Séminaire

séance du 2 mai 2011

 

Préambule

Le mouvement de notre mouvement n’est pas toujours linéaire… Voici le compte rendu d’une séance de mai 2011 où nous recevions Sandra Travers de Faultrier. Son parcours est riche et original : elle connaît aussi bien le droit que la littérature, et, à ce titre, nous a offert un très beau questionnement sur la rencontre des deux disciplines. Que s’agit-il de penser ? Non pas seulement « le droit saisissant la littérature » (question qui se pose avec les droits d’auteur, par exemple) ni « la littérature saisissant le droit » (ce qu’illustre le roman policier), mais une rencontre entre deux langues, ou plutôt, la « langue secrète » commune au droit et à la littérature.

Que dit, que fait, que chante cette langue (car il s’agit peut-être davantage d’un « refrain », explique Sandra Travers de Faultrier) ? Elle « protège de l’absolu, du vrai, et nous amène à exiger ce qui nous porte », elle « construit » plus qu’elle ne « décrit ».

Cette démarche dynamique ne pouvait que nous toucher. Nous nous sommes donc engagés avec elle dans une réflexion vive sur les effets de la littérature au prisme de ceux du droit, et sur les enjeux du rapprochement entre ces deux disciplines : sous le signe de la fiction ? sous le signe de la friction, plutôt !

S. N.

Avocate, Sandra Travers de Faultrier enseigne à Sciences-Po-Paris. Directrice du séminaire Droit et littérature de l’Ecole Nationale de la Magistrature, et membre du comité de rédaction des Cahiers de la Justice, elle est aussi vice-présidente de la Société des Gens de Lettres. Elle est l'auteur de Gide, l’assignation à être (Michalon, 2005) et de Droit et littérature, essai sur le nom de l’auteur (PUF, 2001) et a co-dirigé La fiction entre droit et littérature, Actes du colloque de Sciences-Po juin 2007, Raisons politiques, août 2007.

 

 

 

 

 

Rencontre avec Sandra Travers de Faultrier :

Droit et littérature : le double est sans pareil

 

 

 
 

20/10/2012

 

 

 

Présents: Marie-Hélène Boblet, Marie Bolloré, Stéphanie Burette, Linda Fares, Mathilde Faugère, Lise Forment, Catherine Gobert, Virginie Huguenin, Natacha Israël, Florence Magnot, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Tiphaine Poquet, Antoine Pignot, Anne Régent-Susini, Clémence Rey-Sourdey, Michèle Rosellini, Brice Tabeling, Manon Worms, Antonia Zagamé.

Exposé de Sandra Travers de Faultrier

Si l’on ne peut parler de discipline à son propos, une forme d’institutionnalisation aux USA confère au couple droit et littérature un semblant de date et de lieu de naissance, même si Cicéron et bien d’autres ont montré la voie de ce type de démarche bien avant le juge Wigmore. En effet au début du vingtième siècle aux Etats-Unis et dans la seconde moitié du même vingtième siècle en France et plus généralement en Europe, que ce soit là dans les facultés de droit, ou ici dans les facultés de lettres, le dialogue entre ces deux horizons s’est développé. Une forme d’utilitarisme, d’instrumentalisation d’une discipline par une autre, pouvait bien sûr être pointée du doigt, mais au-delà de l’exemplarité, de la confirmation justificatrice ou de la critique aisée qui y prenaient assise, la pensée a trouvé peu à peu matière à s’exercer, à déconstruire et fonder, sans absolu et sans relativisme.

Un champ immense s’ouvre à cet exercice de réflexivité (exercice illustré à partir de mon cheminement personnel) qui exige tout d’abord que l’on définisse ce que l’on entend par littérature et par droit.

