Benoît Autiquet

Augustin Leroy

 


06 novembre 2021

Hybrides

Ce mois-ci, les rédacteurs de nos saynètes se sont enthousiasmés pour une lettre de V. Nabokov, où l’auteur russe sermonne un éditeur d’avoir fort mal illustré un poème qui célèbre la découverte d’une nouvelle espèce de papillon. Mais les « incroyables hybrides » que V. Nabokov accuse l’illustrateur d’avoir dessiné (des papillons avec « la tête d’une tortue naine » !) sont en fait prophétiques : comme le relève Robert Descimon, l’espèce découverte par V. Nabokov n’était en fait qu’un… hybride, c’est-à-dire le croisement naturel de deux espèces. Ironie du sort des découvertes scientifiques. Hélène Merlin-Kajman et Brice Tabeling, qui ne sont pas de savants entomologistes, rient pourtant à la lecture de cette lettre : d’un rire inquiet pour la première, qui s’interroge sur l’impérieux refus de l’hybridité exprimée par V. Nabokov, alors qu’elle est partout présente dans son écriture ; d’un rire plus franc pour le second, qui convoque certaines scènes de Molière pour mieux rire encore et nous faire rire, et qui décrit comme « hybride » sa lecture bondissante, d’une époque à l’autre, d’un genre à l’autre.

La chimère évoquée par Horace dans son Art Poétique n’est ni une entité naturelle, ni une lecture ; c’est un texte mal composé par son auteur, trop disparate. C’est bien ce disparate esthétique qu’investit Guido Furci dans son « sablier », qu’il construit sur l’informe modèle du coq-à l’âne : une scène de repas entre amis, les embarras du coiffeur de Midas face à ses oreilles monstrueuses, un paysage qui défile à la fenêtre d’un train… Quant à l’auteur, faut-il y voir un être hybride ? C’est ce que Benoît Autiquet défend, à partir de la lecture d’un texte de Pierre Bourdieu, dans sa « conversation critique ». Chez le sociologue, me semble-t-il, la littérature est moins l’expression univoque d’une expérience minoritaire à travers la voix d’un opprimé, qu’un effort d’équilibre, visant tout à la fois à embrasser les points de vue des personnages et à créer avec eux une distance suffisante pour qu’émerge un point de vue sur les points de vue.

Embrasser des points de vue, désirer les embrasser, mais aussi désirer répondre à ceux qui projette en vous leurs « agitations intérieurs » : n’est-ce pas cela, naître, et s’arracher à « l’inexistence de soi » ? Alors, Marcianne Blévis choisit de modifier l’adage sur lequel elle écrit : non plus « Qui trop embrasse mal étreint », mais « Qui trop guérit mal étreint », puisqu’il ne faut pas guérir de l’infini désir d’embrasser.

 Pourtant, il est des âges et des lieux où l’hybridité peut se muer en une confusion inquiétante, traumatique, comme lorsqu’un adulte s’adresse à une enfant avec le langage de la passion et de la sexualité. C’est ce qu’analysait Gérald Sfez lors de sa venue au séminaire de Transitions, revenant sur le cas Emma, pensé par Freud puis Lyotard. La version écrite de son intervention est désormais disponible à la lecture.

Au fond, l’hybridité est un pari, qui comporte ses risques et ses promesses. Aussi, nous parions sur l’importance du colloque « Rémanence de "l’écrire classique" en régime littéraire contemporain (1980-2020) » proposé Claire Badiou-Monferran, Adrienne Petit et Sandrine Vaudrey-Luigi, et relayons leur appel à communication, qui a le souci de penser ce qui, dans la langue, résiste à l’hétérogénéité de l’histoire.

Oui, le pari de l’hybride a toujours été au coeur du mouvement Transitions. A une époque, nous publiions les poèmes, fables et récits qui nous étaient adressés et que nous aimions. Ainsi, nous avions parié sur l’écriture de Coline Fournout – c’était en 2016. Saluons cinq ans plus tard la parution de son premier recueil, Conjurations, que l’autrice présente dans un bref entretien comme « une collection d’âmes fragmentées en de multiples cristaux, des lambeaux de mémoires diverses venues se réunir en poèmes ».

Des âmes et des mots étranges, inouïs, comme les papillons que nous continuerons à recevoir et inventer.

B. A. et A.L

Prochaine saynète  : un texte de A. Dreyfus.

Prochain adage : « Qui sème le vent récolte la tempête ».

Prochaine conversation critique : un texte de Michel Foucault.