Préambule

Voici, pour commencer, le compte rendu d’une rencontre avec le sociologue Olivier Schwartz qui nous a aidés à mieux définir ce que nous cherchions avec notre questionnaire sur la littérature. La solution que nous avons finalement retenue pour conserver le geste de rassemblement propre au questionnaire sans pourtant empêcher que ses résultats soient éventuellement utilisés par des sociologues a été d’ajouter à la fin quelques questions facultatives (âge, sexe, etc.)

 

 


  Séminaire : séance du 3 janvier 2011

 

Présents : Marie-Hélène Boblet, Stéphanie Burette, Laurence Croq, Mathias Ecœur, Mathilde Faugère, Catherine Gobert, Virginie Huguenin, Hélène Merlin-Kajman, Emmanuelle Morgat, Nancy Oddo, Antoine Pignot, Tiphaine Poquet, Anne Régent-Susini, Clémence Rey-Sourdey, Michèle Rosellini, Brice Tabeling, Julien Vermeersche, Antonia Zagamé.

                                                                       

Hélène Merlin-Kajman ouvre la séance en présentant Olivier Schwartz, sociologue, professeur à l’université Paris V et auteur, entre autres, de Le Monde privé des ouvriers : hommes et femmes du Nord (Paris, PUF, 1990). La séance comprend deux temps de dialogue avec Olivier Schwartz : l’un autour du questionnaire pour préparer la table ronde organisée le 24 janvier à la Sorbonne Nouvelle-Paris 3 avec les collègues enseignants dans l’UFR de Langue et Littérature Française et Latine ; l’autre autour de l’ouvrage de Richard Sennett, The Corrosion of Character. The Personal Consequences of Work in the New Capitalism (New-York, Norton & Company, 1998).

1.Autour du questionnaire :

Hélène Merlin-Kajman : L’idée d’un questionnaire sur la littérature est née dans le sillage du projet qu’avait eu l’Observatoire de l’Education d’écrire un manuel de civilité. Pour cela, nous avions rédigé un questionnaire sur la civilité, qui ne se voulait pas une enquête destinée à connaître ceux qui y répondent. Ici, nous sommes partis d’un principe analogue, et d’abord, parce que nous ne sommes pas sociologues. Mais aussi, parce que pour nous, il s’agit de nous écarter de la sociologie : j’ai remarqué que plus on confiait aux sociologues le soin de nous éclairer sur le réel, plus chacun de nous (les enseignants du secondaire sans doute plus que du supérieur) intériorisait l’idée que sans connaître « scientifiquement » nos semblables, nous ne pouvions plus agir. Cette attitude induit une paralysie, une inquiétude dans l’action ; cela n’arrête pas de ruiner la possibilité d’une scène publique. L’idée de proposer un questionnaire non destiné à connaître ceux qui y répondraient correspond à un désir de faire cercle ensemble, d’amorcer une scène publique. Aujourd’hui, on ne sait pas où agir collectivement : ce questionnaire permet de faire un geste ensemble.

Le questionnaire rédigé dans le cadre de l’Observatoire de l’Education avait été présenté à une sociologue, Dominique Pasquier, qui nous avait reproché de ne pas poser quelques questions minimales – sexe, âge, profession – pour identifier un peu qui répondait. Nous aurons vraiment du mal, je crois, à faire comprendre ce geste. Pourtant, ce n’est pas une nouveauté, dans l’histoire, de faire une enquête qui n’est pas une enquête à proprement parler. J’ai feuilleté par hasard il y a quelques jours la Correspondance de René Daumal, et je suis tombée sur une discussion portant sur une « enquête surréaliste » du Grand Jeu : les lecteurs devaient répondre à la question de savoir s’ils seraient prêts à vendre leur âme au diable, à passer un contrat avec lui. Daumal explique le but : forcer à compliquer tous les stéréotypes. Ce n’est pas notre projet, mais il y a un horizon commun, celui d’une intervention sociétale.

Olivier Schwartz : Qui reçoit ce questionnaire ?

Hélène Merlin-Kajman : Les étudiants ne sont pas encore touchés, mais nous allons circuler dans les séminaires pour le leur présenter. Pour l’instant, il a été envoyé à tout le personnel de l’université de Paris 3 et nous avons reçu 89 réponses, dont un tiers provient du personnel administratif.