La notion de Littérature qu’il convient de retenir doit beaucoup à la large définition qu’en donnait Madame de Staël en 1800, à savoir une dénomination couvrant « la poésie, l’éloquence, l’histoire, la philosophie ou l’étude de l’homme moral » [1]. Définition partagée par les sociétés du XVIIIe siècle pré-révolutionnaire et du XVIIIe siècle révolutionnaire, ainsi que par les juristes des siècles qui suivront. La littérature est donc œuvre de savoir, de science, qu’elle appartienne à l’imagination ou à la pensée intellectuelle [2]. L’histoire, les sciences, la politique ou le commerce ou encore la connaissance au sens large du terme sont donc très légitimement des matières capables d’affranchir la notion d’œuvre littéraire d’une subordination [3] au caractère esthétique. L’Encyclopédie, « vaste magasin de connaissances organisées » selon Olivier Laligant illustre, en tant que monument remarquable du XVIIIe siècle,  cette large définition de la littérature. Et de nos jours, l’article L112-1 du Code de la propriété intellectuelle, consacrant l’interprétation prétorienne des tribunaux post-révolutionnaires confrontés à la sobriété du texte législatif de 1793, énonce que « les dispositions du présent code protègent les droits des auteurs sur toutes les œuvres de l’esprit, quels qu’en soient le genre, la forme d’expression, le mérite ou la destination ».

Quant à la notion de droit, il s’agit d’une constellation de sources vives. Lois nationales et textes supranationaux, jurisprudence reflétant l’activité des tribunaux, usages et coutumes reconnues, ainsi que les accords divers auxquels des corps intermédiaires, des autorités diverses, des organes paritaires et professionnels parviennent (le politique jouant souvent, et de plus en plus, le rôle d’arbitre entre deux entités d’inégales forces condamnées à s’entendre sur un dénominateur commun, une règle commune, dans le climat contractualiste qui est le nôtre), constituent, composent la substance en mouvement, en train de se faire malgré l’apparent « sur place » de normes, écrites ou non, qui s’expriment au présent, de ce que l’on nomme le droit.

Penser à partir du prisme Droit et Littérature suppose donc que l’on prenne en considération l’ensemble de ces définitions.

A la pluralité des natures de textes étudiés s’ajoute, sans qu’il y ait ici lien de causalité, une pluralité d’approches. En effet le couple Droit et Littérature ouvre la voie à des points de vue, des modes de traitements divers. Affranchis de la pluralité des objets abordés, ils témoignent de la variété des questionnements dont la mise en œuvre est rendue possible par l’approche même.

L’on peut ainsi étudier le droit saisissant la littérature. Cette dernière est alors essentiellement étudiée en tant que contenu. Et ce sont alors les problèmes juridiques de limites à la liberté d’expression, de censure et de responsabilité face aux pouvoirs mais aussi face aux lecteurs, aux destinataires de l’oeuvre qui seront convoqués. Les grands procès faits aux écrivains, aux peintres et autres artistes, constituent une forme de socle ou de réservoir d’exemples amplement instructifs. Ce sont aussi les questions relatives au statut d’œuvre qui sont abordées, celles aussi relatives aux droits des auteurs [4], des éditeurs [5]. Le droit de la propriété littéraire [6] est ainsi au centre de ces enjeux et constitue un observatoire des regards apposés sur ces objets [7]. De tels développements peuvent s’inscrire dans un dialogue à propos de la notion juridique d’œuvre avec l’art au sens général du terme détenteur ou promoteur des notions d’œuvre dissidente ou en évolution, comme les artistes du début du vingtième siècle nous ont invités à le faire et comme les artistes contemporains continuent à le faire [8].

Il est également possible d’étudier la littérature saisissant le droit. Car à travers le policier, le juge ou l’avocat, le judiciaire, sa rhétorique et sa scénographie parlante sont promus au rang de personnage de la littérature. Et au-delà de cette approche qui permet d’observer au scalpel une machine tendue vers la vérité ou le juste qui peut s’avérer inhumaine ou au contraire porteuse d’humanité et d’horizons lumineux, l’ordre et la langue du droit, mis à l’épreuve de la littérature, deviennent éloquence, écriture polyphonique à pleine voix [9] analysables littérairement.

Plus difficile car convoquant une double formation, une familiarité réelle avec les deux territoires afin d’en respecter les rigueurs, les richesses et les identités respectives, un double regard est possible [10]. Un double regard qui permet de comprendre que ces deux langues traduisent ou donnent à entendre une langue secrète [11].

