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Saynète n° 79

 

 

 

Or, de l’ancien Chat Noir, aujourd’hui le Mirliton — transitions ! — je sortais, quelque soir commençant, quittant les délices de Salis et de l’alors persona grata Léon Bloy, le tigre du bon Dieu, et le chat du bon diable, et de Marie Krysinska, et de tant d’aimables monstres, après quelques libations extrêmement prolongées ? non ! mais peut-être.

Je quittai donc ces délices-là, et me dirigeai, demeurant vers la Bastille, devant une station de fiacres non distante, pour rejoindre mon domicile encore filial…

Mais quel diable, aussi ? me poussant, je voulus réfrigérer par une Seule et dernière absinthe, les autres !

Une erreur de compte, après ensuite d’absorptions, éclata, et je crus devoir réclamer — beaucoup et très haut ! — mon droit.

Et j’appelai un sergent de ville qui me mit immédiatement au poste — et pas trop doucement.

Paul Verlaine, Mes prisons, XVIII.

 
 

 

 

 Pierre-Élie Pichot

31/03/2018

 

 

« Transitions » : Paris change !...

Je reconnais quand même le « Chat noir », ce cabaret tenu par Salis (noire et jaune sur fond de rideau rouge, sa réclame « rétro » se vend encore dans nos kiosques). Je veux bien admettre aussi le genre de libations qui devaient s’y pratiquer. Concernant Léon Bloy, je retrouve enfin, moyennant une rapide transposition dans des milieux que je connais, les manigances par lesquelles untel gagne ou perd les faveurs d’un microcosme parisien (sans que, dans un cas ou dans l’autre, sa participation ait été nécessaire). Alors, ne serait-ce pas cela qu’un ami de passage voulait voir de ses yeux, lorsqu’il me demandait de lui montrer « la vie parisienne » ?

Le « Mirliton », en revanche, ne me rappelle rien. C’est le nom que lui donna, paraît-il, Aristide Bruant, lorsque Salis lui revendit le « Chat noir » (effrayé finalement par la canaille qui pourtant le faisait vivre). L’endroit devint hautement respectable ; Verlaine ne s’y montrait plus ; Salis refit sa vie du côté de la porte de Vanves.

« Or », « donc », « mais », « ensuite », « et » : à chaque étape de son récit, Verlaine soigne ses transitions. Pourtant, loin d’adoucir et de nuancer les épisodes de son récit guignolesque, ce carnaval de conjonctions, tout au contraire, semble les brusquer. À cette civilité controuvée l’on reconnaît un procès-verbal, certes vif et authentique, mais écrit sous contrainte et sous surveillance.

Non loin de cet ancien bistrot, passé le boulevard de la Chapelle, une galerie, le « Centquatre », est ouverte depuis dix ans maintenant. Elle promet aux habitants sécurité, justice, culture et profits : « dans cette rue occupée par des artistes, on pourra marcher, s’asseoir, discuter, consommer. On croit à l’insertion sociale par la culture et on espère que ce sera un lieu de foisonnement » (dixit son directeur, Télérama du 10/10/2008). Et voilà que je comprends Verlaine. Précisément, il n’est pas de « transitions » à Paris, et par voie de conséquence, pas de « vie parisienne » non plus, mais une centrifugeuse, qui conduit toute vie un peu vivante, inéluctablement, voilà l’expérience que Verlaine et nous-mêmes partageons encore, à la porte, à la banlieue ou à la prison.

« Or », « donc », « mais », « ensuite », « et ». Un procès-verbal n’a rien d’une « chanson douce ». Verlaine avance sur la pointe des pieds, craignant le faux-pas qui le condamnerait. Pour montrer patte blanche, pour séduire l’agent qui le questionne peut-être, il fait don à son lecteur de conjonctions. Qui a corrigé des dissertations sait combien ce don-là est précieux. Quelque dissonants et ironiques que soient ces pseudo-liens logiques (et comment faire mieux, vu les circonstances ?), jusqu’au poste de police, jusque dans « ses prisons », Verlaine réinvente la civilité.

 

 

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