Olivier Schwartz : Tout en comprenant ton désir de ne pas entrer dans une démarche sociologique lourde et objectivante (un questionnaire trop objectivant aurait suscité des réactions d’évitement), le sentiment que j’ai eu en lisant votre questionnaire, qui est vraiment très bon, c’est quevous pourriez à partir de là faire de la très bonne sociologie, surtout si vous arriviez à joindre les étudiants. Ce questionnaire, parce qu’il n’est pas une enquête, a un caractère très ouvert qui autorise le questionné à livrer aussi authentiquement qu’il est possible son rapport au livre et à la littérature. Son ouverture même en fait un outil très riche en informations pour le sociologue. Cela vaudrait la peine de toucher les étudiants massivement en leur expliquant que cela peut rendre service à tous : il y a moyen, à travers les questions posées et en ajoutant quelques infos sociographiques (âge et sexe), de saisir des choses encore obscures. Quelles sont les pratiques de lecture, comme disent les sociologues, des étudiants et dans cet ensemble de lecture ? Quel est leur rapport à la littérature ? Combien lisent-ils de livres ? Comment cela se compose-t-il avec d’autres types de lecture ? Des enquêtes ont déjà été faites sur ces questions, mais il y a encore bien des choses à apprendre et à comprendre, que votre questionnaire peut nous aider à découvrir. Ce serait intéressant parce que les jeunes générations diplômées sont un ensemble de populationencore insuffisamment connue : quelles formes de pratiques de lecture a cette population-là ? Voilà qui pourrait éclairer la question de la crise de l’enseignement de la littérature à l’école, par la connaissance de ces groupes de la middle class qui sont massivement ceux que l’on a devant nous lorsque l’on enseigne. Un usage sociologique est possible à partir de ce questionnaire.

D’autre part, en essayant d’imaginer les réponses des enseignants (ils vont pour la plupart dire qu’ils aiment la littérature), nous aurions des informations sur la question du rapport à la littérature dans les catégories supérieures. Il serait intéressant de savoir quels sont les grands types de profils obtenus : il y aura certainement un type de profil d’universitaires qui aiment lire, mais les autres ? Y aurait-il des gens qui diraient qu’ils n’aiment pas la littérature ? Est-ce que vous aurez le type de profil de classe supérieure qui serait devenue omnivore  (à la différence de celle dont Bourdieu en avait l’image dans les années 1960) ? Les catégories supérieures n’ont pas rompu avec les humanités, maiselles ont rompu avec le modèle d’une hiérarchisation claire entre « haute culture » et culture de masse. Ce sont des gens qui ont une relation régulière à la culture légitime, mais dans le même temps, écoutent du jazz, regardent la télévision, lisent des polars etc. On pense qu’ils font dans le mélange. Ce qui est compliqué, c’est qu’ils n’oseront peut-être pas le dire… Comment penser et faire face, peut-être, à la question douloureuse et difficile de la crise de la transmission de pans entiers des humanités et de la culture classique,crise qui a été étudiée par certains sociologues, je pense par exemple à Dominique Pasquier (Cultures lycéennes. La tyrannie de la majorité, Paris, Autrement, coll. « Mutations » n° 235, 2005), mais à laquelle les sociologues ne sont peut-être pas suffisamment attentifs ? Il y a moyen de la penser, même si le dialogue est difficile avec les sociologues de l’école. C’est parce que vous n’avez pas voulu faire de la sociologie que vous pouvez en faire de la très bonne. Mais il sera difficile d’exploiter les réponses d’un questionnaire aussi ouvert.

Hélène Merlin-Kajman : Bon, je suis contente d’apprendre que nous avons fait un bon questionnaire ! Mais est-ce que tu n’esquives pas mes questions en nous poussant à faire ce que nous ne voulions pas faire ? C’est très troublant ! Remarque bien par exemple que, volontairement, nous n’avons pas posé une seule question comme « qu’aimez-vous lire ? ». En revanche, l’ordre des questions a été très pensé : la première se veut désinhibante.

Sur la question du geste, il est sûr que l’on attend de nous que nous commentions les réponses : il va donc falloir décider du statut que nous donnons aux questionnaires pour les commenter. Nous avons conscience par conséquent que le problème, écarté en amont, nous revient en aval. Mais je reviens à cette idée de la scène : penses-tu que les gens qui répondent auraient conscience de faire un geste pour la littérature s’ils voient qu’il s’agit aussi d’un questionnaire exploitable en sociologie ? Et penses-tu qu’on ne puisse pas se passer de la sociologie pour commenter ce questionnaire ?