Une langue qui suppose une quête qui passe par la recherche d’équivalence, telle celle que nous avons développée entre personnage et sujet de droit, entre le personnage gidien du bâtard incarné par Lafcadio ou Casimir et la qualification d’enfant illégitime, entre « comme si » romanesque et « comme si » juridique, tous deux constitutifs, pour lui donner voix [12] et passage. Une quête qui ne saurait faire système car cela ferait clôture ; une quête qui dès lors demeure ouverte à toute démarche. Une quête toujours nécessaire en des temps où le sérieux et la légitimité dépendent d’une apparente scientificité qui, là, croit s’affermir dans la vivisection scientiste de l’acte créateur ou, ici, s’affirmer dans une technicité gestionnaire qui réduit son objet à une boîte à outils. Une quête qui connait une faveur particulière aujourd’hui [13] comme si, au-delà des questionnements sur le comment de l’enseignement du droit ou le pour quoi faire de l’enseignement de la littérature, il n’était plus possible de congédier l’interrogation d’un au-delà du fait, de faire l’économie d’une aspiration à penser, d’amputer ces matières de leur force réflexive.

L’enseignement du droit [14] comme celui de la littérature s’enrichissent pour l’un d’exemples de réalité augmentée permettant un apprentissage du réel, un dialogue avec un « vis-à-vis » capable de donner à la matière juridique sa véritable dimension ; pour l’autre d’une saisie de sa portée, de ses enjeux et de sa force inchoative. Dans les deux cas il s’agit de déconstruction et de construction, d’histoire et de représentation, d’invisible et de visible, qui, depuis et avec des moyens différents tentent de dire « le il y a » de la vie. Le dialogue Droit et littérature permet d’approcher au plus près le travail de mise en forme d’un réel que ces arts contribuent à former tout autant qu’à créer.

Discussion

Hélène Merlin-Kajman : Je vous remercie beaucoup. Je dois dire que ce qui me surprend, c’est la radicalité de votre conclusion : on comprend, en vous écoutant comme en lisant certains de vos articles comme nous l’avons fait, à Transitions (et nous vous remercions vivement de nous avoir facilité l’accès à leur lecture passionnante), on comprend, donc, que vous posez nettement l’équivalence entre littérature et droit. Or, pour ma part, dans les débats précédents avec Aurélien Barrau et Alain Prochiantz, j’ai défendu au contraire l’importance de la séparation des disciplines.

Je repartirai de ce que vous dites sur le « bâtard » chez Gide, dans votre article « Donner figure » : le bâtard, écrivez-vous, n’aurait de cesse de vouloir entrer dans la norme, de quitter un « vide » naturel : et ce serait ce qui ferait de lui un « réel » saisi par le droit comme par la littérature, un « réel » idéal, en somme, pour l’un et l’autre. Mais, comme ma conviction est qu’il n’y a pas de réel en soi, pas d’humain sur lequel la culture viendrait s’imposer de l’extérieur, j’ai l’impression qu’on pourrait présenter le problème autrement : le problème serait celui d’une discordance entre le « savoir » constitué par cette qualité juridique de « bâtard », et ce que le bâtard sait sur lui-même – quelque chose d’un roman familial mais non « familial », précisément. Du coup, dans le rapport entre droit et littérature, il s’agirait plutôt d’une discordance entre des fictions.

En effet, ce qui me gêne dans le fait d’affirmer une quasi identité de fonction entre droit et littérature, c’est que cela rassemblerait toutes les fictions sous le signe du même, alors qu’il me semble qu’on pourrait dire que le droit ne s’intéresse pas aux combats de fiction, aux conflits des fictions, qu’il ne se préoccupe pas du fait que le bâtard ait son propre scénario, tandis que la littérature, au contraire, s’en préoccupe : les conflits entre discours, entre fictions, c’est là peut-être son objet propre.

Sandra Travers de Faultrier : Ce que je pense, c’est que le point commun entre droit et littérature tient au travail de mise en forme du réel qui finit par créer du réel.

Hélène Merlin-Kajman : La différence, tout de même, est qu’en littérature, il n’y a pas de sanction pour celui qui n’obéit pas.

Sandra Travers de Faultrier : Oui, bien sûr.

