Séminaire
séance du 6 février 2012
Préambule
Nous avions invité l’année dernière Régis Sauder parce que son film Nous, princesses de Clèves (2011), tourné au lycée Diderot des quartiers nord de Marseille, entrait en résonance avec le thème de la beauté proposé dans la rubrique Intensités : le film restitue en effet de manière frappante la célèbre beauté des personnages du roman, mais cela sans l’illustrer, plutôt en captant un rayonnement dans le visage des adolescents qui se sont approprié le texte. La beauté du film est ainsi une beauté entre : appelée par un texte, accompagnée par les enseignants, encouragée par le regard du réalisateur ; et notre discussion a progressé au gré de ce mouvement entre, mouvement d’échange, de rencontre, de transition.
Car Régis Sauder le dit lui-même : le roman, avec ses personnages, a fonctionné comme un « objet transitionnel » entre les adolescents et leurs familles, entre les adolescents et l’institution – école et cinéma –, entre l’émotion individuelle et l’expérience collective. Pas d’utopie, pourtant : « il y a la rencontre, dit Régis Sauder, mais la rencontre ne veut pas dire la réussite. » Et pas de recherche de la vérité, mais celle d’une « justesse dans le rapport du filmeur au filmé ».
En ce sens, comme on l’entendra du côté de Transitions, « c'est un film sur l'art et sur ce que l'art produit sur des gens, sur des individus quels qu'ils soient », et un film qui fait réfléchir à « ce [qui] permet à ces jeunes de répondre présents à une proposition d'art » : « la proposition de scène, la proposition de lieu », sans doute – la proposition d’un regard.
Une belle proposition pour nous, à Transitions, qui voulons aller de l’avant sans être édifiants.
S. N.
Réalisateur et scénariste français, Régis Sauder a d'abord tourné des moyens-métrages documentaires dont Passeurs de vie (2003) qui a obtenu le premier prix du festival du cinéma d'Angers, Le lotissement à la recherche du bonheur (2006), L'année prochaine à Jérusalem (2008), Je t'emmène à Alger (2009). Depuis son premier long-métrage Nous, princesses de Clèves (2009), Régis Sauder a réalisé Etre là, qui vient de sortir en salle le 7 novembre dernier.
Rencontre avec Régis Sauder
Autour de la beauté dans Nous, Princesses de Clèves (2011)
Présents: Marie-Hélène Boblet, Lucie Bonnelle, Mathias Ecoeur, Lise Forment, Jean-Patrick Geraud, Virginie Huguenin, Elisabeth Jacquet, Maximilien Kaprirera, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Mouline, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Dominique-Louise Pelegrin, Tiphaine Pocquet, Denis Roche, Brice Tabeling, Clotilde Thouret.
Hélène Merlin-Kajman : Je suis très heureuse d'accueillir Régis Sauder pour un débat autour de son film, Nous, princesses de Clèves (2011),dans le cadre de notre réflexion sur la beauté pour la rubrique « Intensités » de Transitions. En fait pas seulement sur la beauté, mais vous allez voir pourquoi il m'a paru tout à fait évident de proposer à Régis Sauder de venir dans ce cadre-ci. Initialement, je vous avais demandé une contribution, je crois, autour de la beauté, lors de la sortie de votre film, il y a un peu plus d'un an, n'est-ce pas ?
Régis Sauder : Il est sorti le 31 mars, il y a donc presque un an, mais on s'était vu avant, pour l'avant-première.
Hélène Merlin-Kajman : Oui, c'était en janvier, il y a un peu plus d'un an. Il y a donc un peu plus d'un an, la revue La Sœur de l’Ange, pour laquelle j'avais écrit un article sur la Princesse de Clèves, pour un numéro spécial sur ce roman (« À quoi bon la Princesse de Clèves ? », La Sœur de l’Ange, n°8, 2010), m'a demandé si je voulais participer à un débat sur le documentaire de Régis Sauder. J'ai commencé par dire non, catégoriquement non. J'ai expliqué que, personnellement, je détestais toute la publicité donnée aux propos de Nicolas Sarkozy sur la Princesse de Clèves, et que je n’avais pas envie de polémiquer, ni de me mettre en colère à propos d'une sorte d’instrumentalisation de ce roman (disons cela pour aller vite car ce n'est pas du tout au cœur de la discussion et je ne voudrais pas insister là-dessus). Il se trouve que, non seulement j'ai consacré une partie de ma thèse, qui est devenue un livre, à la Princesse de Clèves, mais c'est tout simplement un roman que j'aime beaucoup depuis très longtemps, depuis la seconde. On faisait très souvent lire la Princesse de Clèves en seconde aux élèves de ma génération. L'interlocuteur de la Sœur des Anges, qui avait bien évidement lu mon article, a insisté et m'a dit : « Vous vous trompez, vous verrez, le film de Régis Sauder vous plaira, il est tout à fait en phase avec ce que vous avez écrit ». Je crois qu'il m'a envoyé à ce moment-là un texte de présentation que j'ai lu et j'ai dit oui, d’accord. Et effectivement, il avait raison.
La deuxième surprise, c'est que dans le débat qui a eu lieu après la projection du film, rue Champollion, Régis Sauder a parlé du roman en expliquant comment il avait fonctionné un peu comme un objet transitionnel entre les parents, les élèves, etc. Vous ne pouviez pas le deviner, mais à Transitions, nous nous intéressons de très près à cette affaire d'objet transitionnel - d'où notre nom. D'autre part, lors de ce débat-ci, ou lors du deuxième je ne sais plus, un spectateur a fait remarquer à Régis Sauder qu'il avait filmé les visages de très près, et il a même évoqué l'acné des adolescents. C'était une question plutôt en sympathie, mais en même temps qui faisait état d'un malaise au départ, autant que je m’en souvienne. Je pense que tout le monde est frappé d'une manière ou d'une autre, avec son propre lexique, sa propre sensibilité, par les visages des adolescents, qui ne relèvent en rien d'une beauté publicitaire, stéréotypée, ou même d'une beauté qui réconforterait, qui nous réconforterait, et on pourrait nommer de différentes manières ce réconfort. Rien n'est concédé au départ, me semble-t-il, au spectateur, de ce qu'il pourrait attendre pour que la réalité, disons, de ce lycée de Marseille, nous soit rendue plus douce. En même temps, c'est le contraste entre la description de la beauté des personnages, la très belle diction, et les visages, qui me parait très beau. Je me disais, en réfléchissant à votre film, que ce qui m'avait bouleversée, outre que c'est tout simplement ce en quoi je crois depuis toujours du côté de la littérature en général, et de la Princesse de Clèves en particulier, c'est qu’au fond les fictions cinématographiques qui réalisent, ou veulent chercher à réaliser, à littéraliser la beauté des personnages risquent, ou courent le risque, d'affaiblir cette beauté, parce que la beauté qui n'a pas de description (c'est le poncif de l’ineffable) résonne d'abord imaginairement pour nous. Ici, les contrastes laissent cette résonance de beauté aller et venir entre les visages d'un côté, dont je serais bien en peine de définir la beauté sauf qu'ils sont évidemment beaux, et la beauté des personnages telle qu'elle est dite par la fiction de l'autre.
D'autres réflexions me sont venues sur la question de la beauté, des réflexions auxquelles je n'aurais probablement pas pensé s'il n'y avait pas rencontre : je veux dire que ce n'est pas seulement la Princesse de Clèves qui m'y a fait penser, mais c'est la rencontre entre la Princesse de Clèves et la façon dont ce texte est soutenu par des jeunes gens de ce lycée et par quelqu'un qui filme. J'ai dit tout à l'heure que Régis Sauder avait fait allusion à l'objet transitionnel et j’ai pensé : « Voilà, nous avons une occasion, avec vous, de réfléchir un peu à cela ». Peut-être y aurait-il un écho pour nous, plus que de sentiment personnel, à une sorte d'urgence d'un problème à traiter aujourd'hui ? Y aurait-il un écho entre cette affaire d'objet transitionnel et la question de la beauté telle que nous avons envie de l'aborder ? Je pense au texte de Winnicott où il parle du visage de la mère comme cas, comme stade (il reprend la théorie du stade du miroir chez Lacan) : il écrit que le visage de la mère tourné vers le nourrisson est un pré-miroir. Je pensais à l'importance des visages et je me disais que ce qu'il veut dire par là, c'est que ce qui se passe entre la mère et le nourrisson dans le visage, c'est ce qui se passe entre, précisément, exactement comme dans le film tout est entre, au sens où vous le proposez dans ce documentaire.
On reviendra probablement sur la question du documentaire : qu'est-ce que le documentaire ? Moi, je le vois comme quelque chose qui est presque comme de la fiction, qui est de l'expérience, un peu comme dans le théâtre de Marivaux où il y a de telles expériences. Je me demandais si la caméra n'était pas là comme ce visage de la mère. Vous nous avez dit tout à l'heure que cette question de la beauté est continuelle pour vous : ce sera intéressant de savoir comment elle continue après ce texte et cette expérience de Nous, Princesses de Clèves.
Régis Sauder : Pour moi la question de la prise de parole en public n'est pas une évidence : je n'ai pas l'habitude de cet exercice. Je n'ai pas prévu un déroulé précis, mais j'ai envie de rebondir sur ce que vous venez de dire et sur ce qui fait, selon moi, la nature du travail que j'engage à chaque film. C'est d'abord un travail d'expérience collective, c'est-à-dire que mon rapport à la prise de parole de l'autre, à la personne filmée, passe d'abord par une phase expérimentale. C'est vraiment une expérience collective qui porte le film. Ce film a été conçu ainsi. Il est né d'une discussion avec mon épouse, Anne, qui est enseignante et qui, pendant des années, a étudié dans ce lycée la Princesse de Clèves avec ses élèves de première. Moi, j'ai eu envie de rendre compte de cette transmission et de ce qui se passait autour de ce roman. J'ai eu envie de faire un film sur son travail d'abord, parce que je la voyais dans des conditions difficiles. C'est difficile d'enseigner dans ces établissements de zones d'éducation prioritaire. Difficile, non pas parce que les élèves sont difficiles, mais parce que les conditions d'enseignement le sont. Et des films sur l'enseignement, il y en a eu beaucoup. On a eu à cœur de mettre la connaissance au cœur du film, de partir du postulat de base que, dans ces établissements, il y a aussi une rencontre avec la littérature, il y aussi une rencontre avec le texte, qu'elle ne passe pas forcément par les mêmes éléments qui soutiennent les rencontres ailleurs, mais que, dans tous les cas, la rencontre avait lieu.
