le mari entre dans la vaste chambre nuptiale où l’on procède à la toilette cérémonieuse de son épouse : frottée, parfumée par ses servantes, elle doit exposer aux regards son corps entièrement nu ; son père tourne autour d’elle en la lorgnant d’un œil dubitatif. On aide la princesse à enfiler sa chemise, puis vient le moment de l’étreinte dans le lit à baldaquin fermé par des rideaux. Les gestes sont maladroits, les corps embarrassés : « Votre mère ne vous a instruite de rien ? », demande le prince en constatant le malaise de sa femme. La mère de l’héroïne attend, fébrile, assise sur un siège qui fait face au lit, devant une table dressée qu’entoure un petit groupe de serviteurs et de servantes. Les pères des deux époux sont restés dans l’antichambre à jouer aux échecs. Enfin, la mariée pousse un gémissement ; sur un geste de la mère, les serviteurs s’empressent d’ouvrir les rideaux du lit et bientôt une dame de compagnie revient précipitamment porter la bonne nouvelle aux pères, agitant un tissu blanc taché de sang, signe de la consommation du mariage et de la virginité de l’épouse. Les deux pères se prennent les mains pour se congratuler.

Tout dans cette mise en scène transpire le mal-être. Le spectateur ne peut que s’identifier au désarroi des jeunes gens pris dans les filets de ce rituel impitoyable. Au moment de la défloration, la mariée n’a laissé échapper qu’« un petit cri de souris », selon les mots de la dame de compagnie. Ce mince cri de douleur devient l’équivalent de la plainte d’un animal pris au piège : puisque l’héroïne a cédé aux pressions parentales, elle n’a plus son mot à dire, mais son corps est là pour témoigner du tort qu’elle subit. Si le marié souffre moins, s’il est dans l’ensemble moins exposé, il n’en est pas plus à la fête. Le jeu atone du comédien atteint ici une grande justesse pour exprimer l’impossibilité pour l’homme de trouver de la joie au moment même de la jouissance.

L’art du cinéaste est donc d’une efficacité redoutable pour donner forme aux émois des personnages et pour remplir de ces émois le vide laissé par la nouvelle quant au déroulement des noces. Je dirais même que cette séquence est sublime, à la fois par la beauté des images, par ce ballet lugubre de corps, de costumes, de lumières, et par l’intensité des émotions qui circulent entre la fiction et la réalité. Le souci de véracité historique cultivé par Tavernier dans sa collaboration avec l’historien de la Renaissance Didier Le Fur n’est pas étranger à cette réussite artistique. Un détail pourrait suffire à l’attester : la toilette de la mariée ne se fait pas à grande eau, mais par un frottement de la peau au moyen d’une étoffe ou d’une éponge, ce qui est effectivement une des manières quotidiennes de prendre soin du corps à cette époque, quand on ne prend pas le temps d’un vrai bain.

Mais cette attention aux détails concrets est au service d’une vision historique qui entend mettre en évidence la rudesse des mœurs du XVIe siècle. Il s’agit de montrer que les hommes de ce temps, sous le raffinement de leurs apparences, sont moins délicats que ce qu’on imagine : en matière de rapport au corps, ils ne connaissent pas encore la vie privée, n’accordent presque aucune marge d’intimité aux époux pour apprendre à se connaître dans cet instant qui inaugure leur vie conjugale[1]. Cette absence de limites peut aussi faire l’effet d’une simplicité heureuse, libérée de toute honte, comme le suggère une scène ultérieure : réveillés au petit matin par Chabannes, l’homme de confiance des Montpensier, les jeunes époux ne prennent même pas la peine de se couvrir ; ils exposent alors leur beauté juvénile en pleine innocence, tels des représentants d’un peuple sauvage ou tels Adam et Ève au paradis terrestre, inconscients de leur nudité avant que le péché ne change leur regard. La promiscuité dans les usages du corps à la Renaissance apparaît donc dans le film comme une médaille à deux revers, mais dans la séquence de la nuit de noces, c’est la part douloureuse du manque d’intimité qui se révèle.