Stéphanie Burette : J’ai donc compris que vous rapprochiez les disciplines « droit » et « littérature » du point de vue de leur impact sur le réel, comme « formes formantes ». Mais je m’interroge sur une différence : on ne lit pas le droit.

Sandra Travers de Faultrier : Pour reprendre une image kafkaïenne, je dirais qu’on le lit sur notre corps.

Brice Tabeling : En général, j’ai l’impression que les objections sur la comparaison entre les disciplines, pas seulement entre le droit et la littérature, mais entre l’histoire et la littérature, par exemple, viennent de ce que l’on souligne qu’elles présentent une différence de forme de leur objet.

Sandra Travers de Faultrier : Mais je ne propose qu’un rapprochement, et non une substitution.

Stéphanie Burette : J’aimerais revenir sur le « comme si » dont vous faites la formule de ce que c’est qu’une fiction juridique : pourriez-vous citer un article juridique avec cette formule « comme si » ?

Sandra Travers de Faultrier : « Un mari est réputé être le père de l’enfant de son épouse », ou « Le roi est mort vive le roi ». L’une et l’autre formules sont des fictions qui permettent de faire « comme si ».

Marie-Hélène Boblet : Je trouve en effet que l’expression « réputé être » est parlante : elle montre bien qu’il s’agit d’une construction, et non d’une description.

Stéphanie Burette : Peut-être que si la formule « comme si » apparaissait en tant que telle, cela poserait problème.

Sandra Travers de Faultrier : Non, l’important pour le droit est qu’un système cohérent fonctionne, et cela peut se faire aux dépens du réel. C’est ce que raconte le Colonel Chabert : Chabert ne parviendra jamais à prouver qu’il est vivant. C’est aussi en raison de cette distance avec le réel qu’on a pu déclasser des humains.

Hélène Merlin-Kajman : Oui, mais dans ces cas-là, ce n’est pas que le réel est ignoré, c’est que ce qui était vrai devient faux.

Je reviens à votre formule : chacune des deux disciplines aurait sa propre langue, et vous vous donneriez pour tâche de les confronter pour les rapprocher. Comment alors nommeriez-vous cette langue résultant de la confrontation ?

Personnellement, je me représente différemment le « comme si » du droit. Le réel n’arrête pas de déborder le droit. Si l’on dit « Le roi est mort, vive le roi », c’est parce qu’on sait bien qu’il y a un problème de latence ; or c’est grave, parce que des gens vont, dans le temps de latence (de vide juridique), pouvoir objecter. Ce n’est pas alors que la légitimité change, mais c’est un autre ordre de réalité qui s’instaure. J’ai donc tendance à penser en termes de discordance, et en même temps, je comprends bien ce que vous dites du Procès de Kafka.

Si j’essaie maintenant de revenir au rapport avec Transitions : l’objet transitionnel est précisément un objet qui ne relève pas du droit.

Sandra Travers de Faultrier : Ce que cette confrontation, ce croisement des langues des disciplines permet, me semble-t-il, c’est le rappel de cette très grande fragilité, de l’incertitude qui subsiste toujours même si on n’est pas dans une complète relativité. Cela invite à faire attention, à tout écouter, tout voir avec ce savoir de la fragilité, à ne jamais se reposer sur ce qu’on croit acquis. Cette langue au croisement pourrait être la langue secrète, quelque chose qui protège de l’absolu, du vrai, et nous amène à exiger ce qui nous porte. Un refrain, d’ailleurs, peut-être davantage qu’une langue.

Brice Tabeling : S’il y a un refrain plutôt qu’une langue, est-ce à dire qu’il n’y a pas de secret, que le secret est qu’il n’y a pas de secret, qu’il y a un réel sous le droit, et que l’effort du droit consiste à organiser le réel ?

Sandra Travers de Faultrier : L’effort consisterait plutôt à le créer, en aval.

Je ne revendique pas la déconstruction, en effet, c’est pourquoi je me mets plutôt du côté de Sand que de Derrida, de ce point de vue de la déconstruction.