Au début, on était parti sur l'idée d'une série de films sur les grands romans de la littérature française. On a bien réfléchi à ce qui pourrait être le premier film de cette série et Anne m'avait dit : « Pour moi, ce ne peut être que la Princesse de Clèves. D'évidence, la nature du roman le place dans l'histoire de la littérature et parce que ce roman renvoie à la réalité de ces jeunes filles, de ces jeunes garçons auxquels je le propose d'année en année ». L'idée de la série a vite été abandonnée au profit de ce film sur la Princesse de Clèves qui n'est justement pas né de la petite phrase de Nicolas Sarkozy puisque le temps de la production cinématographique est un temps long et parce que trouver de l'argent pour financer un documentaire n'est pas simple. On s'est donc inscrit dans un travail d'écriture et, tout de suite, il a été question du roman comme objet transitionnel. C'est-à-dire qu'à partir du roman, j'allais aller vers eux et il n'était pas question d'aller vers ces jeunes avec des grilles de lecture, des questions. Comment, en partageant ce texte, allait-on pouvoir rendre compte d'abord de la rencontre avec le texte, et ensuite de ce que pouvait nourrir cette rencontre-là sur des problématiques très contemporaines par rapport à la famille, à l'amour ?
On a mis en place tous les mardis soir un atelier, avec deux enseignantes et moi-même, et on a commencé à travailler vraiment autour du texte. On l’a découpé avec des élèves, on a essayé de partir sur une forme qui était peut-être assez proche du cours, et très vite on s'est rendu compte que ce n'était pas le bon biais, que l'analyse stylistique, que les outils habituels du cours n'étaient pas suffisants pour aller vers la rencontre. Très vite, on a commencé à faire lire ce texte à haute voix. J'ai eu envie d'entendre ce texte, j'ai eu envie de voir si le texte à l'épreuve de la lecture nous racontait quelque chose. Ce moment de la première lecture a été fondateur pour l'histoire du film : il s'est passé quelque chose dans les corps, il s'est passé quelque chose dans les visages et très vite on s'est rendu compte que c'est à partir de là, à partir de cette expérience à haute voix, que le texte commençait à travailler de façon très intime avec les différents élèves de l'atelier. On est donc vraiment partis de cette expérience collective pour aller plus loin, vers des propositions qui allaient nous amener à découvrir ces jeunes au travers de la lecture du texte. Je crois que la question de la beauté naît de cela : elle naît de l'expérience de la lecture. En travaillant le texte, les élèves allaient instinctivement vers des passages. On a plus ou moins découpé le texte, on a redistribué des passages à lire en partant du principe que, dans le film, on aurait des textes lus et des textes joués. Les élèves allaient naturellement vers des passages qui, finalement, leur permettaient de dire des choses : de parler de l'amour, de leurs relations amoureuses, et certaines des jeunes filles, ne pouvant pas avouer l'amour ou raconter leur expérience, utilisaient le texte pour livrer finalement quelque chose de très personnel. Ce texte devenait vivant et, devenant vivant, il était en mouvement.
Je sais qu'Anne m'a souvent parlé de cela : pour elle, la littérature est en mouvement, elle est en vie dans cette rencontre. Là, je pouvais tout de suite en témoigner. Il ne s'agissait pas de jouer le texte ou de donner une représentation du roman. Il n'était pas question d'adaptation du roman : il était question de la réalité de la mise en bouche du texte car, devant vous, des jeunes sont filmés en train de vivre le texte, et il se passe des choses, indéniablement. Il se passe des choses dans la posture, il se passe des choses dans l'intonation, il se passe des choses dans les visages. Une des premières étapes a été très technique : une étape d'essais caméra. C'est un temps d'essai de dispositifs et comme je n’avais pas de preneur de son à l'époque, j'étais très proche d'eux pour pouvoir avoir le son de la lecture. À proximité de ces visages, le visage devenait un paysage du film : il y a des films qui travaillent sur des paysages, sur des territoires, sur des zones très précises. L'évidence pour moi, c'est que le paysage du film, c'était le visage et que dans le visage on pouvait à la fois lire l’émotion du texte et celle que nous livrait le visage des élèves. J'ai eu à cœur de rester dans cette intensité, de sentir. Je me rappelle très bien l'une des jeunes filles, parlant de l'amour, qui me disait (d'ailleurs c'est une phrase qu'on entend à la fin du film) : « On peut faire beaucoup de choses par amour, mais quand on est vraiment amoureux, il n'y a plus de limites ». Dans cette proximité, j'ai vraiment senti ce cœur qui battait, cette adolescente, ce désir d'amour et d’abîme qui s'ouvre quand on naît à l'amour. Je me suis dit : « L'énergie du film, elle est là, il faut que je respecte cette tension qui m'a été offerte comme ça ». Dans tout le film, j'ai tenu à travailler sur cette distance. Sur la question de la disgrâce, de l'acné, de comment transcender cette beauté qu'on n’a pas l'habitude de voir : effectivement, on a l'habitude d'une beauté retravaillée par tous les logiciels, Photoshop et autres, alors que la beauté, elle est livrée dans tout ce qu'elle a de plus ingrat et, en même temps, en mouvement grâce au texte. Ce film s'est vraiment construit sur cette expérience-là, et encore une fois, je crois que la littérature en mouvement, en vie, c'était vraiment cette idée-là.
Ensuite, je me suis rendu compte que ce qui opérait le mieux, c'était de partir du texte : il était question de se livrer sur des grandes thématiques et on pouvait dévier à partir de cette grande expérience. Le documentaire, pour moi, c'est ménager un espace de réflexion où la pensée est en action devant la caméra : ce n'est pas un discours sur, c'est vraiment une pensée au travail. Ce qui est émouvant aussi, c'est que cette pensée au travail est possible parce qu'auparavant il y a eu ce travail collectif, il y a eu cet objet transitionnel à partir duquel on a pu élaborer une pensée. Pour ces jeunes en particulier, la question de la prise de parole n'est pas évidente parce que, bien souvent, on leur prête une parole qui n'est pas la leur, on leur confie une parole la plupart du temps. Or là, on leur donnait un espace de parole, un espace de réflexion et des éléments qui leur permettaient d'élaborer cette pensée, de façon parfois un peu malhabile, mais assez sincèrement en tous cas. Tout le film part de cela, il part d'une expérience qui vous est livrée. Je pense que l'émotion et la beauté naissent de là, elles naissent de l'expérience collective.
L'an dernier, il y a un autre film documentaire qui m'a marqué, Les rêves dansants, sur les pas de Pina Bausch (documentaire d’Anne Linsel et Rainer Hoffman, 2010) : c'est un film sur un travail collectif autour de Kontakthof qui est un des spectacles de Pina Bausch, joué et mis en scène avec des jeunes lycéens en Allemagne. Pendant tout le film, je me rendais compte qu'une émotion montait en moi, me débordait et je me demandais ce qui me touchait autant dans ce film. Ce n'est pas tellement la mise en scène du geste, ce n'est pas tellement la danse, c'est vraiment la beauté de l'effort collectif : c'est un moment où l’on aboutit, on est face à une expérience qui se déroule. Ce n'est pas un discours sur l'expérience, c'est vraiment l'expérience. C'est quelque chose qui pour moi est important : c'est vraiment la pensée, ce n'est pas un discours sur la pensée, c'est la pensée en acte, une pensée qui ne semble pas évidente, et voilà pourtant ces jeunes qui sont en mouvement, qui sont aptes à prendre, en l’occurrence, ce texte-là, à aller plus loin et à s'enrichir de cette expérience. Le film s'est vraiment construit comme ça.
Hélène Merlin-Kajman : Je voulais vous demander comment s'est jouée la rencontre avec les parents, car il y a quelque chose de complètement analogue dans le visage des parents, alors qu’il n'y a pas exactement d'expérience collective avec eux. C'est comme un sillage esthétique, au sens vraiment très large du terme. À partir du moment où vous étiez dedans, tout surgissait dans cette exposition. Je me souviens que vous aviez surtout évoqué l'objet transitionnel pour la façon dont vous étiez présenté aux familles. Et je dois dire que, personnellement, un grand moment d'émotion est celui où, dans une famille, le père parle et la mère, pas du tout : tout le vouloir-dire est dans le visage de la mère. Il veut dire aussi, mais dans un autre sens, et le dire est dans le discours du père. Et c'est le père qui lit un passage, je pense qu'il lit ce que dit Madame de Chartres. Cela m'a fait un peu le même effet que le Tartuffe d’Ariane Mnouchkine (1995) : pas un mot ne sonne faux (je suis dix-septiémiste, on est nombreux à l'être ici, et c’est peut être encore plus fort quand on fréquente ce dit « grand siècle »). Il découvre le texte, je suppose qu'il n'a jamais été en contact avec la Princesse de Clèves auparavant, il ne l'aurait jamais été si vous n'étiez pas arrivés, vous et sa fille, avec le livre. C'est absolument bouleversant et, pour moi, une des raisons de la beauté réside dans ces moment-là : l'extraordinaire discrétion de la caméra, enfin de celui qui tient la caméra, cette extraordinaire discrétion, comme s’il n'y avait qu'une proposition, non pas de scène au sens théâtral dévalué du terme, mais au sens d'une proposition d'un lieu où quelque chose se risque, mais également sans danger… enfin il ne s'agissait pas de les mettre en danger [Régis Sauder acquiesce]. C'est très frappant : il se passe quelque chose sur quoi on a envie de penser et repenser, et si on a envie de penser et repenser, c'est précisément parce qu'il n'y a pas de didactisme, qu’il n'y a aucun didactisme. Je ne sais pas ce que vous en pensez. Denis, tu veux dire quelque chose, non ?