Dans ses entretiens, Tavernier donne régulièrement une dimension politique à ce regard sur l’Histoire : la représentation du passé lui permet d’évoquer tacitement la réalité de certaines cultures contemporaines, où la condition des femmes est fortement contrainte. Et cette signification politique, qu’elle soit ou non présente à l’esprit du spectateur, participe à son saisissement, car il sait bien, d’une manière ou d’une autre, que les prises de pouvoir sur les corps des femmes continuent d’exister de son temps.

La première fois que j’ai vu le film, la nudité totale de la mariée dans une chambre où circulent des femmes et des hommes en habits de fête m’avait paru douteuse. La chose m’étonnait d’abord parce qu’elle est évidemment contraire aux usages de notre société, où la nudité n’est jamais si acceptable que lorsqu’elle est collective, comme sur le sable des plages. Mais cette réaction anachronique me donnait envie de comprendre si une telle exposition du corps féminin, dans une circonstance si solennelle, était crédible pour le XVIe siècle.

En retravaillant cette séquence, j’en suis venu à penser que l’ensemble de la mise en scène tend vers l’invraisemblance à force de réduire les distances qui séparent les personnages : la mère est assise tout près du lit, elle fait intervenir ses serviteurs tout de suite après l’étreinte. La présence même du père et du mari au moment où l’on prépare la mariée pour son coucher annule la séparation traditionnelle entre les sexes qui, à la période qui nous intéresse, prévaut à la fois dans la vigilance morale ordinaire et dans les pratiques coutumières de la nuit de noces, telles qu’on les voit mises en œuvre dans les narrations facétieuses qui font constamment référence au mode de vie de l’époque. Ainsi, dans une des Cent nouvelles nouvelles[2], ce sont les femmes seules (« la bonne mère, les cousines, voisines et autres privées femmes ») qui accompagnent la mariée jusqu’au lit nuptial, lui enlèvent ses « atours, joyaux », et la couchent en lui adressant des bénédictions mêlées d’encouragements à la vertu, pour que cette première nuit et le reste de son mariage lui apportent « joie et plaisir de [son] mari », « paix et concordance avec [son] mari », bref une harmonie conjugale porteuse d’un bien-être légitime. La mère sort la dernière de la pièce : elle peut ainsi rappeler à sa fille les rudiments d’éducation sexuelle qu’elle lui a enseignés au début de la journée. En sortant, elle fait entrer le mari, en lui recommandant de « se gouvern[er] sagement avec sa fille », et referme la porte derrière elle.

Un tel cérémonial sacralise et donc dramatise les premiers rapports sexuels entre époux, laisse peu de place à la libre spontanéité des attitudes intimes, rappelle aux jeunes gens qu’ils sont sous le regard de Dieu et que l’entourage, à commencer par les parents, veille sur la moralité et la fécondité de leur couple. Bref, la famille est pressante, envahissante même, mais pas au point de livrer à des regards masculins l’entière nudité de la mariée[3] ou de rester ostensiblement dans la chambre pendant que les époux s’étreignent. À cet égard, cette époque n’ignore pas la pudeur. C’est si vrai que, même pour les mariés, le corps désirable reste dissimulé en cette nuit de noces. Il y a la chemise et l’obscurité. D’autres nouvelles facétieuses présentent des histoires de supercherie, de trompeur qui se glisse dans le lit à la place du mari le soir du mariage[4], ce qui nous rappelle que, d’ordinaire, l’épouse attend seule dans la chambre sombre, faiblement éclairée par un feu de cheminée ou une chandelle : et la nuit tous les chats sont gris, comme le souligne malicieusement Brantôme en évoquant la laideur des maris[5]. La pénombre protège les défauts du corps en les dissimulant.

