Séminaire

séance du 18 novembre 2010

 

Préambule

Laurence Croq est venue raconter comment, dans son travail d’historienne, elle a progressivement choisi de mettre à distance les textes littéraires car leur « plasticité » ne permet pas d’inférer un rapport clair avec la réalité socio-historique. Seule la littérature de témoignage, qui renoue le lien entre le texte et la personne historique à l’origine de l’énonciation, lui semble pouvoir accompagner ses recherches.

C'est sur ces incertitudes du texte littéraire, dont L. Croq considère qu'elles conduisent au relativisme, que s'engage la discussion. Les littéraires, tout en défendant une pluralité d'interprétations, ne considèrent pas que l’on puisse dire tout et n’importe quoi sur un texte. Eux aussi prennent en compte le caractère incertain du rapport entre le texte et le monde, s’intéressent au texte en tant qu’il est construit. Oui, mais la question du vrai et du faux s’impose toujours en histoire. Soit. Alors déplaçons la question, non pour rapprocher à tout prix les disciplines, mais pour mieux saisir ce que permet, ce que fait le texte littéraire : qu’est-ce qui fait qu’un texte sonne juste ou faux ? Les littéraires connaissent bien cette question, notamment soulevée par la mise en scène d’une pièce de théâtre ; les historiens aussi, et c’est peut-être ce qui peut fonder une autre nécessité de la littérature en histoire, dont Laurence Croq tenait aussi à nous parler : la puissance d’évocation du texte littéraire, qui fait qu’un texte ou un spectacle peut valoir tous les cours...

S. N.

Laurence Croq est maître de conférences HDR en histoire moderne à l’université de Paris Ouest-Nanterre. Elle travaille sur l’histoire sociale du politique et du religieux à Paris, de la Fronde à la Révolution, particulièrement sur la bourgeoisie à travers l’exemple des marchands merciers et des marguilliers. Son mémoire d’habilitation, Être et avoir, faire et pouvoir : les formes d'incorporation de la bourgeoisie parisienne de la Fronde à la Révolution a été soutenu à l’EHESS en 2009.

 

 

 

 

 

 

Rencontre avec Laurence Croq

 
 

24/03/2012

 

Présents : Marie-Hélène Boblet, Marie Bolloré, Stéphanie Burette, Mathias Ecoeur, Sami El Hage, Hélène Merlin-Kajman, Mathilde Faugère, Virginie Huguenin, Emmanuelle Mortgat, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Brice Tabeling, Charlotte Taïeb.

Exposé de Laurence Croq : « Mes usages de la littérature »

Je partirai d’une simple constatation : alors que j’ai beaucoup mobilisé la littérature dans ma thèse de doctorat (Les Bourgeois de Paris au XVIIIe siècle, 1998), je ne l’ai plus du tout sollicitée pour mon mémoire d’habilitation (Être et avoir, faire et pouvoir : les formes d'incorporation de la bourgeoisie parisienne de la Fronde à la Révolution, 2009). Les textes de fiction, comme Le Bourgeois gentilhomme et Les Curieux de Compiègne de Dancourt par exemple, avaient constitué l’essentiel de la première partie de ma thèse. Ils m’avaient permis de mettre à jour une opposition importante entre, d’un côté, la civilisation aristocrate et, de l’autre, le bourgeois barbare (et non, comme l’on pourrait s’y attendre, le peuple). Cette opposition nourrissait un rire commun contre la bourgeoisie. À partir de 1730 cependant, le ton change : le préjugé « racial » contre les bourgeois disparaît. Ceux-ci incarnent peu à peu des personnages respectables. La deuxième partie de ma thèse s’attachait davantage à la littérature de témoignage et attestait du caractère apolitique du bourgeois et d’une forme de malaise ressentie par la bourgeoisie française. J’avais notamment utilisé Le Tableau de Paris de L.S. Mercier et le Journal de l’avocat Barbier. Mais, lors de ma soutenance, on m’a reproché cet usage jugé trop pragmatique de la littérature, et en particulier, de ne pas m’être suffisamment souciée de sa réception selon le modèle que représente, pour les historiens, l’étude de Roger Chartier à partir de Georges Dandin (Roger Chartier, « George Dandin, ou le social en représentation », Annales, 1994). Autrement dit, on me reprochait d’avoir eu une lecture trop réaliste.

