Table ronde
Journée du 10 décembre 2011
Préambule
Oui, c’est un peu loin : décembre 2011. Pour la deuxième fois, nous avions pris le questionnaire comme point de départ pour réfléchir aux « Usages de la littérature ». Mais le questionnaire ayant alors pris son essor « public » sur le site, le cercle des participants s’était élargi bien au-delà de l’Université Paris 3 : Jérôme David (Université de Genève), Nicholas Hammond (Université de Cambridge), Jean-Louis Jeannelle (Université Sorbonne-Paris IV), Michel Jourde (ENS de Lyon), Vincent Kaufmann (Université de Saint-Gall), Pierre Pachet (Université Denis Diderot-Paris 7) avaient accepté de débattre autour de la question suivante : « que voulons-nous faire de ce que nous voulons appeler "littérature" aujourd’hui ? (si tant est que nous le voulions : pas question de censurer cette question non plus) ?».
Un peu loin aussi parce que, depuis, nous avons encore creusé et déplacé les questions avec le colloque d’octobre dernier : « "Littérature" : où allons-nous ? ». Cette journée du 10 décembre 2011 est donc une étape.
Nous avons d’abord reparlé de cette « crise », évoquée dans le préambule du questionnaire. Eclairer notre position, à Transitions n’était pas inutile : car, c’est certain, nous ne voulons ni déplorer, ni même, en fait, inviter à diagnostiquer cette crise, mais la prendre pour acquise, sans ironie.
De là dépend le geste que nous proposons : nous voulons, en « tenant compte des différents paramètres du réel (au sens où on parle de "contraintes du réel") » (H. Merlin-Kajman), prendre la littérature non plus seulement comme objet à connaître, mais réfléchir à ce qu’elle peut faire en effet, et pour cela nous n’hésitons pas à la confronter à d’autres pratiques. Cela revient-il à penser la littérature comme « l’une des variantes de quelque chose d’autre » , à la « réinscrire dans d’autres configurations symboliques » (J. David) ? Et faut-il alors lui donner sa place dans « l’intermédialité incessante » (J.-L. Jeannelle) ? défi pour les uns, illusion pour les autres, que cette « refondation de la place de la littérature par un élargissement toujours plus vaste » (M. Jourde).
Quoi qu’il en soit, nos paroles nous trahissent : certes, il est a priori « impossible de parler de la littérature au singulier» ; « mais nous n’arrêtons pas de le faire ! » (H. Merlin-Kajman) Alors pourquoi ? Au moins pour transmettre quelque chose, pour la transmettre ? transmettre avec elle, singulière, « la "multiplicité", qui est, par définition, ce qu’il y a de plus impossible à penser pour notre esprit » (P. Pachet), transmettre la multiplicité offerte par les textes littéraires, « le choc occasionné par la fragmentation » (N. Hammond), que tenteraient en vain de réduire les théories ? Faire une place, en ce sens, au « soupçon, constitutif de la littérature » (V. Kaufmann) ? Peut-être, mais de telle sorte que ce ne soit pas incompatible avec l’idée qu’en littérature, tout n’est pas qu’« illusion référentielle », que « le rapport au monde a une importance cruciale dans l’expérience esthétique » (J. David). Rapport au monde, c’est-à-dire ? Rapport à l’histoire - et n’est-ce pas « nous, qui traversons les siècles », plutôt que les œuvres (J. David) ? Rapport aux autres, dans l’accomplissement de ce que La Boétie dit être la fonction du don de parole : nous permettre de nous « entreconnaître » (P. Pachet) ?