Antonia Zagamé : J’aimerais revenir sur la comparaison que vous avez faite entre la manière dont le droit crée une personne et celle dont la littérature crée un personnage. A mes yeux, il s’agit d’un processus bien différent : car quand un personnage littéraire finit par « créer » un personnage au-delà de la fiction, il ne s’agit ni d’un effet intentionnel, ni d’un effet proprement littéraire.

Sandra Travers de Faultrier : En effet, la littérature ne fait pas partie du champ de l’intentionnalité. Quand je dis que le droit finit par avoir un effet de sculpture sur le sujet humain, c’est pour dire que ce qu’il fait changer, c’est la manière dont le sujet s’habite lui-même. On le voit avec l’exemple des lois concernant les femmes dans les années 1970 : ce qui a été autorisé a changé les femmes elles-mêmes.

Hélène Merlin-Kajman : Mais s’il y a eu un changement du droit, c’est à l’issue d’un mouvement politique ; précisément, un mouvement politique vient de ce que le droit ne sculpte pas complètement le réel, la personne.

Je suis tout à fait d’accord avec vous pour dire que tout (les fictions de droit, les fictions littéraires, etc.) sculpte. Mais il me semble que la symétrie est en trompe l’œil. Je suis prête à investir une définition de la littérature comme ce qui s’occupe du maximum de contradictions possibles, précisément parce que rien ne sculpte complètement l’individu : la littérature aurait cette prudence de rester dans ce suspens, cette hésitation.

Si nous reprenons l’exemple de Gabriel, personnage du roman dialogué (ou de la pièce de théâtre, peu importe) éponyme de George Sand, que vous analysez, il nous place face à l’échappée du droit. Gabriel a été élevé(e) comme un homme pour des raisons d’héritage alors que c’est un être humain de sexe féminin. Mais ceci n’est pas une fiction juridique, c’est une fiction de fiction juridique, puisque le grand-père savait qu’elle « était » une fille : son identité civile, dont vous dites qu’il s’agit d’une fiction de droit (je suis d’accord avec cette perspective), résulte d’un mensonge par rapport à la règle de droit (et pas seulement par rapport à la « nature »). Donc, ce n’est pas qu’une qualité juridique (l’identité masculine) lui soit « tombée dessus » ; mais c’est qu’on a opposé une fiction à une autre – si l’on considère que le fait de déclarer fille un enfant né avec un sexe féminin est une fiction.

La morale n’est pas le droit. Elle peut être en contradiction avec le droit, de même que la politique. Et la littérature s’occupe de tout ce qui ne tombe pas juste.

Sandra Travers de Faultrier : C’est pour cela qu’elle est intéressante à utiliser. Je répète que je ne cherche pas à identifier les deux disciplines.

Hélène Merlin-Kajman : En fait, le droit ne peut pas faire complètement ce que vous dites, sinon il n’y aurait jamais ni politique ni morale.

Sandra Travers de Faultrier : Peut-être faut-il que je rappelle que j’ai fait mes études dans un moment d’idéal de scientificité du droit. C’était une approche gestionnaire, neutre et froide. Il s’est d’ailleurs passé en quelque sorte la même chose en littérature. Or, je pense au contraire que le droit, c’est de la politique. Ce que je cherche, c’est à réintroduire de la pensée là où la pensée est vue comme l’ennemi de la dimension gestionnaire du droit.

Stéphanie Burette : Cette proximité viendrait de l’ancêtre commun, qui est la rhétorique.

Sandra Travers de Faultrier : En effet, mais aussi parce que c’est un couple qui a existé depuis très longtemps. Cela est frappant chez Lamartine, par exemple.

Marie-Hélène Boblet : J’ai l’impression que votre différend, Hélène et Sandra, repose sur le fait qu’Hélène conserve de la dissonance, tandis que toi, Sandra, tu veux la résoudre. Je retrouve d’ailleurs dans tes textes le côté instituant du droit.

Sandra Travers de Faultrier : La discordance pose problème car le couple reste dissocié. La recherche de points de rencontres, au contraire, est féconde, elle permet d’aboutir à autre chose. Je ne crois pas aux conflits.