Cela n’empêche pas que le moment de l’union charnelle constitue d’une certaine manière un spectacle, vu la curiosité intrusive qui se concentre sur lui. On le voit bien en lisant Brantôme : la « compagnie » rassemblée pour la noce a ses espions, chargés de lui rapporter des informations sur le comportement sexuel des deux époux. Ce sont parfois des « spectateurs, cachés à la mode accoutumée », sans doute dans la garde-robe ou derrière les rideaux et tentures de la chambre ; le plus souvent, ce sont des oreilles indiscrètes : « le soir de ses noces, […] un chacun était aux écoutes à l’accoutumée[6] ». De joyeux drilles jouent parfois carrément à déranger les mariés durant la nuit, « en faisant la guerre aux noces, comme on fait communément[7] » : l’expression montre bien comme il s’agit de bousculer la pudeur pour s’emparer du secret des mariés, à la manière d’un trophée à conquérir. Un tel harcèlement s’apparente au charivari des jeunes qui, jusqu’au XXesiècle dans les campagnes françaises, pouvaient perturber une nuit de noces en faisant du vacarme autour de la maison, afin de châtier un couple mal assorti, du point de vue de l’âge ou des principes moraux (vieil homme épousant une jeune fille, veufs trop tôt remariés, anciens amants adultères convolant en secondes noces après la mort du premier conjoint).

Ce qui attise cette curiosité malsaine autour de la première nuit, c’est que les mariés doivent y faire leurs preuves, chacun selon son sexe : l’homme doit démontrer sa vigueur sexuelle, comme un chevalier dans une joute, en possédant son épouse autant de fois que possible ; la femme doit démontrer sa virginité, à la fois par sa disposition anatomique (présence de l’hymen, étroitesse du sexe) et par l’innocente sobriété de ses postures. Par la même occasion, les deux époux démontrent leur capacité commune à engendrer une descendance : ces futurs enfants légitimes confirmeront les deux jeunes gens dans leur statut d’adultes accomplis et contribueront à la perpétuation du groupe social.

Parmi ces preuves à fournir, le linge taché de sang offre une réponse matérielle aux interrogations des invités de la noce. Brantôme évoque avec une pointe d’apitoiement ce « sang qu’épandent ces pauvres filles à la charge dure de leur dépucellement » et la coutume espagnole de « montr[er] publiquement par la fenêtre ledit linge, en criant tout haut : “Virgen la tenemos. Nous la tenons pour vierge[8].” » Dans les anecdotes qui développent ce thème, trois paragraphes plus loin, le personnage espiègle qui fait « la guerre » aux mariés parvient à « dérober le linge […] joliment teint de sang ; lequel fut montré soudain, et crié haut en l’assistance qu’elle [l’épouse] n’était plus vierge, et que c’était [sur] ce coup que sa membrane virginale avait été forcée et rompue[9] ». En l’occurrence, il s’agit d’un faux, que la mariée et ses « confidentes » ont fabriqué avec du sang de pigeon : les femmes ne sont donc pas toujours passives face à cet examen ; elles peuvent aussi manipuler la preuve pour défendre leur réputation. Sur ce réflexe si marquant de brandir une marque sanglante de virginité, on retient que la séquence du film de Tavernier met en avant une pratique bien attestée par le passé, comme elle l’est de nos jours dans certaines sociétés[10], même si cette exhibition n’était pas forcément systématique ni produite avec un tel empressement dans les mariages français du XVIe siècle.

On l’aura compris, les nuances que je fais émerger en rassemblant ces quelques témoignages littéraires ne visent pas tant à faire mentir cette création filmique, qu’à éviter de la tenir pour révélatrice d’une réalité nécessaire, absolue, implacable : la violence que le réalisateur représente dans l’ensemble de la séquence est un reflet possible ou partiel des mœurs du passé, quelque chose qui pouvait advenir dans une nuit de noces de l’ancien temps, mais qui n’advenait pas toujours, et probablement pas sous cette forme excessive, précipitée. Ménager cette ouverture de l’interprétation historique est une manière de résister à l’effet captivant et pour tout dire traumatique de ces images, au trouble qu’elle produise en moi quand je les visionne et, surtout, quand je dois les faire visionner à des élèves de Terminale qui, saisis d’une gêne bien compréhensible, s’empressent de penser que « c’est ça », ce qu’on faisait subir à des jeunes de leur âge, quand on décidait de les marier. 

