Exergue n° 177

 

 

 

 

Ils sont cocasses ces Etats qui mettent des frontières sur les montagnes, ils les prennent pour des barrières. Ils se trompent, les montagnes sont un réseau dense de communication entre les versants, offrant des variantes de passage selon les saisons et les conditions physiques des voyageurs.

Nos pistes (…) débouchent de l’autre côté sans rencontrer âme qui vive. Les frontières fonctionnent dans la plaine. On dresse des barbelés et personne ne passe. Impossible en montagne.

Erri de Luca, La Nature exposée, trad. Danièle Vavin, Gallimard, coll. Folio, 2017, p. 13.

 
 

 

Natacha Israël

02/03/2019

 

 

En montagne, l’itinérant ne bute jamais sur des barbelés. Mais cette montagne à laquelle on s’agrippe, s’érafle et se griffe, à laquelle on s’accroche sans certitude de tenir, qu’on escalade en vue d’accéder à l’autre versant et dont on dégringole parfois violemment, emporté par une avalanche ou par l’attraction de la gravité – cette montagne ne se laisse pas traverser comme ça… La montagne, c’est la moins facile des transitions, le plus ambitieux des voyages selon la formule consacrée.

On n’y rencontre pas grand-monde, sauf sur les sentiers balisés. Avant d’arriver au sommet et d’y contempler tout le cercle de l’horizon, on se retourne pour voir la plaine agitée à défaut d’être accidentée. Celle-ci s’inscrit dans un Etat, cet Etat dans un continent, ce continent dans le Monde, notre monde dans la galaxie, la galaxie dans l’Univers et l’Univers dans… une vibration. La montagne, pourtant, résiste.

Tout autour, au-dessus, à travers ses flancs et en contrebas, il est vrai que toutes choses communiquent, s’épanchent, s’évident ; tout se transforme et aspire à plus de puissance malgré les frontières, les retards, les arrestations, les dos tournés, les mains fermées, les coups – mortels ou non – et les fins de non-recevoir. Or, la montagne dont parle Erri de Luca s’est dressée au-dessus des nuages dans une violence initiale qui, beaucoup plus tard, a permis aux hommes de marquer leur territoire en oubliant la porosité et la mauvaise humeur de cette frontière. Cette montagne ne regarde pas vers les nuages dont le voisinage lui a été imposé par les caprices de la subduction, mais regarde vers la terre, vers son noyau même. Les fossiles marins encore imprimés sur sa roche sont le souvenir de la rencontre entre deux plaques, l’européenne et l’eurasiatique, dont la passion tectonique accuse toujours ces Alpes qui s’élèvent un peu plus chaque année. Dans ces conditions, la montagne n’est pas une simple transition entre la terre et le ciel ni entre des horizons séparés mais une cicatrice, ou l’expression de la guerre nucléaire qui anime tout l’univers, du corps du passeur au corps du migrant, du corps du migrant au corps du nationaliste qui lui refuse le passage, du corps terrestre à la voûte céleste. Symétriquement, la transition n’est-elle pas toujours secrètement secouée par la guerre nucléaire ?