Hélène Merlin-Kajman : Sans doute en arrive-t-on de fait à quelque chose de plus radical : nous pouvons nous parler ; mais nous ne serions peut-être pas d’accord sur la réponse à la question « à quelle condition peut-on se parler ? ». Je pense aux textes de Michel Pêcheux, linguiste, sur la question de l’interprétation. Selon lui, s’il n’y avait pas la possibilité du malentendu, il n’y aurait pas de parole, pas de sujet. Le malentendu définit le fait même du sujet, et donc le fait de pouvoir se parler

Sarah Nancy : En vous écoutant, j’ai l’impression de repérer deux définitions de la transition : l’une qui serait proche d’une orthopédie, visant à l’accomplissement de soi comme forme, et qui impliquerait une définition classique de la littérature. L’autre qui ferait de la transition un chaos fécond – et je pense alors aux discussions que nous avons eues avec Alain Prochiantz.

Sandra Travers de Faultrier : Je me reconnais en effet dans une définition classique de la littérature. Mais l’une et l’autre définitions ne s’excluent pas.

Lise Forment : Je voudrais revenir à l’exemple de Gide. Vous dites que le retour à la vie serait un retour aux fictions juridiques. Mais chez lui, on voit qu’une chose résiste : l’homosexualité.

Sandra Travers de Faultrier : C’est vrai, on est ailleurs : dans Corydon, l’homosexualité ne fait pas l’objet d’un traitement juridique. Le combat de Gide est alors de mettre l’homosexualité du côté du naturel, de la vie. Or le droit ne légifère pas sur la vie, mais toujours sur des fictions.


[1] Germaine de Staël, De la littérature, Flammarion, 1991, p.90.

[2] Mais cette dernière relève aussi de l’imagination voir de la fable comme nous y ferons allusion plus loin.

[3] Comme celle-ci s’est également émancipée de la tradition, de l’objet représenté ; Sandra Travers de Faultrier, Droit et littérature, essai sur le nom de l’auteur, PUF, 2001. 

[4] S. Travers de Faultrier, « Pouvoir-Impouvoir, ou fiction et réalités juridiques », in Lieux Littéraires/La revue, n°3, juin 2001, « écritures du pouvoir et pouvoir de la littérature ».

[5]S. Travers de Faultrier, « Une reconnaissance sous influence », in Art et Argent dans la France des premiers modernes, Voltaire Foundation. University of Oxford, 2004, 103-110.

[6]S. Travers de Faultrier, « Né(e)s du droit », L’Atelier du roman, Flammarion, décembre 2011, p.203-210.

[7] S. Travers de Faultrier, Droit et littérature, essai sur le nom de l’auteur, PUF, 2001.

[8] S. Travers de Faultrier, «Les mots du droit : dans et sur l’œuvre », in « Juges et créateurs : effets de miroir », Cahiers de la Justice, sous la direction de Sandra Travers de Faultrier, 2012/4, Dalloz.

[9] S. Travers de Faultrier, « Une écriture à pleine voix », in L’éloquence judiciaire , Litec, 2003,

p.210-217.

[10] S. Travers de Faultrier, Gide, l’assignation à être, Michalon, 2005.

[11] S. Travers de Faultrier, «Donner figure : La Personne entre représentation et présentation », Droit et littérature XVIIème-XXème siècle, sous la direction de Antoine Garapon et Denis Salas, Michalon, 2008, p.117-137. « Le comme si à l’ère du soupçon »  Raisons politiques, août 2007, p.107-117.« Il s’agit d’abord de bien comprendre qui l’on est », in actes du colloque La Honte, dirigé par Bruno Chaouat, Cerisy-la-salle, PUL, 2007, p.149-163.

[12] S. Travers de Faultrier, «Appearing, or face to face dialogue » («  Droit et littérature, arts de l’Apparaître »), in Law and humanities, voluma 5, issue 1, summer 2011, Hart Publishing, p. 251-258.

[13] Il faut souligner le travail pionnier en France d’Anne Tessier-Esminger dans les années 80, de Christian Biet dans les années 90.

[14] S. Travers de Faultrier, « Sororités électives », in Droit, image, enseignement, sous la direction de Maria Cecilia Leite, à paraître en novembre 2012.