Tiens, cette journée ne semble plus si lointaine ! Elle appelle la suite, en tout cas – et la suite, ce sera en juin 2014 avec une nouvelle interpellation : « "Littéraires" : de quoi sommes-nous les spécialistes ? »
S. N.
Les Usages de la littérature :
Table ronde du 10 décembre 2011
Présents : Sarah Al Matary, Benoît Autiquet, Claire Badiou-Monferran, Aline Bergé, Michel Bernard, Lucie Bonnelle, Gilbert Cabasso, Jérôme David, Axelle Demant, Florence Dumora, Mathias Ecoeur, Mathilde Faugère, Lise Forment, Catherine Gobert, Claude Habib, Nicholas Hammond, Virginie Huguenin, Natacha Israël, Nicole Jacques-Lefèvre, Jean-Louis Jeannelle, Michel Jourde, Vincent Kaufmann, Sonia Lagerwall, Quentin Leprevost, Florence Magnot-Ogilvy, Anne Malary, Hélène Merlin-Kajman, Sarah Nancy, Nancy Oddo, Pierre Pachet, Tiphaine Poquet, Christian Puech, Denis Roche, Brice Tabeling, Charlotte Taïeb, Clotilde Thouret.
Matinée
Autour du questionnaire : nouveaux usages de la littérature ?
Hélène Merlin-Kajman : Je suis heureuse d’accueillir aujourd’hui Jérôme David, de l’Université de Genève et membre de Transitions, Nicholas Hammond, de l’Université de Cambridge, Jean-Louis Jeannelle, de la Sorbonne-Paris IV, Michel Jourde, de l’ENS de Lyon, Vincent Kaufmann, de l’Université de Saint-Gall, et enfin Pierre Pachet, de l’Université Denis Diderot-Paris 7, qui nous rejoindra seulement cette après-midi, pour cette table ronde qui n’est pas tout à fait, à la vérité, la première que nous organisons à ce sujet. Mais la première, qui avait suivi la diffusion de notre questionnaire à l’intérieur de Paris 3, avait essentiellement réuni nos collègues de l’UFR [1] LLFL. C’est donc la première depuis l’ouverture du site, c’est-à-dire depuis que le questionnaire est devenu totalement public.
Je vais très schématiquement résumer la logique de notre démarche. Elle se fonde sur un diagnostic – qu’on peut naturellement contester ! – : les études littéraires, nous semble-t-il, se trouvent face à une aporie. Alors qu’elles se sont infiniment diversifiées et sophistiquées dans leurs méthodes, la culture autour de nous a cessé de s’organiser autour de la littérature, qui était il y a encore un demi-siècle le centre vital des « humanités ». « La » littérature : ce singulier lui-même a été interrogé de toutes sortes de manières, problématisé, contesté, au point qu’on peut difficilement définir, aujourd’hui, l’unité d’un corpus qui serait l’objet propre des études littéraires.
Aujourd’hui, la lecture naïve est traquée dans nos enseignements. La littérature est abordée du point de vue de la connaissance : l’idée est que le texte littéraire doit faire l’objet d’une connaissance. Nous avions donc envie de faire geste vers autre chose que vers une interrogation critique, et pour cela, nous avons créé un lieu – d’où l’importance de la référence à Winnicott.
Tout le monde connaît l’objet transitionnel – le célèbre « doudou ». Mais on sait moins que, pour Winnicott, l’aire transitionnelle est aussi le modèle de ce que devrait être la culture, milieu transmis afin qu’un certain nombre de tensions dues à la vie en société soient suspendues plutôt que tranchées :
Nous supposons ici que l’acceptation de la réalité est une tâche sans fin et que nul être humain ne parvient à se libérer de la tension suscitée par la mise en relation de la réalité du dedans et de la réalité du dehors, nous supposons aussi que cette tension peut être soulagée par l’aire intermédiaire d’expérience, qui n’est pas contestée (arts, religion, etc.) [2]
Une aire d’expérience, qui ne doit pas être contestée, et que pour cette raison Winnicott appelle également « aire potentielle » : telle est la définition qu’il donne donc de la culture, espace potentiel où les adultes accueillent les enfants pour leur transmettre un « lot commun de l’humanité auquel des individus et des groupes peuvent contribuer et d’où chacun de nous pourra tirer quelque chose, si nous avons un lieu où mettre ce que nous trouvons » [3].