Olivier Schwartz : Je comprends. En règle générale, je pense que la sociologie apporte des réponses, mais la connaissance que peut apporter la sociologie ne suffit radicalement pas à nous permettre de voir ce qu’il faut faire. Ce que vous avez entrepris est passionnant. Mais la connaissance que nous pouvons en tirer, je ne suis pas sûr du tout qu’elle nous permette d’agir ensuite. Sur le problème des cités, par exemple, on dispose d’une connaissance massive, mais on ne sait toujours pas comment agir. La connaissance du sociologue ne donne pas la clef. En faisant un usage un peu détourné de votre démarche, on y verra un peu plus clair, car on ne sait pas grand-chose de l’univers culturel d’une partie de la population. Dominique Pasquier dit très bien, dans un article, que si l’importance des médias est connue, on ne sait pas dans quel sens elle agit. On sait peu de chose des grands types de cultures de masse aujourd’hui et en particulier celle des jeunes diplômés. Mais pour dire ensuite ce qu’on pourrait en tirer comme moyen d’action, je serais très prudent. Il y a un gap entre connaissance sociologique et action politique.

Quant à ta première question, il n’y a pas d’incompatibilité entre mobiliser des gens pour une entreprise qui vise une investigation meilleure de la société aujourd’hui, et les mobiliser sur un geste politique pour soutenir une cause. Une partie des membres du groupe sur lequel on enquête peut accepter d’entrer en relation avec le sociologue de terrain ou l’ethnologue, au statut d’étranger sympathisant. Ce n’est pas trahir le projet initial que de proposer aux gens d’y participer pour faire avancer cette cause. Les enquêtes ont souvent des étapes : on fait un questionnaire, on le modifie, on peut faire bouger les questions. Si on va vers une démarche plus contraignante (par exemple, on demande aux étudiants d’un TD, d’un séminaire, de remplir le questionnaire), ils peuvent accepter d’être instrumentalisés parce que les questions sont ouvertes et qu’on s’adresse à eux en tant que citoyens libres.

Stéphanie Burette : Je vois un risque, à prendre peut-être, quand on participe à une opération de connaissance : celui de déléguer la responsabilité du geste à autrui.

Olivier Schwartz : Alain Touraine est un sociologue qui a essayé de mettre en place des dispositifs où les enquêtés sont transformés en coproducteurs directs de l’analyse sociologique. François Dubet fait de même : l’idée est de constituer des groupes d’enquêtés prêts à s’associer à l’enquête, une collaboration se crée. Chez Touraine, l’objectif est sociologique, mais ce peut-être un dispositif pour répondre à ce risque : de créer un aller-retour.

Brice Tabeling : Si l’on ajoute les questions sur l’âge, le sexe, la provenance sociale, l’enquête devient sociologique ; si on les supprime, elle cesse de l’être. Mais pour composer ces personnages agents de la sociologie, a-t-on besoin de ces informations ? Est-ce qu’un personnage ne peut pas être simplement une énonciation liée à une parole ? L’enquête resterait-elle sociologique ?

Olivier Schwartz : Je n’ai pas de désaccord : cela peut être en soi un projet passionnant de travailler sur des sujets, des personnes prises dans leur singularité et de le tenter, peut-être pas sans les informations sociales, en resituant les variables dans un ensemble plus vaste. L’idée d’une entreprise de compréhension qui viserait l’approche la plus fine des sujets et des individus est un bel objectif. Si j’ai réagi ainsi, c’est pour que vous puissiez, en l’exploitant, savoir de quel segment de la population « on vous parle ». On pourrait plaider que l’on peut se passer de ces informations, puisque vous connaissez les sujets. En introduisant ces deux ou trois variables, ou sans les introduire parce que l’on connaît le groupe, il est utile d’avoir un tout petit peu de cadrage sociologique. Un statisticien ne dirait pas cela : il s’agit de se donner les moyens de tirer des conséquences. La variable du sexe est importante : est-ce que cela confirmera l’idée que les filles lisent plus que les garçons ? Il serait bien de demander quel type de bac le sujet a, mais c’est délicat car ce peut être perçu comme un marqueur. Dans la collection 128, l’ouvrage Les Sociologies de l’individu (D. Martuccelli et F. de Singly, Les Sociologies de l'individu, Paris, Armand Colin, coll. « 128 » Sociologie, 2009) développe cette idée. Dans mon travail sur le Nord, je connaissais déjà les sujets.