Denis Roche : Oui. Je voulais dire que ce qui m’intéresse, quand vous racontez un peu comment le film est né, c’est qu’il y avait d'abord l'expérience de la salle de cours et, quand même, vous l'avez laissée dans le film : il y a de petites scènes, des séquences qui se passent avec des professeurs, et puis il y a l'examen, le bac, la répétition, les oraux blancs, ce qui donne l’impression d’un écart maximal entre le discours de l'institution et l’atelier. On a l'impression dans votre film que les professeurs volent beaucoup la parole aux élèves. On a l'impression que le cours, par définition, vole la parole aux élèves, et qu'au contraire dans l'expérience que fait l'élève à travers cet atelier, quelque chose est de l'ordre de sa parole. En même temps, on ne voit pas comment vous avez filmé cette expérience, c'est-à-dire qu'il y a une sorte de secret de fabrique : comment les élèves sont-ils arrivés à parler de la Princesse de Clèves ?Car ce n'est quand même pas évident de lire ce texte et d'en parler.
Régis Sauder : Je pense qu’il est important de revenir sur le processus de réalisation du film. Effectivement, je mets de côté toute la part d'écriture et de préparation. C'est un film très écrit : j'ai écrit le film. Pendant un an de travail d'écriture, j'ai réfléchi au dispositif, à la nature de la proposition à partir du texte. Dans la construction du film, on a commencé l'atelier au mois de septembre et, de septembre à janvier, on a travaillé exclusivement sur le texte, sur sa lecture, sur son découpage. À ce moment-là, il n'y avait pas de documentaire, pas d'échanges plus personnels : on échangeait autour du texte, on discutait, on faisait salon aussi. Parce que ce qu'il faut bien comprendre, c'est que le film n'est pas sur l'atelier : l'atelier n'était pas filmé. Tous les mardis soirs, on se retrouvait, on lisait le texte, on débattait pour savoir si la Princesse devait céder à la passion ou pas, etc. C'était deux mois de réflexion autour du texte. Une fois qu'on a eu l'expertise du texte, une fois qu'est né ce dispositif, qu'est née la possibilité de lire le texte et de filmer les scènes, qu'on savait où les filmer, tout cela allait me servir de colonne vertébrale pour construire le film. Le film se construit sur la chronologie du roman, puis il y a la chronologie de l'année de ces élèves qui arrivent au bac.
La première étape a été un temps de mise en scène, de fiction, pour filmer les élèves en train de dire le texte, en train de le jouer. J’ai alors repris l'idée des parents qui très rapidement ont été associés : on les a rencontrés une première fois et on leur a expliqué ce qu'on faisait avec les élèves. Ils ont donc aussi été nourris de cette expérience. L'atelier avait deux vocations : la première était la préparation du film, la deuxième, plus pédagogique, était la rencontre avec l'équipe de tournage, avec un dispositif de cinéma. Pour la préparation du voyage à Paris qui fait partie du film, les parents ont été avertis et consultés. Dès le début, je leur ai dit : « J'ai envie de venir vous rencontrer, de vous rencontrer avec le texte ». Effectivement, on a discuté à partir des paroles de Madame de Chartres. Je leur ai dit : « Je ne vais pas vous poser des questions, je vais venir quand vous aurez lu certains passages, quand vous aurez lu le roman, si vous avez envie de le lire ». Il y a donc eu tout un travail entre les parents et les élèves : les élèves sont venus avec le livre à la maison, certains l'ont lu en entier, certains en ont lu des passages. Ils ont vraiment discuté dans la sphère familiale : cette rencontre avec les parents est nourrie de tout cela. Je ne débarque pas chez eux du jour au lendemain.
Dans un deuxième temps, il y a eu un tournage plus documentaire : les séquences avec les élèves et les séquences chez les parents. Le dispositif de rencontre avec les parents était libre. Enfin, je m'étais fixé une règle : pas de mise en scène des parents, recevoir les parents dans la mise en scène qu’ils me proposeraient. Quand on a fixé une date pour le tournage, par exemple, chez M. et Mme. Entira, je suis arrivé et elle était habillée de son plus bel habit. Ils étaient assis côte à côte, sur le canapé du salon, et il était hors de question que ça se passe ailleurs. Cette prise de parole, c’était eux qui l'avaient imaginée, c'était eux qui avaient décidé de la mettre en scène. Moi, j'ai donc posé la caméra devant eux et je leur ai demandé qui allait lire le texte. C'est M. Entira qui a lu le texte et qui tout de suite a dit : « Ma fille elle est au bord du précipice ». C'est ce mot de Madame de Chartres qui, pour lui, faisait écho et on voit à quel point il y a quelque chose de très contemporain dans son rapport aux propos de Madame de Chartres.
Il y a la famille Entira où le père prend la parole et il y a la famille Dabou, d'origine comorienne : c'est un matriarcat où la mère porte la parole, la mère parle beaucoup d'ailleurs de ce rapport à l'institution. Ce qui est important pour moi, c'est que l'institution est derrière tout le film, elle est là en filigrane. Si le film a été possible, c'est parce qu'il y a l'école, parce qu'il y a l'institution. Si l'atelier a pu nous amener si loin, c'est parce qu'il y avait cette rencontre, mais évidemment aussi parce qu'il y avait du travail derrière en cours. Tout le travail des enseignants avait eu sa place dans la découverte du texte : les élèves n'avaient pas découvert le texte uniquement pendant les ateliers. Ils l’ont découvert avec leurs enseignantes et leurs enseignants. Ce n'est pas un groupe classe, c'était deux classes : l'institution est donc là en permanence et elle est là dans les moments documentaires. Je pense à cette séquence où une jeune fille, après le Louvre, dit : « Ça me renvoie à ma condition ». Le mot « condition » est référencé : c'est l'école qui apprend à Kadiatou ce qu'est la condition humaine, ce que c’est que le rapport à la condition. L'école est en filigrane partout. Il y a une rencontre avec le texte à l'école et elle est transformée dans l’expérience cinématographique parce qu'elle va plus loin, parce qu'elle propose une autre façon de rencontrer le texte.
Pour finir sur les parents, la troisième famille est la famille monoparentale d'Aurore avec sa mère, et là, c'est très beau : de la même façon qu'avec M. et Mme. Entira le canapé faisait scène, dans la famille d’Abou, c'était à nouveau le canapé parce que Madame Acounabi n'a plus de jambe (elle le dit très bien, elle a son œil qui suit son fils ailleurs : « Je te vois quand je ne suis pas là, et tu sais que tu as des comptes à me rendre »), dans la troisième famille monoparentale, c'est la table de la cuisine parce qu'il n'y avait pas vraiment de canapé. Quand la mère d'Aurore entre en dialogue avec Madame de Chartres, elle a le livre en main et elle tape sur le livre en disant : « Je ne suis pas cette mère ! ». Elle se révolte contre le personnage. Dans le film, il y a un rapport au personnage : qui est personnage ? Quand ces jeunes filles deviennent-elles personnages ? Qu'est ce que cette notion de personnage ? Est-ce que cette dame avec qui on entre en dialogue existe ? Parce que le dialogue est là : la mère d’Aurore a des craintes qui sont proches et, en même temps, elle ne veut pas faire comme Madame de Chartres. Elle a envie de reproduire ce modèle et en même temps, elle n’a pas envie de partir, de laisser sa fille. L'histoire montrera que, tragiquement, elle la laisse, pas dans le film, mais je pense que dans ces familles-là, les données du livre sont très présentes. Le cadre proposé par le roman est un cadre très proche de leur expérience, de leur vécu. À chaque fois, le roman m'a permis d'entrer sans préalable en dialogue avec les parents et à chaque fois, enfin à chaque séquence, j’ai tenu à commencer par la lecture. Ce n'est pas toujours montré dans le film, mais le dialogue naissait de la lecture. On n’est pas dans l'expérience collective dans le sens où les parents n'étaient pas toujours là le mardi soir, mais ils ont suivi ce processus : le livre a voyagé de foyer en foyer et il revenait avec ce que nous laissaient les jeunes de leur confrontation à la lecture avec leurs parents.
Pour finir sur l'école, elle est là parce que c'est le lieu de la rencontre, et que si l'école n'est pas là, il n'y a plus cette rencontre. Si les enseignants ne sont pas là pour lutter, parce que c'est une lutte, parce qu'aujourd'hui, il faut défendre l'étude d'un roman comme la Princesse de Clèves... Il y a beaucoup de pédagogues qui disent qu’il ne sert à rien d'étudier la Princesse de Clèves dans des écoles comme ça. On le voit bien d'ailleurs quand Armelle dit : « Nous, on ne veut pas d'une littérature au rabais. Nous, on veut ces textes, on veut se nourrir de ce texte ». C'est quelque chose qui a mûri toute l'année : je crois que cette réflexion est possible parce qu'il y a cette expérience. Mais d'année en année, elle a eu lieu. Evidemment, ces jeunes n'ont pas besoin de moi pour cette expérience : là, elle est catalysée, elle est restituée, parfois magnifiée. En tous cas, c'est l'expérience des enseignants, plus ou moins heureuse, mais il faut croire à cette rencontre. Quand j'ai commencé à écrire, je parlais de ces rencontres avec ces personnages romanesques qui nous accompagnent toute notre vie. On voit bien que le dialogue avec ces personnages est possible, on le fait quand on fait l'expérience d'une lecture et d'un dialogue avec les personnages : on le voit, alors que ce n'est même pas mis en scène. Il y a une spontanéité de cette interpellation par cette mère qui, sûrement, n'avait jamais lu un roman de cette nature, mais qui voit tout à fait l’intérêt du dialogue.
Brice Tabeling : J’ai une question à propos de la littérature : vous dites que vous aviez le projet initialement de faire plusieurs grands moments de grands classiques de la littérature française. Et puis vous utilisez des expressions comme « la littérature en vie », « la littérature en mouvement », ce qui me faisait penser que vous n'accordiez pas une singularité spécifique à la Princesse de Clèves si ce n'est d'un point de vue thématique, sur l'amour, sur la famille, mais qu’au fond, ce type d'effort, ce type de jeu également, de scène, de rôle, serait possible à partir de n'importe quel texte. Je me demande (Hélène, par ailleurs, a parlé de pudeur, de discrétion) si tous ces aspects, qui pour moi composent très largement le style de votre film, si la modestie que vous avez et qu'il y a dans le rapport entre la caméra et les personnes que vous filmez, si cela n'est pas induit dans l'écriture même de ce moment-là, en particulier, et par son traitement stylistique également de la distance, de la pudeur. Au fond, ce projet est plus particulièrement pertinent, non pas d'un point de vue thématique, mais d'un point de vue du style, avec la Princesse de Clèves, plus qu’avec un autre roman, de Balzac, ou même plus loin, de Céline ou de Drieu La Rochelle.