Winnicott ne met donc pas au cœur de la culture la transmission de l’esprit critique. Il s’agit pour lui de suspendre plutôt que trancher. Autre phrase de Winnicott : « le moment clé est celui où l’enfant se surprend lui-même, et non celui où je fais une brillante interprétation ».
Le questionnaire veut de même créer une surprise, créer un lieu. La référence à Winnicott n’est donc pas destinée à mettre Transitions sous la bannière de la psychanalyse, mais plutôt à chercher à briser le rapport hiérarchique entre les spécialistes de la littérature et les lecteurs pour qui lire est un plaisir ou une jouissance (il n’est pas nécessaire de trancher ce débat), chercher à suspendre la définition de la littérature, à nous défaire de la position d’expert – c’est-à-dire à accepter 1) que la littérature soit là ; 2) qu’on ne sache pas d’où elle vient et qui l’a introduite – comme l’objet transitionnel.
Cette démarche est assez proche de ce que les « Remarqueurs » ont fait au XVIIe siècle en créant un espace où l’on discutait de la langue...
En janvier 2011, une collègue, Anne Godard, nous avait adressé un message disant les réticences que le questionnaire avait suscitées chez elle, malgré sa curiosité. Elle avouait ne pas y avoir répondu par pudeur. Mais surtout, elle disait sa perplexité face à l’impression de grande hétérogénéité des questions : que veulent-elles mesurer, évaluer, connaître, se demandait-elle ? Et elle s’interrogeait par exemple sur l’effet de connivence ou d’intimidation face au « Bon qu’à ça » dans la question 14 (« Voici des réponses données par des écrivains à la question “Pourquoi écrivez-vous ?” »…), dont elle se demandait ce qu’on pouvait en penser lorsqu’on ne possède pas la référence à Beckett. Mais les réponses montrent que cela ne provoque pas particulièrement d’intimidation, que la référence soit ou non reconnue. En revanche, l’hétérogénéité est consciente !
Notre but principal, notre souci permanent avec ce questionnaire (nous avons mis beaucoup de temps à le rédiger !) a été d’accueillir le plus de monde possible. Il réalise une sorte de compromis non théorisé, dialogique, entre des définitions concurrentes de la littérature. Encore une fois, il s’agissait pour nous de créer un lieu – c’est-à-dire une scène minimale où des voix puissent se croiser. Nous n’avons eu aucun but théorique, sociologique. Voici qui explique les bizarreries ou les contradictions apparentes des présupposés...
Virginie Huguenin et Lise Forment : Nous n’allons pas retracer toute l’histoire du questionnaire, mais en raconter quelques chapitres choisis. Nous avons d’abord reçu un grand nombre de questionnaires de membres de Paris 3, quand sa diffusion se restreignait à cette université (les questionnaires de Didier Philippot et de Marie-Christine Pavis, mis en ligne ces dernières semaines, sont par exemple issus de cette première vague de questionnaires). Il y a un an, une première table ronde avait donné lieu à un compte-rendu de notre lecture, suivi d’un échange au cours duquel ont surgi ou ressurgi des interrogations portant sur la forme du questionnaire et sur sa visée que nous définissions comme un geste. Les échanges lors de cette première table ronde ont porté sur certains points de débat que soulevaient déjà certains « questionnés » dans leurs réponses. Depuis cette table ronde, le questionnaire a évolué : des questions ont été enrichies (les questions 1 et 8) et d’autres, à destination des sociologues, ont été ajoutées. Certaines questions, contestées dans leur forme, dans leur visée ou dans leurs éventuels présupposés au cours de la table ronde, ont été maintenues telles quelles, car elles sont de toute évidence génératrices de discussions, elles pointent des nœuds et continuent de faire débat au sein des questionnaires que nous recevons aujourd’hui.