Mathias Ecoeur : Vous vous situez dans une perspective de connaissance, qui est très différente de la nôtre. Nous ne cherchons pas un type de connaissance : le questionnaire est déjà un acte, pas du sens ou de la parole. C’est du faire faire ou du faire penser que nous cherchons à produire, contrairement à l’observation participante. Ce n’est pas nous qui allons nous intégrer dans un groupe externe, mais le groupe qui entre dans notre geste.

Olivier Schwartz : Vous visez juste. Mais si la finalité du questionnaire est exclusivement ce geste, je le comprends et l’admets, mais simplement, je ne peux répondre, moi. Si le geste est exclusivement politique, au beau sens du terme, c’est aussi un beau dispositif pour conduire des gens à s’estimer concernés, à s’y engager. Du coup, je n’ai pas, moi, comme sociologue, à en dire quelque chose : c’est une question de définition du geste. La seule manière pour moi de répondre, c’est de vous dire que vous faites un peu de sociologie.

Stéphanie Burette : Est-ce la forme même du questionnaire qui pose problème ?

Olivier Schwartz : Si la finalité est exclusivement de proposer un geste, peut-être qu’effectivement, utiliser le mot « questionnaire » introduit un malentendu. On est tous tellement enquêtés que l’on ne pense pas à autre chose. Peut-être faut-il faire attention à ce terme qui induit un malentendu.

Hélène Merlin-Kajman : Tu viens de m’ébranler considérablement. Nous sommes en train de travailler à un site, Transitions, où se trouvera le questionnaire. On peut espérer y recevoir toutes sortes de réponses. Je sais d’expérience, pour avoir fait un travail de commentaire des questionnaires sur la civilité, que l’on est vite coincé quand on analyse les questionnaires si l’on ne sait rien de ceux qui répondent. Cependant, je ne me vois pas faire un travail de type sociologique : certaines réponses me paraissent littéraires, provoquant une émotion, et je ne m’y attendais pas : ici, les gens qui répondent font de la littérature. Qu’est-ce que c’est comme position instituée ? Mais on pourrait imaginer que ces questionnaires deviendraient intéressants pour les sociologues : pourrait-on ajouter des questions pour les rendre utilisables par des sociologues sans altérer notre projet initial ?

Olivier Schwartz : Potentiellement, je pense que oui. Je plaide pour cela parce que j’ai en tête l’école de Francfort en Allemagne : il y a eu des tentatives grandioses en Allemagne au début des années 30. C’est beau de faire les deux. En France, cela a beaucoup moins existé à cause de l’instrumentalisation des intellectuels établie par le parti communiste : la CFDT a tenté de le faire. Une partie de l’école de Francfort était liée au milieu ouvrier.

Mathias Ecoeur : Peut-on se tourner vers une autre forme de connaissance que celle évoquée plus haut ? Une forme qui sorte de la typologie produite par un type d’informations ?

Olivier Schwartz : Chez les sociologues, il y a un accord très large autour de l’idée que dès que l’on veut connaître les conduites des individus, il faut continuer de prendre en compte les variables sociologiques, mais à titre d’intelligence : il faut aussi intégrer l’apport de la micro-histoire, les parcours individuels, l’expérience singulière de lecteur. On peut faire de la sociologie autrement qu’avec ces typologies.

2.Autour de The Corrosion of Character de Richard Sennett :

Hélène Merlin-Kajman : The Corrosion of Character est l’un des textes qui est à l’origine du projet de ce séminaire, car Sennett y mobilise beaucoup la littérature. Ses conclusions sont proches du Nouvel esprit du capitalisme de Boltanski.

Sennett part d’une rencontre de hasard : celle de Rico, jeune cadre supérieur appartenant à la couche des 5% de salaires les plus hauts de le société américaine, qu’il avait rencontré quand il n’était encore qu’un adolescent au moment où, vingt-cinq ans auparavant, dans le cadre de sa recherche sur The Hidden Injuries of Class, il rencontrait son père, Enrico. Ce dernier était employé de surface et son salaire était l’un des plus bas du quart inférieur de la pyramide des salaires. Ce qui était frappant, raconte Sennett, c’est comment la vie des salariés, à cette époque (après la Grande dépression et la Seconde Guerre mondiale), était prévisible : répétitive, sans surprise, le temps monotone, le travail très rationalisé, mais les progressions de carrière très garanties par la vigilance des syndicats. Du coup, quelqu’un comme Enrico avait pu construire sa vie, avoir une stratégie de carrière : et c’est ce qu’il racontait. Sa vie, dit Sennett, faisait sens pour lui dans une narration linéaire (p. 16). Il se sentait l’auteur de sa vie, qu’il avait projetée et réalisée étapes par étapes : et ceci lui conférait un sentiment de « self-respect ». Il avait centré sa vie sur sa famille, et, pour ses enfants, il avait à moment donné fait le choix de s’arracher à la communauté italienne de son quartier d’origine pour leur donner un environnement, dans la banlieue, plus propice à leur développement. Mais il retournait tous les dimanche dans son quartier italien, allant à la messe puis passant la journée parmi les siens, où il était écouté comme un homme d’expérience.

