Brice Tabeling

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Janvier 2019

 

 

 

Agitations théoriques du contemporain

 

Safe space, trigger warning, violences sexuelles, culture du viol : ces termes occupent une place importante dans les pratiques et les discours contemporains. Deux articles publiés ce mois-ci, « Topolitique du safe space » d’Anne-Emmanuelle Berger et « Encore Chénier – et au-delà » d’Hélène Merlin-Kajman, les examinent en s’appuyant sur les pensées de Jacques Derrida (pour le premier) et de Jean-François Lyotard (pour le second).

L’article d’Anne-Emmanuelle Berger nous offre un long dépli politique, historique et philosophique du safe space. Le moteur réflexif de son étude est principalement constitué par la pensée du lieu chez Derrida qui lui permet d’explorer dans toute son ampleur l’aporie du safe considéré comme immunisation. Cette aporie, l’un de ses bords est la fragilisation de ce commun que le safe devait pourtant protéger (« Le commun s’attaque à sa propre possibilité en tentant de s’immuniser ») ; l’autre, la nécessité néanmoins de résister à la transparence totalitaire de l’open space en découpant dans l’espace public des lieux de secret et de retraite.

Dans « Encore Chénier – et au-delà », Hélène Merlin-Kajman reprend une discussion sur l’interprétation d’un poème de Chénier qui, autour du problème de la représentation littéraire des violences sexuelles, implique aujourd’hui une dizaine de textes. Relisant l’ensemble du débat à la lumière du différend lyotardien, elle déploie à travers une série éblouissante de variations argumentatives les enjeux de l’usage ou non du terme « viol » dans le commentaire, les différents torts que chaque lecture fait à celles qui la précèdent (ou lui succèdent) et, pour finir, propose de repenser les pratiques interprétatives de la littérature à partir du concept de différend.

Ainsi, quoique leurs procédures d’analyse soient sensiblement différentes, Anne-Emmanuelle Berger et Hélène Merlin-Kajman partagent l’une et l’autre une double préoccupation : ne jamais exiler les mots de l’action politique dans une forme de pure abstraction spéculative mais aussi ne jamais renoncer à les malmener afin de mettre au jour à la fois ces enjeux inactuels mais essentiels que les luttes présentes tendent parfois à dissimuler et ces failles internes que l’urgence militante estime souvent devoir recouvrir. Il est ainsi particulièrement remarquable que si l’une et l’autre rappellent souvent leur solidarité avec les combats passés ou contemporains que ces termes ont pu accompagner, elles ne reculent ni devant l’exposition des contradictions les plus surprenantes de certains de leurs usages militants, ni devant l’examen de leurs traits (antidémocratiques notamment) les plus inquiétants.

Une telle préoccupation s’aperçoit très nettement dans le dispositif scriptural : ces deux longs articles ne cessent de se risquer des deux (ou trois, ou quatre) côtés des questions qu’ils étudient, dans un jeu d’alternance d’autant plus vertigineux que chaque argument est vigoureusement creusé, déplacé et critiqué ; c’est cette énergie de l’écriture, le caractère infatigable et joyeux de cette agitation théorique du contemporain qui, me semble-t-il, les rassemble le plus clairement et constitue un élément des plus précieux pour inaugurer l’année 2019 du mouvement Transitions.

À lire aussi ce mois-ci sur Transitions : une saynète d'Augustin Leroy autour de Mallarmé ainsi qu'une saynète étendue d’André Bayrou autour de la séquence de la nuit de noces dans l’adaptation par B. Tavernier de La Princesse de Montpensier ; trois nouveaux termes de l’abécédaire — une véritable poussée de « fièvres » (par Éva Avian, Noémie Bys, Natacha Israël et Augustin Leroy), « gravité » (par Boris Verberk) et « hiéroglyphe » (par Sonia Velazquez) — et une nouvelle définition de « drapeau » par Pierre-Élie Pichot.

Bonne lecture et bonne année !