Autre évolution depuis la table ronde de janvier dernier : le public auquel s’adresse le questionnaire s’est grandement élargi, puisque le questionnaire est maintenant accessible en ligne sur le site de Transitions. Le nombre de réponses que nous recevons comme la diversité de leur provenance sont un signe encourageant : elles sont comme autant de gestes en retour, répondant à notre geste initial. Ces temps-ci, les questionnaires affluent à raison d’une quinzaine par semaine, et proviennent de tous horizons : enseignants du supérieur et du secondaire, étudiants en fac et lycéens, de filière littéraire ou autres, artistes, écrivains, documentalistes, etc. C’est de cette diversité de voix que nous essayons de rendre compte par nos choix de publication : Claudine Pollin et Sylvain, par exemple, n’enseignent pas les lettres mais l’histoire-géographie, Julien n’a que 15 ans, Kiko 12 est étudiant dans une filière technique, etc. La richesse de ces questionnaires de tous bords réside dans ce qu’ils laissent paraître de la personnalité de leurs auteurs et des rapports divers qu’ils entretiennent avec la lecture et la littérature. On a comme une multitude de petits portraits où les professionnels de la littérature se distinguent par la longueur et le caractère très nourri de leur réponse : François Cornilliat ou Hugues, par exemple, qui sont enseignants-chercheurs. Mais d’autres sont remarquables par leurs réponses inattendues, surprenantes comme autant de petites merveilles : telle l’étudiante Lise qui, à la question de savoir si le fait d’expliquer un texte est un enrichissement, un appauvrissement, ou un jeu, répond :
- un enrichissement ? Oui. C’est comme comprendre un tour de magie.
- un appauvrissement ? Oui. C’est comme comprendre un tour de magie.
- un jeu ? Oui. C’est comme essayer de comprendre un tour de magie.
Nous sommes sensibles à ces effets de style, au désir manifeste de trouver le mot juste ou la formule pointue pour parler de la littérature. Mais nous sommes aussi sensibles à des pointes d’un autre genre, à des réponses parfois provocatrices qui nous poussent à réfléchir sur la formulation de nos propres questions et sur notre propre démarche. La question 8 (« Pensez-vous que les genres suivants appartiennent à la littérature ? »), notamment, continue à faire débat, car elle est souvent soupçonnée de vouloir introduire une hiérarchie des genres reposant sur une définition préalable et restreinte de la littérature : Didier Philippot, par exemple, ne répond pas à la question, « gêné », dit-il, « par les présupposés qu’[il] devine ici ». On peut lire l’éventail des réponses que nous avons publiées comme un continuum entre des paroles s’inscrivant volontairement dans un « premier degré » (le commentaire qu’ajoute Marie-Christine Pavis à la fin de son questionnaire est particulièrement remarquable : « J’ai hésité à donner mon nom. J’avais envie de me cacher derrière l’anonymat pour ne pas être jugée en tant que collègue de lettres. Mes réponses ont été spontanées, je sais qu’elles sont parfois naïves, mais j’ai décidé de l’assumer ») – continuum entre ces réponses au « premier degré », et d’autres relevant ouvertement du « second degré » : l’ironie de Jean-Luc, toujours civile, est sans doute salutaire. Sa réponse à la question 12, notamment, souligne, par contraste, un effet de consensus parmi les questionnaires reçus, auquel nous ne nous attendions pas. À la question « Si les enfants n’arrivent pas à lire, est-ce grave ? », la plupart des questionnés répondent par l’affirmative, parlant ensuite de ce dont les enfants seraient ainsi privés. Jean-Luc, après avoir coché la case « Oui », précise : « En fait, c’est une question beaucoup trop complexe... ou trop brutalement humaniste ».
Nous aimerions terminer cette brève intervention par une question épineuse et débattue dans nos rangs. Récemment, nous avons formé le projet, un peu burlesque, d’organiser une sorte de devoir sur table où tous les membres de Transitions rempliraient enfin ce questionnaire. François Cornilliat et Natacha Israël l’ont fait, mais ils n’avaient pas participé à l’élaboration des questions. Mais pour nous deux qui lisons l’intégralité des questionnaires reçus, cette tâche nous paraît délicate, tant nous nous nourrissons quotidiennement de leur cueillette... Mais laissons cette question en suspens, reportons-la encore à un débat ultérieur...