  Enrico avait fondé des espoirs de progression sociale sur son fils, car même s’il avait réussi à accumuler de la sorte une certaine quantité d’honneur social, il ne voulait pas qu’il vive la même vie que lui. Or, ce dont Sennett s’aperçoit peu à peu en parlant avec Rico, c’est que cette ascension sociale, tout à fait réussie sur le plan matériel, s’était effectuée dans la rupture avec les valeurs du père. Quand il était adolescent, Rico, par exemple, avait honte de la façon dont son père refusait de prendre des risques, était incapable de mobilité, parlait par proverbes ou par sentences provenant de son expérience professionnelle : « Tu peux ignorer la saleté, mais cela ne la fera pas partir » (p. 26). Donc Rico était « parvenu » en adoptant au contraire les valeurs « modernes ». Et pourtant, tout ceci s’accompagnait d’une détresse considérable : Rico était hanté par le sentiment que lui et sa femme (très bonne partenaire pourtant dans ces choix de carrière risqués) perdaient tout contrôle sur leur vie. Ils avaient changé de travail et de région une dizaine de fois ; leur temps était ingérable, donc l’éducation de leurs enfants leur échappait. Chaque fois qu’ils avaient gravi un échelon, cela s’était traduit en hausse de salaire, mais en perte d’assurance, car le nouveau travail exigeait à chaque fois davantage de temps, reposait sur davantage de risque, sur une responsabilité diffuse, incernable, très stressante. Il n’existait plus pour eux aucune vraie frontière privé/public à cause du travail par internet. Du coup, Rico avait l’impression que sa vie ne pouvait pas constituer un exemple pour ses enfants. Sennett analyse sous cet angle la position politique de Rico, inverse à celle de son père, de conservatisme républicain : comme un modèle parfaitement idéalisé et inexistant d’une cohérence perdue, plus que d’une communauté jamais connue.

Ce qui m’a beaucoup frappée dans ce livre de Sennett, c’est le fait qu’il mobilise de façon aussi fondamentale la référence à la littérature, notamment à la question du récit et du caractère comme catégorie « poétique » (au sens de la Poétique d’Aristote). L’idée générale est que le nouveau capitalisme, fondé sur des valeurs comme la flexibilité, l’adaptabilité, le changement constant, la prise de risques, le travail en équipe sans responsabilité fixe et comme sans autorité ni hiérarchie, rend impossible la constitution de « caractères » (et affecte donc profondément les modes de subjectivation). A ce mot, « caractère », il donne vraiment le sens ancien du terme, pas complètement psychologique (même si la perte du caractère a des conséquences – non moins que des causes – psychologiques) : ethos, presque statut incorporé. Sennett semble dire que le récit de vie (la possibilité de se raconter dans une biographie linéaire) constituait, autrefois, l’équivalent d’une dignité : ce dont on pouvait revêtir sa vie en la présentant (et se la représentant) comme un ensemble stable, délivrant une image en quelque sorte mémorable de soi.

Toute routinière que fût leur vie, les acteurs sociaux pouvaient avoir un plan de carrière parce que leur vie était claire et prédictible. Cette prédictibilité de la vie routinière faisait que tout était prévisible. Le père pouvait raconter sa vie sous la forme littéraire d’un récit autobiographique : il pouvait se présenter sur la scène du monde, il avait un « caractère », le statut de celui qui a fait les bons choix etc. Au contraire, son fils Rico a réussi, mais au prix de la perte de la possibilité de raconter sa vie : plus de rapport hiérarchique, sa vie n’a plus de forme, l’autorité était devenue évanescente, stress du perdre son travail.