Or, une certaine démarche militante, féministe ou plus largement progressiste, s’efforcerait justement de produire cet effarement indigné – une prise de conscience devant les horreurs de la morale sexuelle et de l’aliénation patriarcale. J’essaie, quand je juge que c’est important, de décrire ces réalités horrifiantes, comme je l’ai fait dans ce texte, mais je ne crois pas que ce soit la clé qui ouvre à elle seule les portes d’une société harmonieuse : le spectacle des violences et des effets pervers de la domination – celle des parents sur les jeunes, celle des hommes sur les femmes – rappelle aux élèves la dureté du monde dans lequel ils vivent, les met en garde contre le danger d’être victimes, coupables ou complices de l’injustice, mais il n’est pas sûr que cela les aide à mieux vivre leurs relations amoureuses et conjugales, car deux esprits effarés ne font pas forcément un couple heureux. En reconnaissant ce qui, dans les usages accablants des hommes du passé, installe une limite à l’emprise, préserve une respiration de pudeur ou de liberté, on discerne mieux le fonctionnement raisonné d’une norme oppressante, tout en repérant des aspirations plus humaines (« paix et concordance »), qui pourraient inspirer notre éthique. C’est une autre manière, elle aussi militante en un sens, d’essayer de conjurer les mauvais sorts qui menacent les rapports entre hommes et femmes.

 

[1] Cette conception, qui rappelle les analyses de Bakhtine sur l’importance du bas corporel et de l’obscénité dans l’univers culturel des œuvres de Rabelais, s’oppose aux interprétations inspirées de l’étude du « processus de civilisation » par Norbert Élias, qui voient au contraire dans le XVIe siècle la période qui invente la civilité, les bonnes manières et la vie privée. Voir Dominique Brancher, Équivoques de la pudeur. Fabrique d’une passion à la Renaissance, Genève, Droz, 2015, en particulier p. 20.

[2] Voir Les Cent Nouvelles nouvelles (recueil anonyme), Paris, Classiques Garnier, 2014 (1926), nouvelle LXXXVI « Par Monseigneur Philippe Vignier, Écuyer de la Chambre de Monseigneur », p. 360-364, citations p. 360-361.

[3] « Au bas Moyen Âge, il était certainement quelquefois d’usage dans la haute noblesse, lors de la première visite faite à la fiancée, de dévêtir la jeune fille, mais son sexe – en tout état de cause – n’était dévoilé que devant des femmes. » (Hans Peter Duerr, Nudité et pudeur. Le Mythe du processus de civilisation, trad. Véronique Bodin, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1998, p. 303.)

[4] Voir Marguerite de Navarre, L’Heptaméron, éd. Gisèle Mathieu-Castellani, Paris, Le Livre de poche, 1999, cinquième journée, nouvelle XLVIII, p. 530 : « Le plus vieil et malicieux de deux Cordeliers, logés en une hôtellerie où l’on faisait les noces de la fille de léans, voyant dérober la mariée, alla tenir la place du nouveau marié, pendant qu’il s’amusait à danser avec la compagnie. »

[5] Voir Brantôme (ca.1537-1614), Les Dames galantes, éd. P. Pia, Paris, Gallimard, 2000 (1981), « Premier discours sur les dames qui font l’amour et leurs maris cocus », p. 152.

[6] Ibid., « Discours sur les femmes mariées, les veuves et les filles, à savoir desquelles les unes sont plus chaudes à l’amour que les autres », p. 526.

[7] Ibid., « Premier discours sur les dames qui font l’amour et leurs maris cocus », p. 103.

[8] Ibidem.

[9] Ibid., p. 104.

[10] Voir Barkahoum Ferhati, « Les clôtures symboliques des Algériennes : la virginité ou l’honneur social en question », Clio. Femmes, Genre, Histoire [En ligne], n°26, 2007, mis en ligne le 01 janvier 2010, consulté le 03 janvier 2019, sur l’importance de la chemise tachée de sang que la famille arbore en dansant dans les fêtes nuptiales de la région de Bou-Saâda.

 

 

 

 

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