Régis Sauder : Oui, je crois que je ne l'ai pas pensé. Encore une fois, c'est là aussi l'expérience collective car je me suis nourri de l'expérience de ma compagne et le choix de ce roman s'est imposé comme une évidence. Je crois qu'effectivement il y a un rapprochement possible d'un point de vue stylistique. Je pense notamment à la bonne distance du documentaire, à la bonne façon de transmettre une parole, mais par ailleurs, d'un point de vue thématique, je crois que la question de la prise de parole et la question de l'aveu à cet âge-là, c'est quelque chose de très proche également. On a travaillé toute l'année sur « Qu'est ce que c'est que la prise de parole, qu'est ce que c'est qu'avouer ? » Il m'a fallu à peu près huit mois pour me décider à aller vers le deuxième temps de tournage qui est le temps de l'intimité : comment on se livre à la caméra ? Évidemment, si vous mettez la caméra avec deux adolescentes dans un pré, elles ne vont pas vous raconter leurs premières règles et, dans ce dernier temps de tournage, il a été question d'une convocation. Je leur ai dit : « Maintenant, on a tout mis en œuvre pour que la parole puisse naître et que vous puissiez me dire ce que vous avez envie de me dire, avouer ou ne pas avouer. » Il n'était pas question d'aveu, mais évidemment derrière, on avait tous en tête la question de l'aveu. Pourquoi à un moment, Albert décide de me parler de son homosexualité, par exemple. Je savais très bien qu'il était homosexuel, on avait vécu ensemble pendant le voyage à Paris, tout le monde racontait les histoires des uns et des autres : je connaissais à peu près toute leur vie et il n'était pas question qu'il me livre ça. Mais il était peut-être le seul à vivre un amour, à vivre l'amour tel qu'on peut l'imaginer à travers le roman, et ça s'est imposé comme ça, sur le lit qui est un endroit d'abandon, archi-cinématographique. Tout le film est construit autour de cette scène centrale assez pyramidale, où ils sont sur le lit : Albert parle de son amour et, ensuite, il y a le travail du montage. Je ne voudrais pas écorcher les mots de Madame de La Fayette, mais il y a une phrase en off qui dit que l'esquisse d'un amour même impossible lui a permis de dire ça. Albert, c'était vraiment ça : l'esquisse de cet amour à Paris avec son amoureux lui permettait de dire son homosexualité, de dire que, lui, il était heureux. La seule question fondamentale était : « Est-ce que tu es heureux ? ». C'est la grande question du cinéma documentaire, du genre Rouch et Morin : ils ont construit toute la Chronique d'un été (de Jean Rouch et Edgar Morin, 1961) sur cette seule et unique question. Pour moi, il y avait quelque chose de fondamental et, d'un coup, cinématographique, qui émergeait parce qu'il y avait eu tout ce travail préalable.
Ce sont donc eux qui m'appelaient. Je leur avais dit : « Voilà, moi j'ai la caméra pendant ces deux mois, et c'est vous qui composez le planning ». Un jour Armelle, cette jeune fille avec qui on avait beaucoup de mal car elle était dans un contexte familial très compliqué (elle ne venait pas tout le temps à l'atelier, c'était très difficile), un jour donc, elle m'appelle et me dit : « Écoute, on se retrouve dans le champ d'à-côté, il y aura Youafa et on va te parler de nous. » Toutes les deux, assises dans cette prairie éphémère, car c'est un terrain vague qui va rapidement être sec : l'été marseillais ne prolonge pas cet état de prairie ! Eh bien, dans cette prairie se joue tout ce printemps, ce rapport à cette maman avec qui elle aimerait aller au cinéma, avec qui elle aimerait lire. Tout cela est possible à cause de cette expérience collective antérieure dont je parlais tout à l'heure. Je crois que le rapport au roman est très présent, je crois que la Princesse de Clèves est présente partout. Enfin, j'ai découvert des choses avec vous, des choses qui n'étaient pas pensées : j'ai trouvé des correspondances très fortes alors que je ne les avais pas forcément imaginées au moment du montage. Par exemple, quand, toujours après la visite du Louvre, Armelle et Kadiatou sont toutes les deux dans cette petite chambre de l'auberge de jeunesse du Marais, Armelle dit : « Mes ancêtres étaient là ». Armelle était l'une des meilleures, un des meilleurs éléments de cette classe, et je pense qu'à ce moment-là, elle est Princesse de Clèves : elle a envie d'y croire, elle a envie de croire au contrat social, elle a envie de croire qu'effectivement, ce patrimoine lui appartient comme aux autres, et que, finalement, ses ancêtres, qu’ils soient là ou pas là, peu importe. Elle est Princesse de Clèves à ce moment, elle a fait ce choix-là quand Kaliatou lui dit : « Mais tes ancêtres, ils étaient esclaves ! ». Je sais que c'est l'un des moments du film où on voit dans ce visage tout ce qui se passe, on voit que tout va à cent à l'heure, qu’elle hésite.
Hélène Merlin-Kajman : Et là il y avait une disposition particulière, c'était...
Régis Sauder : Non pas du tout. J'avais composé le cadre : Kaliatou était derrière et Armelle me parlait. Le preneur de son avait mis un micro entre Armelle et Kaliatou au cas où, et ce dialogue s'instaure comme ça. Ensuite, j'ai tenu le cadre : ne pas couper, se dire qu'il se passe quelque chose, mais dans ce cas-là, on le sent. Quand le dialogue a commencé, je savais qu'il se passait quelque chose, que c'était un moment fort du film. Ce dialogue, cette remise en question, c'est ce que j'évoquais tout à l'heure, c'est cet espace de question : à ce moment-là, elles pouvaient penser toutes les deux, elles pouvaient être dans la contradiction. Moi, j'étais juste là pour ménager cette réflexion. Et c'est en ça qu'il y a de la beauté, c'est-à-dire qu'on les voit armées pour réfléchir, on les voit profiter de cette expérience pour aller plus loin, pour élaborer toutes seules. C'est ce qui est beau : un visage pensant, agissant. Moi, c'est ce qui m'émeut.
Sarah Nancy : Ce qui m'a frappée, justement, c'est que j'avais l'impression que le livre fonctionnait toujours comme un miroir embellissant. Cela se voit particulièrement avec le personnage du Prince, qui pourrait passer pour celui qui est trompé et qui est quand même une référence positive pour l’élève. Ils se voient plus beaux dans le miroir du livre et à aucun moment cette beauté du livre, par exemple quand ils voient le tableau au Louvre, ne les écrase. Même Kaliatou, celle qui est beaucoup plus provocatrice, et qui, à un moment, alerte sa copine pour dire « nous, on n’est pas comme ça », même elle, si je me souviens bien, n'a pas de distance ironique. Pour chacun, ça les fait briller un peu plus. Ils sont tous projetés dans la cour, dans quelque chose de beau.
Régis Sauder : Je crois qu'après, ils ont aussi compris les enjeux de la question d'être personnage d'un film. On a beaucoup travaillé la question, et à aucun moment je ne vais vérifier si ce que disent les uns ou les autres est la vérité. Il n'est pas question de dire la vérité : s'ils sont à un moment en train de me raconter leur histoire, peu importe les formes par lesquelles passe le récit. Par exemple, quand Kaliatou dit : « Oh, le voyage à Paris, c'est pas le plus beau jour de ma vie », elle met à distance, et le personnage, et l'expérience. Notez que c'est une de celles qui interprètent le mieux le texte et elle était là tous les jours : il n'était pas question pour elle de rater un jour ! Elle mettait à distance l'institution, je pense, et le cinéma, car le cinéma aussi est une institution : son registre était « Je n'ai pas besoin de vous ». Mais en même temps, elle était toujours là.
Et la beauté d’Abou, par exemple, quand il dit : « Le prince de Clèves, c'est moi, l’honnête homme ! » C'est tellement anachronique et en même temps, c'est tout lui : il se construisait dans la beauté de ces personnages, avec tous ses attributs parce qu'en plus, il avait été trompé. Il était dans une histoire sentimentale qui n’était pas simple, je connaissais leur histoire et je savais de qui il était question. Mais Abou, c'était vraiment l’honnête homme, c'est l’honnête homme dont la mère a rêvé, c'est l’honnête homme dont elle parle après, c'est l’honnête homme qui a été suivi partout par cet œil, même sans la jambe, c'est sa deuxième jambe. Il y a tellement d'images symboliques entre la mère et le fils. Ce qui est vraiment intéressant, c'est la possibilité toujours du dialogue : ce n’est pas vraiment en miroir, c'est toujours en dialogue avec les personnages. Lui, il entrait en dialogue avec l'honnête homme, au même titre qu’Aurore quand elle dit : « Untel il me dit toujours t'es la princesse de Clèves, et il y a tous ces petits Nemours autour de moi ». En même temps, c’est une princesse de Clèves assez singulière. Et Armelle au Louvre qui dit : « Et toi, je te connais Henri II ! Je t'ai vu dans la Princesse de Clèves ». C'est la possibilité du dialogue, du rapport historique, du rapport au lieu qui intervient d'un coup dans une scène documentaire : c'est à la fois drôle et à la fois on est dans l'expérience qui se déroule, où le dialogue est de plus en plus évident. Jusqu'à la fin, ils sont nourris de ça, jusqu'au retrait, jusqu'à Aurore qui décide de ne pas aller au Bac. C'est un peu tiré par les cheveux, mais elle est dans l'abandon, elle est dans une forme de retrait : il y a des choses qui, jusqu'au bout, ont continué à se tisser après le film. C'est sûr que la Princesse de Clèves les accompagnera. Et je pense qu'Abou, l'honnête homme, c'est une construction : c'est en miroir, mais c'est aussi avec.
Sarah Nancy : Oui bien sûr, quand je disais « miroir embellissant », ce n'était pas simplement au sens unique du reflet ou pour dénoncer une illusion. Simplement, on les sent nourris, ils se sentent plus beaux avec le livre, c'est ce qui me frappait.