J’ai éprouvé ce qui fonde cette critique, d’une certaine manière, quelques années plus tard, à travers une expérience théâtrale personnelle qui éclairera peut-être les problèmes posés par l’usage historien de la littérature. J’ai assisté à deux représentations d’une pièce de Goldoni : l’une (à la Comédie italienne) proposait une mise en scène farcesque tandis que l’autre (à la Comédie française) s’articulait autour d’une interprétation résolument dramatique du texte goldonien. Or, les deux approches étaient théâtralement tout à fait fonctionnelles. La plasticité du texte littéraire (théâtral) ne permet donc pas d’inférer de lui une valeur socio-historique. Sara Maza en a donné une preuve importante dans sa relecture du théâtre de Beaumarchais (Private Lives and Public Affairs: The Causes Célèbres of Prerevolutionary France, 1995) montrant, à partir d’une étude de la réception du Mariage de Figaro, qu’il était peu probable que les critiques contemporains aient relevé la valeur révolutionnaire de la comédie sur laquelle pourtant les historiens ont longtemps construit le récit prérévolutionnaire français. Louis Sébastien Mercier, un des critiques importants du XVIIIe siècle et l’un des plus progressistes, reproche ainsi à la pièce « son odeur de corruption morale ». La tirade de Figaro n’a guère retenu l’attention des contemporains de Beaumarchais. Pour Sara Maza, en effet, le langage des personnages a une vocation largement parodique, parodie (du langage populaire par exemple) destinée à l’aristocratie. De la même manière, les déviances sexuelles et conjugales de la pièce doivent être mises en relation avec les normes aristocratiques. Autrement dit, selon Sara Maza (et sa démonstration est tout à fait convaincante), la pièce de Beaumarchais témoigne d’un conservatisme stylistique et donc politique, la vulgate historiographique qui y voit un texte pré-révolutionnaire est fondée sur un contresens.

Dans le même registre, l’historien de la réception de Rousseau qu’est Roger Barny a montré, à travers l’étude de nombreuses correspondances, que peu de gens ont lu le Contrat social avant la Révolution. Sous l’Ancien régime, Rousseau est avant tout l’auteur de La Nouvelle Héloïse. Ce n’est qu’avec la Révolution que Le Contrat social est l’objet de nombreuses rééditions. Lors des débats de l’Assemblée constituante, le texte est massivement invoqué, à droite comme à gauche ! La contribution de Roger Barny alimente le débat sur les modalités de la formation de l’opinion publique révolutionnaire, elle affaiblit la théorie selon laquelle la Révolution serait fille des Lumières, des philosophes en particulier. Dans la même optique, Robert Darnton souligne le rôle essentiel joué par les libelles.

La littérature confronte donc, de manière particulièrement aiguë, l’historien à la possibilité du contresens, à cause de la relativité des réactions qu’elle provoque – et j’arrive à cette conclusion alors que je n’ai pas de position relativiste en général. Cette fragilité épistémologique, du point de vue de l’Histoire, de l’objet littéraire m’a ainsi poussée à déplacer mon attention et à la porter d’avantage sur la littérature de témoignage. Car la littérature de témoignage renoue le lien entre le texte et la personne historique à l’origine de l’énonciation. Prenant en compte la position de l’énonciateur, je vais certes contre le principe de séparation entre l’œuvre et l’auteur. Cette perspective suppose de confronter les discours des écrivains, en l’occurrence celui de Mercier, auteur réformiste et profondément anticlérical, à celui de Hardy, libraire janséniste à la frange de la notabilité (l’édition des œuvres de Hardy est en cours, ce qui est une avancée importante).

Pourquoi s’intéresser alors à la littérature ? Conclure par une telle question cette présentation est une manière pour moi d’attester des difficultés que j’ai pu rencontrer dans mon parcours d’historienne à travers mon usage des textes littéraires, mais c’est également une façon de reconnaître devant vous un rapport de la littérature à l’Histoire que j’aimerais approfondir, à savoir la conviction que, parfois, une œuvre littéraire peut valoir tous les cours d’Histoire ; ainsi de la mise en scène récente de Pyrame et Thisbé par Benjamin Lazar, une mise en scène baroque, et notamment, des tirades incroyables sur le bon et le mauvais conseiller. Surtout, le manifeste de Transitions écrit par Hélène Merlin-Kajman, par la réintégration des émotions qu’il entraîne, puisqu’il prend véritablement en entier tout notre être, me donne l’impression de réconcilier, de rassembler quatre différents éléments de mon identité : celle de chercheuse, d’enseignante, de citoyenne et aussi de mère.