Ceci m’a frappé, c’est le rapport que Sennett nous suggère d’établir entre ce fait socio-économique, et ce qui a, auparavant, affecté la littérature, le roman : le fameux récit sans personnage. Cela jette une suspicion radicale sur l’idée que l’on désaliénerait le monde en prônant la mort du roman, comme l’a cru la modernité. Côté littérature (comme côté histoire, cf. Carlo Ginzburg, Le fil et les traces. Vrai faux fictif, Paris, Verdier, 2010, p. 383-385), toute la modernité a été occupée par la grande affaire de la destruction du récit et du personnage : il fallait de la sorte désaliéner les lecteurs, attaquer la dimension d’idéologie bourgeoise de la littérature. Ne pas oublier la célèbre formule d’Althusser : « L’idéologie interpelle les individus en sujets ». Ou Barthes, dans Mythologies, expliquant que la littérature avait condamné le vieux Dominici, pour la bonne raison que des catégories proprement littéraires, du récit réaliste du XIXe siècle, notamment en termes de caractère (mais au sens psychologique du terme) avaient été mobilisées pour expliquer ses actions, reconstruire les vides à l’aide d’un vraisemblable narratif.

Qu’est-ce que la perte du statut ?

On peut penser à un texte de Benjamin, le célèbre « L’oeuvre d’art à l’âge de sa reproduction mécanique », où Benjamin rapproche en fait l’aura du statut, bizarrement (dans Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 278)[1]. Mais aussi à ses deux textes où il évoque la pauvreté de l’expérience (« Le conteur » et « La pauvreté de l’expérience », dans Œuvres III), avec la disparition du conteur : l’expérience, c’est ce qui se raconte et se transmet, pour Benjamin (dans le livre de Sennett, l’expérience, c’est simplement ce qu’on vit : et la caractéristique de l’expérience que vivent les gens, dans la société néo-capitaliste (« néo-libéralisme »), c’est qu’ils ne peuvent pas la constituer en récit, donc en expérience au sens de Benjamin). Or, Benjamin imputait au XIXe siècle, à la vie routinière d’Enrico (du type des Temps modernes), d’avoir fait disparaître le conteur. Alors, face à cette contradiction, se pose, comme d’habitude, la question : s’agit-il d’un phénomène nouveau ? De quand date-t-il au juste ? Quels facteurs le commandent au juste ?

Dans une version pessimiste, on dirait que « ça va de mal en pis » ; dans une version optimiste, que « l’humanité n’arrête pas d’inventer ».

Olivier Schwartz : Le nouveau régime de fonctionnement du capitalisme et la montée de la flexibilité remodèlent profondément les histoires et les trajectoires des individus. Ceux qui vont grandir, dans quelle mesure seront-ils capables de donner un récit d’eux-mêmes cohérent, qui ait du sens ? Un tel régime social et biographique ne peut pas ne pas compliquer la construction d’une image de soi, mais on ne peut pas exclure que les individus fabriquent autrement du sens et une image cohérente d’eux-mêmes. Il peut y avoir des formes de construction de soi et d’estime de soi dans la capacité de faire face à l’instabilité. On sait par les sociologues de la précarité que cette précarité est susceptible d’être vécue, par une fraction de ceux qui la vivent, comme quelque chose qui n’est pas nécessairement négatif, comme une capacité de rebondir. On peut penser qu’ils pourront fabriquer des récits de leurs vies.

Hélène Merlin-Kajman : Est-ce que tu le vois dans ton propre travail ?

Olivier Schwartz : C’est un travail sur les conducteurs de bus, qui ne sont pas des précaires. Dans les années 1970, il y a eut un grand intérêt chez les sociologues pour la précarité ; du coup, il m’a semblé que l’on s’occupait moins des populations moyennes. Cependant, certains conducteurs ont connu l’instabilité professionnelle : j’ai constaté la difficulté qu’il y a à faire des entretiens biographiques quand les gens ont eu des expériences atomisées, car eux-mêmes ne se souviennent pas bien de cette précarité où ils ont accumulé les petits boulots. L’éclatement des trajectoires professionnelles complique le récit de vie.

Hélène Merlin-Kajman : Ont-ils « un caractère » depuis qu’ils sont conducteurs ? Pensent-ils qu’ils vont léguer quelque chose ?

Olivier Schwartz : Oui. Le fait d’avoir un emploi stable leur permet de construire un avenir, de penser à une transmission à leurs enfants. On ne peut pas dire que ce soit une condition indispensable au récit de vie, mais ça le favorise.

Hélène Merlin-Kajman : Dans ton livre Le Monde privé des ouvriers, les parents des enquêtés avaient vécu dans les corons : le fait même de la vie privée était nouveau pour eux.

Olivier Schwartz : Cela ajoute une complexité supplémentaire : à l’intérieur même d’une même corporation, il y a une rupture entre générations de salariés. Je vous renvoie à Retour sur la condition ouvrière : entre les parents et les enfants qui travaillent tous chez Peugeot, il y a une rupture.

