Lise Forment

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


juillet-août 2019

 

 

Le vernis de l'été

Transitions est « verni », qui réunit encore ce mois-ci des textes aux couleurs multiples, des voix familières mais contrastées.

Dans un texte vif, l'éminent spécialiste de la littérature du XVIIIe siècle Marc Hersant réfléchit au vernis du temps, au lustre moribond du canon, soupçonné par certains de trop polir des « classiques » coupables de tous les maux. Il prend ainsi position dans le débat ouvert l’an dernier par des agrégatifs confrontés à la poésie d’André Chénier, difficile à s’approprier. Oui, encore Chénier et sa bien pâle « Oaristys », cette « espèce d’exercice scolaire » qui aura pris un éclat et des teintes pour le moins inattendus en plusieurs mois de polémiques, réflexions et discussions ! Marc Hersant répond à la fois à la lettre-pétition des préparationnaires d’alors et aux textes parus à ce sujet sur le site de Transitions (tout particulièrement à ceux d’Hélène Merlin-Kajman). Car le différend qui l’oppose aux auteurs de la lettre-pétition est, semble-t-il, d’une autre nature – du moins il prend une autre « couleur » que la saynète et les articles publiés précédemment. L’argumentation de Marc Hersant s’attache d’abord à déterminer ce qui est représenté dans le poème : s’agit-il d’une scène de viol(ence sexuelle) ou d’une scène de conquête amoureuse ? Son propos, qui s’appuie sur l’identification érudite de contresens, se rapporte également à la projection de cette situation dans une « scène réelle », « de nos jours », et relève ainsi d’une « éthique du métalangage » doublement distincte, je crois, de celle qu’esquissait Brice Tabeling dans sa contribution au débat, ou de celle qu’illustre aujourd’hui le commentaire de Sonia Velazquez sur la nouvelle de Cervantes, « La force du sang ». Et c'est ce que nous aimons tant, à Transitions : que notre site ne soit pas un espace uniforme et consensuel, mais un vrai lieu de réflexion collective qui n'exclut pas le ton polémique et les écarts de pensée.

La discussion n’est donc pas close : la démonstration de Marc Hersant relance généreusement des échanges passés (voir notre dossier sur « Le Contresens » dans la rubrique Intensités), et entre à son tour, incidemment, dans d’autres séries, comme le plus récent ensemble consacré aux rapports entre « Littérature et trauma », dont fait partie l’article de Sonia Velazquez. Malgré le mariage final, nul ne peut contester chez Cervantes la violence faite à Léocadie, son héroïne, mais la manière de lire la nouvelle ou d’interpréter son dénouement n’est pas pour autant réglée d’avance. La réflexion de Sonia Velazquez prend elle aussi pour point de départ (et d’arrivée) une scène d’enseignement, elle affronte la question du partage d’un tel texte, dont l’exemplarité ne va pas de soi et dont la force – celle du sang – dérange. Mais sa lecture nous éloigne peu à peu de ce rouge-là, sacrificiel et traumatique, elle nous aide à voir chez Cervantes une autre couleur, plus transitionnelle… sa conclusion n’est toutefois ni rose bonbon ni rose pastel : « la discussion sur les trigger warnings se prête trop facilement à la dichotomie : soit protéger le lecteur (par l’évitement), soit le confronter (par l’exposition sans avertissement) ; soit accepter la représentation de violences, soit la censurer. Mais ni la vie, ni la littérature, ni le trauma ne sont jamais si prédictibles. » Le texte de Guido Furci, à partir d’un corpus et d’un problème très différents (la définition et les fonctions de la littérature de témoignage), s’achève sur une pétition de prudence comparable – une pétition de prudence et d’audace à la fois, pour poursuivre l’entreprise de transmission au-delà de la disparition des témoins oculaires : il s’agit de « défend[re] la nécessité de traiter des liens entre littérature et trauma tout en gardant à l'esprit leur fragilité intrinsèque ».

Force et fragilité : ces deux termes pourraient résumer le nuancier compliqué que forment nos Fragments estivaux, qui passent par toutes les couleurs du paradoxe, qui s’en jouent et s’en inquiètent : Michèle Rosellini, dans sa définition d’Ubiquité, s’interroge sur notre « rêve infantile de toute-puissance » et sur l’errance à laquelle il nous condamne ; Natacha Israël voudrait bien « expérimenter » tous les vernis de l’existence et « vivre en caméléon parmi les caméléons » (c’est à elle qu’est emprunté le titre de cette lettre, un peu flashy, un peu glossy) ; le mot « Zoulou » entraîne André Bayrou sur la pente des souvenirs d’enfance, de ces jeux épiques dans lesquels il prenait la peau des « Tuniques Rouges » ou des guerriers noirs en toute « docilité » et « inconséquence »… L’inconséquence ne peut être que de courte durée, on ne peut pas ne pas savoir, mais n’y a-t-il pas quelque chose à garder de ces émotions de l’enfance ? À la lecture de sa définition, comme du « zoulou » de Brice Tabeling, on pense à l’affaire des Suppliantes à laquelle Marc Hersant fait allusion dans l’article cité plus haut, à ce risque de figer les identités autour de mots, de termes, plus ou moins rétifs au mouvement, à l’incertitude, à la création et à l’audace… On y pense, l’été portera ses fruits, et l’on y reviendra. Car, bien évidemment, il faudra plus encore que l’exergue de Brice Tabeling ou les saynètes de Virginie Huguenin et Natacha Israël (sur des extraits, respectivement, de Jean-Luc Nancy, Victor Hugo et Yukio Mishima) pour continuer de construire un langage collectif qui ne cesse de réfléchir… quoique sans vernis !

Bonne lecture !

[Ajouté le 28 juillet 2019] À lire également cet été, « Via twitter... fatalement », le post-scriptum de Brice Tabeling à son texte, « Voir ou ne pas voir le viol. L'éthique du métadiscours ».