Régis Sauder : Oui, ils se sentent plus beaux. Il y a aussi un travail sur le lexique : par exemple (c'est vrai dans le cours, mais aussi, par-delà le cours, dans l'atelier), on rencontre un mot une première fois. Au début, il fait rire, puis on le connaît, puis on le connaît un peu mieux, et puis on l'intègre. Abou fonctionnait comme ça. Il était dans un rapport lexical à l'œuvre toujours en mouvement. On me disait souvent : « Vous avez fait la même chose que l'Esquive », mais pour moi, ce n'était pas du tout la même chose parce que dans l'Esquive (d’Abdelatif Kéchiche, 2002), on a l'impression qu'il y a bien deux registres complètement séparés, qu'il y a une barrière totalement infranchissable, alors que dans la réalité, tout est poreux. Eux aussi ont besoin de cette porosité pour alimenter la description du sentiment. C'était à la fois un jeu : ils étaient très heureux de pouvoir décrire un sentiment avec des mots du lexique qui étaient découverts au fur et à mesure de la lecture.
Clotilde Thouret : Je voudrais vous remercier car je trouve que c'est un très beau film. J'ai été très heureuse de le voir et très émue. À travers ce film, j'ai relu la Princesse de Clèves et j'y ai vu des choses que je n'avais pas vues avant grâce à ces jeunes gens aussi. En particulier, l’écho avec la cour, je ne l'avais jamais vu, et j'ai trouvé que c'était d'une évidence absolue après coup. Puis aussi toutes ces contraintes du désir qu'il y a dans le roman et qui pèsent sur leurs désirs ici. J'ai trouvé que la transposition était très juste car ce n'est pas un calque. Justement, quand on habite dans ces quartiers de Marseille, ce n'est pas la cour d'Henri II, mais ça parle très bien.
En effet, il n’y a pas de barrière infranchissable mais il y a une scène sur laquelle je voulais vous poser une question. C’est la scène de l'oral qui m'a interpellée ; j'imagine que je ne suis pas la première. Ils ont un discours très articulé, ce qu'ils disent du texte quand ils le lisent, quand ils le mettent en bouche et la façon dont ils le manipulent ensuite pour parler d'eux, tout cela est lumineux. Je voulais savoir comment vous aviez vécu cette scène-là ? Comment avait été vécue l'expérience de ces oraux blancs et de ce blanc face au texte, alors que dans d'autres moments, et dans l'institution aussi, car j'ai l'impression que la coupure, le moment où il y a eu un blanc, était interne à l'institution et que ce n'était pas du tout contre le cours et le professeur, car vous expliquez bien que ça vient de votre compagne, que ça s'est passé dans l'atelier, lui-même dans l'institution ?
Régis Sauder : Oui, pour moi cette scène est importante : on en a beaucoup discuté avec Hélène et j'ai beaucoup réfléchi à ma place, en tant que filmeur, sur ce temps-là. Vous m'aviez dit : « J'ai l'impression que ce n'est plus la même caméra, que ce n'est plus la caméra qui accompagne ».
Hélène Merlin-Kajman : Je maintiens ! (rires dans la salle)
Régis Sauder : Alors quand je dis que l'institution est présente partout, elle est présente et c'est vrai, Anne aussi y tenait : ce n'est pas l'histoire d'une success story, de deux profs qui font étudier la Princesse de Clèves à leurs élèves, et tout marche bien, et tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. Non, parce que la réalité n'est pas là. Ce n'est que le temps de l'apprentissage, on le voit bien ; on voit bien comment Aurore, Sarah, ont l'intelligence du texte, sauf que, dans la réalité de leur année scolaire, le temps de l'apprentissage qui est attendu par l'institution n'est pas le leur, parce que précisément, il y a un tas d'impossibles, liés au contexte familial et au moment de l'examen. Le couperet tombe et c'est violent : c'est cette violence-là. Alors après, que je dise violence institutionnelle… Eh bien, c'est vrai qu'elle s'exerce et de façon évidemment aiguë avec ces élèves-là. Du coup, j'ai filmé tous les oraux blancs du groupe, de tous ceux que je suivais, et effectivement, il y a eu beaucoup d’échecs. Il y a eu beaucoup d’échecs retentissants surtout pour ceux qui tombaient sur autre chose que la Princesse de Clèves :c'était la catastrophe totale. Pour moi, c'était important de montrer que si l'échec était là, ce n'est pas parce que ces élèves étaient plus bêtes que d'autres, c'était aussi parce que l'attente de l'institution n'est pas cohérente avec leurs possibilités d'apprentissage, compte tenu du contexte.
Ensuite, il y avait des éléments dramaturgiques qui faisaient qu'Aurore énonçait au début son intention de devenir avocate et finissait par téléphoner pour avoir un poste de serveuse. Dans tous les cas, il fallait bien qu'il y ait à un moment un échec pour qu'on comprenne pourquoi elle partait de là et elle arrivait là. J'ai choisi deux séquences d'oraux qui se passaient mal parce que le film n’est pas une thèse sur l'enseignement : c'est une histoire que je raconte avec deux chutes, celle d'Aurore et celle de Sarah. Du coup, j'avais besoin de cet élément-là pour construire cette chute-là. C'est un peu long parce que c'est une scène qui est construite en plan-séquence et que c'est compliqué de construire une scène en plan séquence. Je trouvais que cette scène était très violente et, en même temps, elle n’est pas construite contre l'institution car l'enseignante est dans une situation d'évaluation que connaissent tous les enseignants, avec tout ce qu’elle comprend de difficultés quand on est face à des élèves qui ne savent pas ce qu’est qu'un groupement de textes, parce qu'ils ne l'ont pas forcément appris. En même temps, il y a quelque chose d'irréparable dans le temps de l'évaluation scolaire. C'est irréparable et infranchissable pour ces élèves-là. Je n'ai pas le sentiment de ne pas avoir été dans une caméra bienveillante à ce moment, mais elle est un peu à côté, je suis d'accord. Pour moi, c'était néanmoins important : je crois qu’à ce moment-là, il y a la rencontre, mais la rencontre ne veut pas dire la réussite. En plus, Aurore était tombée sur la Princesse de Clèves, mais je pense que l'évaluation ne tient pas compte d'une certaine forme de rencontre et la rencontre, c'est quelque chose qu'on vit d'une façon très intime. Reprendre cette rencontre et l'amener sur le terrain de l'analyse stylistique, ce n'est pas évident. Elle, elle a mis sa rencontre sur un autre terrain : la littérature n'est pas que l'analyse stylistique, c'est aussi ce champ-là qui n’est pas pris en compte dans l'évaluation de l'examen.
Elisabeth Jacquet : Ce que je veux dire prolonge un peu ce que vous disiez et ce qu'Hélène disait : votre film, que j'ai trouvé très beau, est un film qui tient sa beauté du fait que ce n'est pas seulement l'analyse d'un texte justement, que c'est un film sur l'art et sur ce que l'art produit sur des gens, sur des individus quels qu'ils soient. Justement, ce n'est pas de l'ordre du discours, ni même d'une pensée élaborée, mais de quelque chose qui est beaucoup plus de l'ordre de l'émotionnel, de l'ordre de l'affectif. Vous disiez que ça les rend beaucoup plus beaux, qu'ils pensent que ça les rend plus beaux ; et même, je pense que c'est au-delà de ça : tout d'un coup, ils voient s'ouvrir des choses possibles et je pense que c'est ce que donne l'art aux gens. Tout d'un coup, ils se disent : « Ah ! Cette chose là est possible. Je ne pensais pas qu'elle l’était et surtout pour moi ». C'est ce que j'ai trouvé vraiment très beau et réussi dans votre film. Évidemment, c'est un film sur la littérature, mais sur la littérature en tant qu'art, pas sur la Princesse de Clèves. On peut le limiter à une étude de la Princesse de Clèves, mais je pense qu'il joue sur la même chose que le documentaire sur Pina Bausch. Il s’agit de montrer que l'art rend possible à tout âge des choses, à toutes personnes, quels que soient les milieux. Les examens n’ont plus rien à voir. On ne peut pas parler à un examen, à un examinateur, d'une sensation tellement profonde. C'est ce qui est tellement beau dans le film : c'était la limite entre ce qu'une société permet, ce qu'elle demande aux individus de faire et ce qu’offre l'art, qui est tout le contraire. Je pense que c'est la grande réussite de votre film.
Régis Sauder : Oui, je ne veux pas vous citer, mais c'est vrai que c'est quelque que chose que j'ai appris en vous écoutant et qui m'a beaucoup touché. Je pense que c'est un film sur le texte : j’ai pu le dire après avoir rencontré Hélène. Au début, je disais : « Il y a le texte, il y a la rencontre avec le texte, et après, ils sont grandis ». Et vous avez dit : « À un moment, eux aussi grandissent le texte ». Maintenant, je suis convaincu que c'est aussi un film sur le texte vivant, sur une autre forme de ce texte, sur ce qui se passe entre ce texte et ces jeunes : ces jeunes aussi grandissent le texte, lui donnent une autre forme, il est singulier dans leur bouche. C'est le texte de Madame de La Fayette et en même temps c'est le leur.