Brice Tabeling : J’aimerais poser la question du témoignage : que faut-il pour avoir un récit ? N’est-ce pas suffisant d’avoir une parole, même décousue, pour avoir un récit de vie ? Dans les passages de Benjamin (dans « Le Conteur ») et de Carlo Ginzburg (dans Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier au XVIe siècle, Paris, Flammarion, 1980) cités par Hélène, il est question de récits de la micro-histoire qui incorporent les silences et les trous. Ne peut-on pas faire des formes de micro-histoire à partir des questionnaires ? Le témoignage repose sur une énonciation, plus que sur un récit, une chronologie. Et si l’on se penche sur le livre de Sennett, à partir de ces témoignages, il fait bien quelque chose comme une fiction, puisqu’il change tout : les noms, les professions réelles, etc. Est-ce que les repères de la sociologie sont importants dans ce cadre ? Peut-on faire l’hypothèse que Sennett parviendrait à tirer une connaissance plus profonde sans elles ?

Olivier Schwartz : Sur la troisième question, je crois difficile de comprendre le parcours d’un individu sans prendre en compte la génération/le sexe et le milieu social. Les variables sociodémographiques sont fortement déstabilisées par le type de régime social actuel : il y avait une grande standardisation dans les années 1960-70, donc l’appartenance à une catégorie socioprofessionnelle était prédictive de comportements. Aujourd’hui, on assiste à une très grande hétérogénéisation qui bouscule le lexique même des sociologues. Donc, oui, le lexique est à reconstruire, mais ces variables doivent quand même être prises en compte.

Sur les deux autres questions : y a-t-il des conditions pour que le meunier évoqué par Ginzburg produise un discours ? On ne peut pas exclure que les individus qui vont grandir dans cette société ne pourront pas construire des récits, mais il y a peut-être quand même des conditions minimales pour pouvoir le faire. Mais peut-être se rendra compte qu’il y a des niveaux d’instabilité, de flexibilité (dans les situations de travail, de vie) et d’absence de maîtrise de sa propre vie qui rendront impossible la production de récits de vie. Il faut de la prudence.

Mais l’historien, le sociologue, doivent quant à eux maintenir leur propre droit à tenter de construire des récits, même quand les individus ne peuvent le faire : et ils le font comme le fait Ginzburg, en évitant le déterminisme trop lourd. Je plaiderai en faveur du droit du chercheur à produire un discours autre sur les acteurs, décalé par rapport au sentiment qu’ils ont de leur vie. Qu’on se souvienne du récit des Indiens : les biographies étaient impossibles pour les Indiens. Est-ce que cela ruine l’entreprise qui les leur prête ?

Marie-Hélène Boblet : Le seul récit possible de ces vies fragmentées serait-il l’épopée, c’est-à-dire le récit de celui qui s’en est sorti ? Mais les autres ? Je pense à l’expression terrible d’être « en fin de droit ». Il me semble qu’il faudrait d’autres conditions : la dignité, le sentiment d’être quelqu’un pour rendre possible ce récit de vie.

Michèle Rosellini : Je voudrais revenir sur la question de Brice : à quoi penses-tu, Brice, quand tu parles en termes de récit, ici ? Et à Olivier : y-a-t-il une incidence de la littérature, de catégories littéraires, sur les acteurs sociaux ? Est-ce qu’il n’y a pas une sorte de gêne à se raconter quand on vient d’un milieu populaire ? Car parler de soi fait que « on s’en croit », comme on disait dans le Sud.

Brice Tabeling : Qu’est-ce qu’il faut au minimum pour qu’on reconnaisse un récit de vie ? Je pense qu’il faut politiquement pas mal de choses. Mais il peut y avoir une très grande fragmentation sans pour autant renoncer à un ordre. Je souhaite qu’on reconnaisse aussi quelque chose comme : il y a un « je » qui s’est noué à cette parole-là.

Olivier Schwartz : Sur la réticence à parler de soi, rien n’a bougé depuis la période de ta jeunesse, Michèle. Sur la question de l’infiltration des modèles un peu littéraires chez les enquêtés, je ne suis pas confronté à cela et je n’ai pas d’exemple, mais je rencontre plutôt des gens réticents à parler d’eux, des gens qui pensent ne pas avoir droit à parler de soi.

Michèle Rosellini : Il y a pourtant le modèle télévisuel des talk show où l’exhibition de soi est manifeste ?