Discussion

Hélène Merlin-Kajman: Je suis touchée par cette idée que la littérature puisse être un moyen de frayer une voie entre différents aspects de soi. Mais si je reprends les quatre facettes, « chercheuse, enseignante, citoyenne et mère », ce qui m’étonne, c’est que tu ne mentionnes pas la « lectrice », facette que l’on attendrait dans cette définition de la littérature. Par ailleurs, la conciliation d’éléments disparates qu’opère Transitions, dis-tu – et nous en sommes fiers -, souligne l’étanchéité habituelle des disciplines : ce qui circule entre elles semblent très aléatoire et, d’une discipline à l’autre, on constate un décalage permanent des enjeux théoriques.

Autre chose qui me frappe dans ton exposé : la censure du relativisme que tu réaffirmes à plusieurs reprises. Et je n’ai pas, moi non plus, beaucoup de sympathie pour le relativisme. Cependant, les littéraires n’interrogent jamais immédiatement un texte en posant la question du vrai ou du faux – ce qui est, au contraire le point de départ de la discipline historienne. Mais est-ce pour autant se condamner au relativisme que d’accepter qu’un texte soit soumis à une pluralité d’interprétations ?

Laurence Croq : Je pense que la question de l’interprétation incontestable mérite d’être posée, de même que celle des résonances politiques d’un texte. J’ai commencé par penser que les textes parlaient d’eux-mêmes, puis j’ai été contrainte d’abandonner cette idée. Les savoirs peuvent être renouvelés en mobilisant des sources nouvelles qui induisent de nouvelles questions.

Sami El Hage: Dans mon travail d’enseignant dans le secondaire, je rassure systématiquement mes élèves en leur rappelant que toutes les interprétations sur un texte sont possibles, à condition qu’elles soient argumentées. Je défends l’idée que l’œuvre littéraire peut se prêter à tous les fantasmes, et que son interprétation est en quelque sorte un jeu intellectuel.

Mathias Ecoeur : Quel est votre regard sur les littéraires après ce parcours ? Les trouvez-vous proches des structuralistes ou encore des sophistes, dans le sens où ils seraient en quelque sorte prêts à démontrer tout et n’importe quoi ?

Laurence Croq: La différence fondamentale entre littéraires et historiens selon moi apparaît dans la première question posée par les uns et les autres face à un texte : c’est toujours celle du vrai ou du faux chez les historiens, qui sont sensibles aussi aux résonances publiques et politiques des textes. J’admets avoir pensé aux sophistes en entendant certaines interprétations littéraires de Louis-Sébastien Mercier, par exemple. Au premier abord, celui-ci semble une source formidable car il livre tout ensemble informations et interprétations, mais en fait, Mercier nous assène des rumeurs et des jugements de valeur au lieu de nous livrer des faits objectifs et véridiques, c’est particulièrement net pour les thèmes concernant l’Eglise.

Brice Tabeling: Je me demande si les mêmes questions ne touchent pas les littéraires comme les historiens, notamment en ce qui concerne le rapport entre signe et référent : même si les littéraires ne se sentent pas redevables au réel, même s’ils n’abordent pas immédiatement un texte en termes de vérité ou de mensonge, il n’empêche qu’ils n’établissent pas non plus un rapport de faiblesse ou de mollesse éthique par rapport au réel. Historiens et littéraires ont des disciplines qui appartiennent toutes deux au champ des sciences humaines. Leurs démarches sont bien souvent parallèles, comme l’a souligné le linguistic turn.

Laurence Croq: C’est vrai. Pensons à la querelle des années 1970-1980 entre deux historiens, François Furet et Michel Troper, pour savoir comment étudier une loi : elle était du même type que la querelle littéraire autour des liens entre l’auteur et son œuvre. Il s’agissait de savoir s’il fallait ou non prendre en compte les conditions de production de la loi, de même que les littéraires se sont interrogés sur la prise en compte (ou non) de la biographie de l’auteur. Par ailleurs, une partie des historiens considère toujours qu’écrire de l’histoire relève d’un discours littéraire : l’écriture de l’histoire n’est pas exempte des reproches que l’on peut faire à la littérature, cependant le désir de reconstitution du réel est vraiment très fort en histoire et neutralise, en quelque sorte, les effets du linguistic turn.