Hélène Merlin-Kajman : Je voudrais essayer de formuler (je ne sais pas si je vais y arriver, surtout, je voudrais formuler sans heurter ni votre modestie ni votre engagement) quelque chose qui me frappe personnellement beaucoup, qui m'a beaucoup frappée, et qui me frappe en écoutant ce qu'on se dit. Quand vous dites, quand j'ai dit que l'appropriation du texte par ces jeunes gens grandissait le texte, je le crois, mais j'ajoute : à un autre niveau de l'art qui est le vôtre, et je trouve qu'on n’en parle pas assez. Peut-être que ça vous est très difficile et peut-être que, par pudeur, ça va être difficile de le dire, mais je vais essayer de le faire. Quand tu dis, Clotilde, par exemple que tu as découvert des choses du texte qui étaient évidentes, le rapport entre la cour d'école et la cour d'Henri II, moi je ne suis pas du tout d'accord avec toi : ce n'est pas dans le texte. C'est simplement qu'il y a là un troisième niveau, qui est le regard, je vais l’appeler « de la caméra ». C'est l'évidence de l'art de la caméra qui ajoute quelque chose au texte, comme au théâtre (je pense au texte de Florence Naugrette qu'on a publié en ligne sur le site de Transitions). Pour moi, on est complètement dans le même genre de problématique. Ce qui fait que, pour revenir à cette scène du bac blanc, pour revenir à certaines des choses que je vous ai tout de suite dites sur le documentaire, il y a comme deux projets un peu contradictoires parfois chez vous : celui qui était le plus conscient, et qui peut être m’intéresse le moins (ou qui m'intéresse, mais me touche moins), que je ne dénie pas. J'apprécie même l'engagement moral, c'est-à-dire le discours militant sur l'institution, que vous répétez à chaque fois, avec lequel j'ai beaucoup de sympathie, même s’il y a un petit quelque chose qui me dérangerait un peu si on allait au fond de la discussion, mais ce serait un autre débat sur l'école, sur la littérature à l'école, sur la pédagogie : « Est-ce que l'institution vole la parole aux élèves, ne la vole pas, etc. » Et puis, il y a autre chose que je mets complètement du côté de l'art, et pas complètement du côté du documentaire (ou du moins de l'image que je me faisais, peut-être un peu naïvement, du documentaire, mais qu'à mon avis beaucoup de monde se fait), et qui là devient extraordinairement compliqué et merveilleux : la caméra fait de l'art parce qu'elle est là. C'est pour ça que je ne suis pas tout à fait d'accord : si vous voulez, pour moi, vous n'avez pas simplement montré ce que l'école est capable de faire. Je ne suis pas d'accord mais peu importe, parce que je trouve beaucoup plus important ce que vous avez montré à tout le monde. Ce que vous avez montré à tout le monde, pour moi, c'est ce qu'Elisabeth disait, sauf qu'il faut aussi de la décision, j'ai envie de dire, de l'impulsion et la proposition d'un cadre. Voilà pourquoi l'objet transitionnel parle : la proposition de scène, la proposition de lieu, permet à ces jeunes de répondre présent à une proposition d'art. Je ne pense pas que ce soit possible dans le cadre de l'école - enfin je ne pense pas, - si les très, très bons profs devraient y arriver ; mais jamais on ne pourra rêver une institution où tous les profs pourraient faire ça. Je vous avais dit aussi combien j'admirais la discrétion des enseignantes, par rapport à l'Esquive, à la prof de l'Esquive, à quij'ai personnellement plutôt envie de tordre le coup, parce qu'elle y va avec un rouleau compresseur.
Elisabeth Jacquet : Elle a une ardeur quand même, elle a une certaine ardeur.
Hélène Merlin-Kajman : Oui, bien sûr, elle est dans ce qu'on appelle « le charisme ». Il y a donc cette discrétion qu'il faut, pour expliquer au minimum le texte, pour qu'il soit lancé. Pour moi, c'est comme s’il y avait deux films : les éléments militants sont en fait secondaires par rapport à l'extraordinaire finesse esthétique. Ça peut venir d'un prof, je crois vraiment que ça peut venir d'un prof ; ça vient du texte aussi. La rencontre, pour moi, n’est pas simple : vous êtes metteur en scène, vous avez quelque chose d'un metteur en scène, et je pense que c'est aussi pour cette raison que, même si vous le justifiez autrement, vous recevez favorablement la mise en scène des parents. C’est ce que je trouve extraordinaire et qui me paraît relativement contradictoire avec une certaine idée que je pouvais me faire du documentaire.
Je vais faire une analogie un peu grossière avec la photo. À une certaine époque de ma vie, j'ai fait un peu de photo, et notamment, j'ai photographié en Afrique. Ce qui me frappait, c'est que les gens qui ont accepté d'être photographiés en Afrique, posaient et ils demandaient à poser. Personnellement, j'adore ça, j'adore que les gens posent et je déteste la photo dite naturelle. La photo naturelle serait du côté de l'image que l'on se fait : vous oubliez la caméra, il y a le mot d'ordre « Vous oubliez la caméra ». Alors que là précisément, on ne l'oublie pas, on ne doit pas l'oublier. C'est parce qu'il y a une caméra que tout cela peut se passer. C'est aussi parce qu'il y a une caméra, mais qu'elle change de rôle, que pour moi la scène du bac blanc devient fausse, parce que là, il y a un vouloir dire de la caméra et en plus, l'élève ne joue plus avec la caméra. Ou plutôt, elle joue avec la volonté de message de la caméra, elle joue contre l'institution à ce moment-là. La prof ne joue pas du tout, elle est naturelle. Il y a donc une superposition dans la scène du bac entre l'intention didactique de votre part et du naturel.
Régis Sauder : Non, mais j'entends bien. Il y a deux choses : souvent, on a tendance à imaginer que le documentaire n'est pas l'art de la mise en scène, mais je crois que le documentaire, historiquement, c'est d'abord du cinéma. Je considère que je fais du cinéma documentaire et que, dans le cinéma, il y une attention particulière à la mise en scène. En l’occurrence, il y énormément de mise en scène dans ce film et la mise en scène est portée par l'écriture, par une réflexion autour de ce dispositif. Mon travail, c'est ce que je disais tout à l'heure, c'est comme une recherche. C'est vrai qu’il y a comme deux entités dans le film : il y a une entité en lien avec la mise en scène de ce qui se passe avec ces jeunes et avec les parents, et, derrière, il y a la volonté d'un discours. Ce n'est pas toujours évident de nourrir ces deux aspects. Sur le film sur lequel je travaille, j'ai le sentiment qu'il y en a un qui s'efface. L'idée est de travailler sur l'aspect plus artistique de mise en scène, mais qui est une mise en scène du réel néanmoins. Le documentaire, c'est une mise en scène du réel : comment raconter une histoire, qui est votre histoire, qui est votre regard, qui est l'histoire que décide de raconter le cinéaste à partir d'éléments du réel qui sont mis en scène et qui sont restitués, et qui peuvent être restitués dans une chronologie qui n'est pas celle du réel parce que c'est l'histoire que veut raconter le cinéaste. C'est un peu comme de la recherche. Le rapport à l'image, par exemple : c'est moi qui fait l'image de mon film, et cette recherche autour de la question de la beauté, c'est trouver cette place singulière à un moment qui fait émerger cette beauté-là, ce n'est pas trouver cette image belle, c'est trouver l'image juste, qui fait qu'au moment où on est en train de la faire, on sait qu'il se passe quelque chose, on sait que le film est en train de se faire parce qu'il y a quelque chose d'une évidence artistique. À ce moment-là, on se sent artiste, mais c'est très difficile : je peux vous le dire parce que c'est le propos, mais moi j'ai beaucoup de mal à le dire. De même que j'ai eu beaucoup de mal à dire que je suis cinéaste. Maintenant, je peux dire que je suis cinéaste parce que j'ai grandi dans ces questions de cinéma et des questions qui sont fondamentalement des questions de cinéma. Après, documentaire, pas documentaire : il y a une frontière qui est très ténue.
Aujourd'hui on a tendance à confondre le documentaire et le reportage parce qu'il y a de longs reportages qui s'appellent documentaires, mais ce ne sont pas des documentaires. Pour moi, le documentaire n'a aucune vocation à rendre compte du réel, ou plutôt, il rend compte du réel, mais il ne rend pas compte de la vérité. J'ai toujours dit que ce n'était pas la vérité de ce qui se passait dans une classe. Le film procède d'une expérience singulière et dans certaines classes ça peut se passer comme ça. Là, c'est nourri de l'expérience d'Anne qui est une expérience assez juste, parce qu'on travaille elle et moi sur la justesse, elle avec ses élèves et moi avec les personnes que je filme, mais le documentaire n’a pas à voir avec la vérité de ce qui se passe dans un lycée en zone sensible. Il a à voir avec la justesse de l'expérience que je décide de restituer. En cela le rapport à l'image, pour moi, est vraiment une recherche : il y a un discours sur l'image, il y a un discours très dogmatique sur le documentaire, par exemple. Comment on doit monter un documentaire ? Doit-on mettre de la musique ou pas ? A-t-on le droit de mettre de la musique sur certaines paroles du réel ? Peut-on couper un plan-séquence ? Enfin, il y a beaucoup de réflexions autour de la grammaire et de la cinématographie documentaire.
Il faut s'affranchir de ce discours pour être dans la recherche précise. Je crois que c'est en cherchant avec l'équipe de tournage et avec le monteur : on cherche la juste place et la juste proposition de ce qu'on est en train de raconter. J'ai vraiment l'impression d'être en recherche autour de ça. Depuis quatre mois, je filme dans un endroit qui s'appelle le Mep, un endroit de relégation, qu'on ne veut pas voir. Comment réussir à travailler sur la beauté dans un lieu où tout nous pousse à croire qu'il n'y a pas de beauté ? Je crois que ce film est là parce que justement cette recherche est mon moteur. La beauté est dans la justesse du rapport du filmeur au filmé. Et cela a, encore une fois, à voir avec l'expérience collective : comment construit-on le film ? Moi, j'essaye de construire le film avec.
Elisabeth Jacquet : Est-ce que vous tenez ce discours-là aux gens que vous allez filmer ? Parce qu’il me semble très délicat, très compliqué d’accepter de figurer dans un documentaire : quand ils se voient à l'écran, les gens se rendent comptent que beaucoup de choses leur ont échappé.
Régis Sauder : Avec les jeunes, là, effectivement : je ne leur explique peut être pas dans ces termes. Encore une fois, quand je parle de recherche, c'est vraiment une recherche au sens propre : c'est que je cherche avec les gens que je filme, c'est que je cherche jusqu'au bout. Je cherche ma place singulière. Aujourd'hui on est dans un monde d'images : beaucoup de gens collent des images bout à bout. Moi, j'ai l'impression d'avoir un langage un tout petit peu singulier. En tous cas, c'est mon langage qui fait que j'ai l'impression de me reconnaître dans les films. Mon préalable est que j'ai l'impression d'expliquer aux personnes que je filme.
Elisabeth Jacquet : Mais vous expliquez votre projet d'une manière esthétique, plus exactement, vous expliquez pourquoi vous voulez les filmer. Je suis toujours étonnée de cette façon de s'offrir qu'ont souvent les gens dans les documentaires : je me dis souvent, mais c'est incroyable ! Il y a d'un côté une forme de candeur, et d'un côté, vous, une forme de maîtrise. Cette disproportion entre la candeur des uns et la maîtrise des autres, fait la qualité des documentaires, mais finalement comment peut-on générer une égalité à partir de là ? Et c'est pourquoi je vous demande si vous expliquez votre projet du point de vue esthétique, car c'est sans doute là que peut résider l'inégalité possible.