Olivier Schwartz : Chez les chauffeurs de bus, cela n’apparaît pas. Ils n’iraient pas à la télé. Ils appartiennent au haut des gens qui sont en bas : ils ne constituent pas un nouveau prolétariat. Ils n’ont pas d’image de leur capacité de parler qui leur permettrait d’aller parler à la télé.

Laurence Croq : J’aimerais revenir sur la question de la construction des identités dans le livre de Sennett, construction pour laquelle j’ai une analyse différente : je suis frappée, en ce qui concerne Enrico, par la force de son incorporation à la société, alors que son fils n’est incorporé nulle part. Est-ce que les sociologues arrivent à intégrer des critères de désaffiliation et de désincorporation ? Ma femme de ménage est maghrébine : dans sa communauté, c’est « quelqu’un ». Les éléments de communautarisme propres à contrebalancer la perte de l’estime de soi sont-ils pris en compte ?

Olivier Schwartz : Les sociologues ont conscience du problème, mais il est difficile de penser tout ensemble. Il faudrait toujours à la fois penser la domination des dominés et les ressources que des personnes dominées sont capables de trouver ou de produire. Je vous renvoie à Passeron, Le Savant et le populaire (avecCl. Grignon, Paris, Seuil, 1989) :le savant est toujours pris entre le risque (au sens de conditions indépassables) du misérabilisme et celui du populisme (c’est-à-dire la vision enchantée du peuple). Vous mettez le doigt sur une antinomie constitutive de la sociologie : dans notre propre cheminement lors de cette discussion, on s’en rend compte. En évoquant le risque de perdre toute possibilité d’avoir une histoire, j’ai donné une vision misérabiliste ; et vous, vous avez évoqué l’autre vision, plus populiste.

Emmanuelle Morgat : Y-a-t-il un retour positif du travail sociologique des enquêtes ? Un gain d’estime de soi ?

Olivier Schwartz : Souvent, il y a un effet et même immédiat. Bourdieu le dit bien dans La Misère du monde (Paris, Le Seuil, 1993), dans sa postface en particulier. Si en revanche, par retour, vous entendez la lecture de l’entretien, la prudence doit surgir. Mais il y a un bonheur immédiat d’avoir dit quelque chose d’intéressant, chez l’enquêté. En revanche, pour ma part, je pense qu’il faut éviter de donner à voir ensuite le texte de l’entretien.

Hélène Merlin-Kajman : Je voudrais préciser, pour Laurence, que si l’on suit Sennett, il n’y a pas exactement de conscience de classe aux USA à l’époque d’Enrico, mais une conscience des communautés.

Je reviens à ma perplexité initiale : pourquoi Benjamin semble-t-il se trouver, pour son époque, face à une situation qu’il relie au capitalisme industriel du XIXe siècle ? Il évoque la figure de l’automate, de l’automatisme. Ce que Sennett montre, lui, en 1998, c’est qu’une partie de tous ces gens trompés et rejetés par IBM, deviennent des intégristes. Tout à l’heure, j’évoquais deux hypothèses : « tout va de mal en pis » ; ou bien : « l’humanité invente toujours des solutions ». Il y a donc encore une autre hypothèse : face aux effondrements des liens sociaux et des possibilités narratives, les gens réinventent le mythe, l’appartenance mystique. Il faudrait donc se dépêcher de donner des possibilités narratives à tout le monde !

La séance se clôt sur un buffet.



[1] « On pourrait la définir comme l’unique apparition d’un lointain, si proche soit-il. Suivre du regard, un après-midi d’été, la ligne d’une chaîne de montagne à l’horizon ou une branche qui jette son ombre sur lui, c’est, pour l’homme qui repose, respirer l’aura de cette montagne ou de cette branche. [...] [Or] De jour en jour le besoin s’impose de façon plus impérieuse de posséder l’objet d’aussi près que possible [...] » « Note : Que les choses deviennent "humainement plus proches" des masses, cela peut signifier qu’on ne tient plus compte de leur fonction sociale. Rien ne garantit qu’un portraitiste contemporain, quand il représente un célèbre chirurgien prenant son petit déjeuner entouré de sa famille, saisisse plus exactement sa fonction sociale qu’un peintre du seizième siècle qui, comme le Rembrandt de la Leçon d’anatomie, présentait au public de son temps une haute image de ses médecins. » (Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’époque de se reproductibilité technique (dernière version), dans Œuvres III, Paris, Gallimard, 2000, p. 278).