Charlotte Taïeb: En écoutant votre exposé, j’ai cru sentir une sorte de tristesse dans vos propos, un peu comme si vous nous disiez que vous vous étiez sentie trahie par la littérature.

Laurence Croq : Il ne s’agit pas d’une trahison, mais sans doute d’une impossibilité, faute d’outils intellectuels : j’ai demandé à la littérature ce qu’elle ne pouvait pas me donner car comment convoquer la littérature en histoire sociale ? Avec quels outils ? J’avoue cependant que je conseille à mes étudiants de concours de commencer toujours par lire des romans pour saisir une période : leur puissance d’évocation est sans conteste plus forte que tous les cours d’histoire ! Il est évidemment plus facile de mobiliser la littérature en histoire culturelle où les outils d’analyse existent.

Stéphanie Burette: Comment mobiliser les romans dans un travail de reconstitution historique ? Pourriez-vous préciser ce que vous entendez par « puissance d’évocation » ?

Laurence Croq: Pour un historien comme moi ou comme Robert Descimon pour le XVIe siècle, dont l’essentiel de l’activité de recherche est un travail très sec de lecture d’archives, d’actes notariés ou encore de contrats de mariage, le roman permet d’humaniser des individus. Pour moi qui étudie les marguilliers, c’est une très grande joie d’avoir découvert un conte versifié sur les marguilliers de Saint Paul après mon travail austère dans les archives.

Hélène Merlin-Kajman : Paul Ricoeur évoque « la pulsion référentielle » de l’historien : elle est nécessaire et il doit la garder parce qu’elle définit son éthique. Mais j’aimerais revenir à la question fondamentale de l’interprétation, qui, si on la comprend en un sens plus large que celle de l’interprétation littéraire, peut rapprocher les deux disciplines, histoire et littérature. Car le noyau de questionnement est similaire, ce qui révèle que la question du vrai et du faux n’est pas seule en jeu. Si la récente interprétation cinématographique de la Princesse de Montpensier par Bertrand Tavernier peut nous faire violence, comme tu le disais, c’est sans doute parce qu’elle part d’un roman : par la lecture, chacun s’est construit une image personnelle, tandis que le théâtre, qui est fait pour être incarné, nous fait moins violence que le cinéma précisément pour cette raison : ainsi, Tartuffe mis en scène par Ariane Mnouchkine était totalement anachronique, sans aucun effet de réel, mais il sonnait juste. Chose normale au théâtre où le texte est inachevé, en attente d’une incarnation sur scène.

Laurence Croq: Je me souviens effectivement avoir assisté à une mise en scène de la Place Royale de Corneille en costumes des années 1960 par Brigitte Jaques, le texte et le jeu des acteurs étaient tellement puissants que le spectacle acquérait la puissance d’une fable intemporelle. La trahison n’est pas toujours liée à l’anachronisme. Or, dans la Princesse de Montpensier de Tavernier, ce qui relève de la trahison (tout à fait insupportable pour l’historienne que je suis !), c’est l’absence de respect des liens sociaux entre les personnages : sur l’une des images de promotion du film, la main accoudée du précepteur sur la table de travail de la princesse, tout près d’elle, est un anachronisme social. Jamais un subalterne ne poserait ainsi la main auprès d’une princesse !

Sarah Nancy : Je veux bien croire que ce déplaisir est en rapport avec un réflexe d’historien, mais n’est-il pas aussi la conséquence d’un désir d’être pris entièrement par la fiction, un désir de vraisemblance qui est, au contraire de la vérité, quelque chose d’éminemment littéraire ?

Hélène Merlin-Kajman: La question de ce qui sonne juste ou faux est, de fait, un autre problème que celui de l’anachronisme. Cela a à voir, sans doute, avec la dimension plus ou moins référentielle des différents genres : le cinéma est bien plus référentiel que le théâtre.