Régis Sauder : Avec ces jeunes élèves, j'ai tenté de l'expliquer, c'est-à-dire que j'ai tenté d'expliquer le rapport à l'image, le rapport à la caméra, et ils l'ont expérimenté avec moi avec la question de la chorégraphie. Cette question est très présente dans le film, on l'a travaillée ensemble. Je leur ai expliqué le rapport intime à la caméra, pourquoi, qu'est ce que c'était qu'un plan rapproché, comment construire un plan-séquence et toute cette grammaire. Je ne l'ai pas détaillé, mais on l'a expérimenté dans le rapport à la caméra. Je me rappelle bien d'ailleurs d'un moment de scène tournée où j'étais très proche et j'ai touché l'épaule d'un des garçons avec ma caméra. Je me suis excusé et il m'a dit : « Non, ce n'est pas grave, j'aime bien sentir la caméra toute proche ». C'était vraiment une façon de comprendre qu'on était en train de composer quelque chose ensemble. Je leur ai montré rapidement des images pour leur montrer la nature des images qui allaient construire le film. Donc, oui il y a un échange.
La candeur, la possibilité de s'offrir ainsi tient aussi à la nature de la rencontre : ça ne s'explique pas, mais je crois que le contrat de base est assez clair. Moi, j'essaye de poser au maximum une sorte de cadre sur lequel on va naviguer, découvrir ensemble. C'est toujours compliqué parce que les gens sont construits de toutes leurs références à l'image et ce sont essentiellement de mauvaises références : ces jeunes voient essentiellement Delarue et toutes les conneries qu'on peut voir à la télé. Ils me faisaient du Delarue quelques fois et c'était terrible car je ne peux bien sûr pas le recevoir. Parfois, dans le temps de la confidence, on sort sur quelque chose de délicat. Le travail de montage s’est fait en soustraction. Par exemple, Aurore et sa mère m'ont livré leur histoire qui était dramatique et j'étais obligé de leur dire : « Stop, ne m'en dites pas plus, je ne vous demande pas ça. On est sur un échange, on part du texte ». La caméra a plein de fonctions. Mon éthique est de réussir à donner quelque chose qui rende compte de cette espèce de faille familiale sans rien livrer de ce qui m'a été dit. C'était comment soustraire ce qui m'a été dit pour qu'on sente certaines choses sans que rien ne soit dit. Parfois, on arrive à anticiper une parole qui peut être une parole qui n'a pas sa place dans le documentaire, et puis parfois ça ne marche pas, et on ne peut pas dire aux gens « stop, vous dépassez une limite ». Parfois, on continue à tourner et c'est toute la réserve du montage qui doit respecter la parole des gens, respecter leur intégrité et faire en sorte qu'il y ait des choses qui ont été dites et qui ne sont pas montrées, parce que ce n'est pas le champ du film.
Elisabeth Jacquet : Et quand ils voient le film, ont-ils le sentiment de participer à quelque chose de beau ? Ont-ils une émotion esthétique ? Une émotion narcissique ?
Régis Sauder : Oui. D'abord, la première fois qu'ils ont vu le film, ils m'ont dit : « Mais c'est du cinéma ». Moi, j'étais content parce qu'ils ont mis un temps à me dire « le reportage », mais, non, ce n'est pas un reportage. Mon père me dit encore « Et ton prochain reportage ? » : mais non, papa, ce n'est pas un reportage, c'est un film ! Il y a des grands films documentaires, on les voit pas, mais il y a un grand cinéma documentaire : moi, j'essaye de m'inscrire là-dedans, modestement. En tout cas, j'essaye d'aller dans quelque chose de l'ordre du cinéma, mais c'est une famille, c'est une histoire, et c'est vrai qu'aujourd'hui, on a plus tendance à confondre le documentaire avec le reportage, avec le déballage. C'est vrai que les gens en sont nourris et c'est parfois compliqué parce que il faut rééduquer le rapport à la caméra, il faut rééduquer les gens à un rapport autre.
Tiphaine Poquet : Est-ce que vous pensez qu'il y a une puissance de la caméra ? Parce que vous avez parlé de cette libération de la parole. Est-ce qu'il y a quelque chose qui se crée finalement grâce à votre présence, même discrète ?
Régis Sauder : Oui. Je pense qu’il y a quelque chose de puissant parce qu'à un moment, c'est une tribune, parce qu'à ce moment-là, ils sont élus, et ce temps-là, ils peuvent en disposer et ils ont une grande liberté qui encore une fois est nourrie de ce qui a été pensé. Du coup, ils sont dans une situation qui est en générale originale et toute première pour eux : c'est une première expérience. Pour beaucoup, c’était une première expérience au sens vraiment artistique du terme : pour beaucoup, il a été question vraiment de cinéma. Il y a deux jumelles dans le film qui étaient mes deux chouchoutes, vraiment des supers élèves. Il y en a une qui fait du son : elle va venir en stage sur mon prochain film et elle est née au cinéma dans le rapport au son, elle a découvert aussi cette matière. C'était donc aussi une expérience artistique : à un moment, il était question de prendre la parole, de se positionner en corps à corps avec le texte et à ce moment on était dans le plaisir, avec derrière la douleur, parfois, du quotidien, avec des choses difficiles. Dans ce temps-là du tournage, c'était très joyeux, c’était un temps joyeux, ce qui n'est pas toujours leur quotidien.
Hélène Merlin-Kajman : C'est exactement ce que je voulais dire tout à l'heure : le cinéma aussi est une institution, mais ce n'est pas exactement une institution comme l'école. Je ne pense pas que l'école puisse faire la proposition d'art que vous faites : pour plein de raisons, ce n'est pas possible. D'abord, parce qu'il n'y aura pas de caméra, ce serait forcément terrible, ce ne serait pas une proposition d'art et, évidement, je reviens à ce que je disais sur la cour. C'est séduisant et j’ai tout de suite imaginé que la prochaine fois que j'enseignerai la Princesse de Clèves, je dirai qu'on peut lire la cour d'Henri de Valois comme une cour d'école, mais ça ne marchera pas, tu es d'accord, Clotilde? Pourquoi est-ce si évident ? Parce que c'est absolument inattendu, que ça ajoute quelque chose à notre perception du texte qu’on n’avait pas imaginé et qu'on n'imagine que parce qu'on le voit et qu'il y a un cadre. Enfin, c'est votre regard qui fait sortir quelque chose du lycée, qui l’embellit.
Je trouve extraordinaire de parler de ces moments-là : ce n'est pas seulement que les visages ne sont pas écrasés par le texte, ni l’embellissement du texte, mais tout ce que vous dites aussi. J’avais été frappée à la dernière rencontre publique : il y avait les deux jeunes qui étaient là et tout le monde était très avide de savoir comment ça avait été pour eux. Quelqu'un dans l'assemblée avait demandé : « Est-ce qu'ils ont été libres ? Est-ce qu'ils ont participé ? » Moi, j'avais envie de dire que je m'en fichais complètement : le film me parle à moi, il est fait pour mon regard à moi. En fait, ce n'est pas vrai, mais ce que je trouve extraordinaire, ce sur quoi j'aurais envie de réfléchir plus, c'est sur ce que vous avez envie de nous offrir à nous, spectateurs du film. Et à ce moment-là, s'ajoutent, et ces visages d'une France d'aujourd'hui, et ce cadre d'un lycée comme ça. Cela enrichit notre regard sur ces lieux, ces jeunes et c'est ce que je trouve personnellement si beau. Mais c'est un effet de rencontre, qui n'est pas seulement la rencontre d'eux avec le texte, ou votre rencontre avec eux. Non, il y a vraiment, je crois, l'expression d’une proposition d'art. C'est ce que le spectateur reçoit comme cadeau, ce que je trouve magnifique car il est difficile de savoir complètement le nommer. Pour nous, en France, c'est comme si ce grand roman de la littérature classique nous était rendu totalement agrandi. Le texte est grossi d'un passé inexistant, qui est le passé de cette jeune fille disant « Mes ancêtres » : je trouve qu'on respire mieux !
Sarah Nancy : Juste pour alimenter cette idée, je pense, par exemple, au plan des tours avec un ciel d'orage. Effectivement, à ce moment-là, avec le film, on le voit avec la Princesse de Clèves alors qu’il n’y a plus aucun rapport ni avec le scénario, ni avec les thèmes. Mais on voit ce ciel avec la langue du texte, ce qui est magique.
Régis Sauder : Je crois que le travail cinématographique, c'est qu’on est porté par des personnages. Ils ne sont plus juste des élèves, mais ils sont personnages d'un film, ils sont personnages riches d'une proposition du texte. On n’est plus habitué à regarder des visages comme ça. La proposition que je fais de faire un long plan, un plan qui dure une minute vingt, avec trois corps d'adolescents, est une expérience singulière : on est face à une expérience singulière. Un ami metteur en scène me disait que le plus difficile avec des comédiens, c'est de réussir à faire en sorte que les comédiens pensent sur scène. À partir du moment où les comédiens pensent sur scène avec le texte, il se passe quelque chose. Et justement parce que ce n'est pas l'Esquive, parce que ce ne sont pas des comédiens ou des comédiens amateurs, à qui on dit « tu joues ça », il se passe quelque chose. Et ce quelque chose, je suis là pour le restituer sur un terrain que je souhaite artistique.
Effectivement, il se passe réellement quelque chose qui est rendu possible parce qu’il y a un dispositif pensé en amont. L'expérience de l'observation de ce visage peut être agréable ou provoquer le malaise, mais elle ne laisse pas le spectateur indifférent : elle renvoie à l'expérience singulière que va faire le spectateur avec le film et, encore une fois, comment il l'a vécu. À un moment, le film vous parle et vous renvoie à plein de choses, mais j'ai envie qu'on prenne le temps de regarder ce visage, j'ai envie qu'on imagine. Tout à l'heure, vous avez évoqué ma façon de faire du documentaire : on n’oublie pas la caméra, ce n'est pas une caméra absente. Je tiens à la notion de triangulation. Pour ce film, j'ai beaucoup travaillé à ces entretiens : ce sont des entretiens à trois, avec un cinéaste. La caméra est là. Il ne s'agit pas de faire comme si elle n’était pas là : au contraire, la caméra met en scène, elle transcende, mais elle participe de cette proposition-là. D'ailleurs, dans le film, on m'interpelle, alors je ne sais pas si on s'en rend compte. C'est Mona, juste avant le plan de l'orage qui me dit : « Alors, tu veux que je te lise des textes ? » Il y a quelque chose de l'ordre de la confidence : c'est à moi qu'elle livre ça. Même si c'est travaillé, mis en scène, peu importe : c'est le travail de ma mise en scène, mais à ce moment-là, on est dans la confidence faite au spectateur. La caméra a donc une place : ce n'est pas du tout une caméra de vidéosurveillance, c'est vraiment être là.