Stéphanie Burette : Pour l’abbé Du Bos, la déception face à une œuvre picturale vient de la prétention du peintre à montrer la vérité historique...

Emmanuelle Mortgat: Je voudrais revenir sur la distinction entre littérature de fiction et littérature de témoignage. On comprend a priori ce clivage empirique. Mais comment approcher plus précisément ces opérations de stylisation fortes, de transmutation esthétique, qui caractérisent la fiction ? On pourrait penser qu’il revient aux «  professionnels du texte » de les mettre à jour, dont la tâche est alors à distinguer de celle des metteurs en scène. Un enseignant expliquant L’École des femmes, par exemple, doit rappeler que Molière interprétait Arnolphe de façon comique, alors qu’un metteur en scène peut faire d’autres choix.

Brice Tabeling : Même en littérature, il existe des débats et des doutes qui nécessitent de se positionner. Selon moi, la référence à l’interprétation d’Arnolphe par Molière ne clôt pas le débat. On ne saura jamais de quelle sorte était ce comique, et cela ne doit pas nous détourner de la dimension tragique du personnage. Pour ma part, je ne pense pas que l’interprétation littéraire soit une sophistique : l’interprète est redevable d’une cohérence de l’interprétation, l’éthique n’est pas absente.

Marie-Hélène Boblet: Je reste troublée par cette idée qu’on puisse dire tout et n’importe quoi sur un texte. L’opposition entre les idées qu’on a pu prêter à Beaumarchais et la manière dont il a été reçu par ses contemporains est claire, mais si ce qui a été relevé est une incongruité dissonante par rapport au langage aristocratique, ne peut-on pas considérer que cette incongruité langagière est en elle-même révolutionnaire ?

Laurence Croq : Ce que cela prouve, c’est que la pièce était bien destinée à la cour, qui pouvait goûter les écarts sulfureux, et non à la ville.

Sami El Hage: J’aimerais préciser la question de l’interprétation : il n’y a pas, en effet, une infinité d’interprétations, mais une pluralité. Et, selon moi, le metteur en scène n’a pas un statut vraiment différent de celui de l’enseignant : un bon metteur en scène est un bon critique ; son travail doit suggérer une pluralité d’interprétations.

Hélène Merlin-Kajman: J’ai eu récemment une discussion intéressante avec Marie-Eve Thérenty, dix-neuviémiste spécialiste des journaux, qui cherche à réhabiliter la dimension littéraire de la presse. On en revient, en fait, à la distinction entre textes destinés à agir sur le réel et textes non destinés à agir sur le réel, entre rhétorique et poétique. Pour sa part, les textes qu’elle choisirait de faire entrer dans la catégorie des textes littéraires seraient ceux qui permettraient de suspendre la question de leur actualité et de leur efficacité dans le réel.

Par rapport à ce qu’avançait Sami El Hage, j’émettrais une réserve par rapport au critère de la cohérence : on peut en effet tout dire sur un texte, comme le prouve l’interprétation délirante du sonnet des voyelles par Faurisson. L’avantage de la contextualisation historique est alors de permettre à un lecteur d’objecter à une interprétation par une autre, ou par un argument de type historique.

Stéphanie Burette : Je me demande quand, dans la vie d’un lecteur, commence cette ouverture d’interprétation. Je pense qu’avec les enfants, il est d’abord nécessaire de fixer une interprétation pour les rassurer.

Hélène Merlin-Kajman: Je partage tout à fait cette idée. Et puisque tu as évoqué la partie maternelle de ton identité, Laurence, comment lis-tu à tes enfants ?

Laurence Croq: Comme dans beaucoup de familles, nous utilisons dans la mienne des formules qui renvoient à des livres que nous avons lus ensemble. J’aime beaucoup l’histoire de Frédéric le mulot qui écrit des poèmes : elle évoque la puissance de la poésie, de la fable. Pour moi, la lecture est un capital partagé avec les enfants, mais désormais mes filles ont grandi et je ne lis presque plus de textes.

Sarah Nancy: J’aimerais revenir sur le film La Princesse de Montpensier : il dit tout de même quelque chose de la vérité et ne peut-on pas voir le geste entre le précepteur et son élève comme l’élaboration d’un monde possible pour embarquer dans une histoire ?

Laurence Croq: Je ne le conteste pas, mais chacun a ses rejets intangibles…