Sarah Nancy : Et elle crée de l'adresse : il n'y a pas de prétention à saisir une vérité qui existerait sans elle.
Régis Sauder : La notion de vérité, c'est encore autre chose : ça ne se joue pas là.
Virginie Huguenin : Il y a un plan auquel je n'arrête pas de penser parce qu'il décroche justement de tout ce qu'on dit depuis tout à l'heure au sens de l'adresse, de la caméra qui ne se fait pas oublier. C'est ce plan, juste après la visite du musée, où les élèves sont sur les quais de Seine : là passe un bateau-mouche, la jeune fille fait coucou et dit cette phrase tout à fait étrange, si on pense qu'elle sait qu'elle est filmée : « Regarde-les ces idiots (ces cons peut être, je crois qu'elle utilise même un mot vulgaire) : on fait coucou, ils font coucou ». Au niveau des choix des plans comment s’est passé ce plan-là ? Je n'arrête pas d'y penser parce qu’on dirait une caméra qui a saisi un moment qui n’aurait pas dû être là. Après la visite du musée, c'est vraiment un plan qui décroche et qui me met très mal à l'aise.
Régis Sauder : C'est précisément cette même jeune fille qui dit : « Je n'ai pas besoin de vous, ce n'est pas le plus beau jour de ma vie ». C'était sa façon de revenir au réel. Elle sait très bien qu'elle est filmée. À aucun moment on est dans une parole volée parce qu’il y a une mise en scène : ils sont tous assis, certains lisent le texte d'ailleurs, d'autres le disent, on est dans un moment de tournage. C'est donc une adresse qui nous renvoie qu’on n’est pas juste dans un monde merveilleux de beauté : on est aussi dans cette espèce de joute. Elle, elle est perpétuellement dans cette joute, elle est la plus forte, elle c’est celle qui rabat le caquet d'Armelle lorsqu'elle se croit Princesse de Clèves. Elle est celle qui dit coucou : c'est moins beau qu'un texte de Madame de La Fayette, mais c'est sa place à elle, très singulière. C'est cette même jeune fille qui dit à la fin, et c'est vraiment venu à la fin, ce n'est plus de l'ordre du travail documentaire. C'était compliqué avec Kaliatou, parce qu'en plus, elle était très belle, elle savait très bien jouer de la caméra, elle savait très bien se positionner, mais à un moment, l'armure tombe : vers la fin du film, elle dit « Moi, je crois que j'ai manqué d'amour ». Je trouve ça très fort parce que le masque tombe : elle est dans cette scène avec le duc de Nemours et tout se joue là-dessus. Il y a quelque chose qui tombe et finalement, elle n'est pas cette violence-là : elle est juste en manque d'amour et on ne s'attend tellement pas à cela d'elle, car on a justement l'impression qu'elle est aimée. Ce sont de petites choses que je construis et ça n'a peut être pas de sens pour vous, parce qu'elle a une place à part, comme chacune d'ailleurs.
Denis Roche : Dans le film, cette question de manquer d'amour ou d'avoir eu de l'amour en particulier des parents, est très présente. Le texte fonctionne un peu comme un don : on a l'impression qu’il relie les gens entre eux. C'est ce qui est très beau dans le film, très émouvant et que l'école n'arrive pas à faire, justement parce que, comme le disait Hélène, il n'y a pas ce dispositif très particulier. Mais c'est aussi un film qui parle de l'amour, avoir de l'amour, ne pas en avoir, comment continuer sa vie et en même temps, c'est un film un petit peu angoissant parce qu'on se demande toujours : « Mais qu'est ce qu'ils vont devenir ces jeunes ? ». Là, ils sont un peu hors du temps, ils sont dans le temps du film et c'est pour cela que la chute avec l'école, c'est un peu dur... parce que c'est quand même une réalité l'école : on est un peu hors temps, ils sont un peu hors temps, il y a une sorte de narcissisme aussi, et après on se dit, mais que vont ils devenir ?
Régis Sauder : Bah ! Le film ne le dit pas ! (rires dans la salle)
Hélène Merlin-Kajman : Je voudrais simplement préciser quelque chose : je ne crois pas que l'école vole forcément leur parole, elle n’est pas destinée à voler la parole.
Denis Roche : Oui, mais dans le film, même chez les enseignantes du début, j'ai senti un malaise. C'est peut être le malaise d'être filmées, mais dans leur parole, il y avait cette précipitation qui faisait que l'élève avait du mal à poser les choses.
Régis Sauder : En fait, c'est un film compliqué à monter : il y a un tas de narrations, il y a des éléments d'énonciation qui sont livrés par l'enseignante au début du film, qui posent le cadre et qui synthétisent le cours. Je crois que la séquence dure deux ou trois minutes : on n’est pas dans un résumé, on n’est pas dans une restitution de l'expérience scolaire, on est dans une séquence qui a pour vocation de positionner le cadre qui va nous permettre ensuite d'aller dans la narration. Moi non plus, je ne crois pas que l'école vole la parole, mais cette parole qui navigue autour de l'amour, c'est évidemment le cadre du film qui la permet.
L'école est présente tout le temps : il y a les moments où elle peut être présente et peut renvoyer à une deuxième piste dans le film, mais elle est aussi là dans les mots des élèves. Elle est présente dans l'amour, dans la réussite, dans toutes ces scènes de la fin du film, dans le rapport au lieu. Anaïs est quand même presque accrochée au barreau à la fin du film quand elle dit « Je n'ai pas eu le bac et je crois que personne n’est là pour s'occuper de nous ». C'est aussi ce temps où l'institution est quelque chose à quoi elle s'accroche : l'école est une permanence pour eux, c'est quelque chose qui est solide, ils ont besoin de cela et ils s'accrochent aux barreaux parce que c'est plus sécurisant que l'extérieur. D'ailleurs, les deux jumelles le disent bien : « Nous, on est resté à l'école. Tous ceux qui ne sont plus à l'école sont en prison ».
Hélène Merlin-Kajman : Ce que je voulais dire c'est que pour moi, comme enseignante disons, si je me re-projette à l'époque où j'étais enseignante dans le secondaire, il me semble que je recevrais ce film non pas comme quelque chose que je pourrais imiter, mais comme quelque chose qu’il faudrait que je traduise, et je pense que c'est possible. On a tous des souvenirs de surgissements d'aveux, de confidences. Je me souviens des rédactions du collège liées à l'effet produit : j'ai souvenir de L'Etranger de Baudelaire dans les Petits poèmes en prose, qui se termine par « Là-bas les nuages, les merveilleux nuages » (je cite de mémoire). J’avais proposé une rédaction qui consistait à restituer ce type d’émerveillement ou de légende, je ne sais plus très bien. Plein d'élèves m'ont parlé, derrière la fiction, d'eux-mêmes et d’une manière où il y avait probablement ce que j’appellerais une proposition d'art.
Mais il y a au fond pour moi quelques fausses pistes dans la confrontation de l'atelier et de l’école, avec ce qu'ils peuvent faire. Je ne sais pas, je pense qu'à l'intérieur de l'école elle-même, il est probablement impossible qu'il n'y ait pas ces effets de hiatus. De toute façon, s'ils ratent même leur Bac, ou ceci ou cela, du possible s'est ouvert pour eux. Je ne désespère pas de l'institution scolaire sauf que ça ne peut pas se faire en imitant la caméra. Ça peut être une représentation théâtrale. Justement vous évoquiez L'Esquive que j'ai beaucoup aimé comme tragédie antique, enfin comme tragédie à l'antique dans un cadre moderne, mais que je n'ai vraiment pas du tout aimé pour ses propositions sur l'école. Et c'est très étonnant, parce que la plupart des gens oublient que c'est une fiction. Ils le voient comme un documentaire. Après tout, dans la fiction, il aurait pu faire autre chose sur l'école : on n’imagine même pas comment ils ont réussi à dire aussi bien les vers de Marivaux. Mais est-il vraiment nécessaire que l'école arrive à leur faire dire Marivaux aussi bien ? C’est ce qui me met en colère contre L'Esquive. C'est pour cela aussi que c'était si fort pour moi de voir votre film : ils disent merveilleusement bien la Princesse de Clèves, mais ils ne disent pas la Princesse de Clèves comme les jeunes de L'Esquive disent Marivaux. Bien sûr, parce que, dans L'Esquive, ce ne sont pas des comédiens amateurs, mais de vrais comédiens qui sortent des conservatoires.
Régis Sauder : Je crois que le texte aussi avait une fonction. Je pense à Mona, qui est la fille de ce monsieur qui prend la parole dans la première famille. Mona était très amoureuse, elle avait un petit copain et elle le dit bien : « Moi, je ne peux pas parler d'amour : c'est impossible, ça n'a pas sa place ici, ça aura peut-être sa place un jour ». Par contre, elle joue la scène de l'aveu et elle parle d'elle à travers les mots de la Princesse de Clèves. Le texte devient le prolongement de ce qu'elle aimerait dire : il y a donc un jeu à travers la fiction car on est dans la mise en scène de ce texte. Elle n’est pas comédienne, elle est vraiment dans l'émotion de ce qu'elle vit : la façon dont elle arrive à en rendre compte à travers les mots de Madame de La Fayette, c’était très fort. Elle avait choisi de façon très déterminée certains passages du texte : la juxtaposition avec son réel et l'impossibilité de le dire, et la proposition de le raconter autrement, rendait la scène juste et belle. Cette justesse n’était pas le fruit d'un travail de comédien, mais elle était une espèce d'évidence parce que c'est ce qu'elle vivait. Et en cela, ils progressaient là-dedans, dans le dialogue entretenu avec cette Madame de Chartres qui n’était personne d'autre que leur maman ou leur papa. C'est quand même cet effet de dialogue que j'ai trouvé très présent.