Michel Jourde: Après vous avoir entendu, j’ai l’impression de revenir en arrière car je vais parler d’abord des raisons pour lesquelles je n’ai pas répondu au questionnaire.« La littérature : comment la diriez-vous ? » – la question m’a rendu muet. Au point de ne même pas cocher la case « Je ne veux pas répondre », parce qu’il aurait fallu que je dise pourquoi et que de toute façon il ne s’agissait pas de « ne pas vouloir », au sens d’un refus. Je trouvais le questionnaire très intéressant et les réponses que j’ai lues m’ont souvent paru encore plus intéressantes, mais je restais dans une sorte d’embarras qui ne me donnait pas envie de parler.
Je me suis dit que je pouvais peut-être profiter de cette autre invitation, aujourd’hui, pour essayer de dire quelque chose de cet embarras. La première chose, c’est que je n’aime pas beaucoup répondre aux questionnaires, quels qu’ils soient, avec leurs carrés, leurs croix, leur simplicité et leur efficacité revendiquées qui m’évoquent une limitation de ma propre capacité de mouvement ou peut-être simplement la peur de me tromper. Et là, quand j’ai découvert la section 8 (« Pensez-vous que les genres suivants appartiennent à la littérature ? »), je me suis dit que je n’allais pas y arriver. « Le rap » ou « la bande dessinée », pour prendre ces exemples, « appartiennent-ils à la littérature ? ». Je ne me voyais répondre ni oui, ni non, ni même je ne sais pas (d’ailleurs, il n’y avait pas de case pour « je ne sais pas » ou « je ne me prononce pas »). Bref, j’avais l’impression – plutôt désagréable – de ressembler au philosophe pyrrhonien Trouillogan dans le Tiers Livre de Rabelais (« Ne l’un ne l’aultre, et tous les deux ensemble »).
Ce qui m’embarrassait, c’était sans doute le verbe appartenir. Je devais voir dans cette idée d’appartenance, d’inclusion, le reflet des petits carrés à remplir, avec un dedans, un dehors, et rien d’autre. Si bien que l’embarras suscité par cette section 8 a envahi ma lecture des autres rubriques du questionnaire : je ne savais plus répondre à rien.
Si j’essaie de préciser : je ne voyais pas comment exprimer en même temps les deux choses que j’aurais voulu dire. D’une part, j’aurais voulu dire que je ne croyais pas du tout que le rap ou la bande dessinée soient de la littérature au même titre qu’un roman ou un recueil de poésie, ni même, comme cela a été dit dans une des réponses au questionnaire, que tout peut être « littérarisable ». Cette définition extensive de la littérature ne me tente pas, parce qu’elle me semble périlleuse pour la littérature, en particulier en contexte scolaire, et parce que je la trouve condescendante à l’égard du rap ou de la bande dessinée, qui n’ont pas besoin d’une légitimation de ce type : je n’aime pas qu’on vante une bd en disant qu’elle a des qualités « littéraires », je veux qu’elle me plaise en tant que bande dessinée. Mais, d’autre part, j’aurais aussi voulu dire que l’intérêt (d’ailleurs assez circonscrit) que je peux avoir pour le rap, si je garde cet exemple, concernait pleinement mon intérêt pour la littérature, le touchait, le rencontrait – cela, d’abord, car je reste la même personne quand je lis une tragédie du XVIIe siècle et quand je fais autre chose, par exemple quand j’écoute de la musique enregistrée (sinon comment pourrais-je reprendre l’idée, pour citer le manifeste de Transitions, de « l’importance morale et émotionnelle de la lecture littéraire dans la construction de soi » ?) ; et ensuite, car il est même probable que m’intéresser à l’un affecte ma manière de m’intéresser à l’autre : le fait que j’aie lu et aimé les livres de Jack Kerouac ou de William Burroughs avant d’écouter du rap m’a sans doute poussé à retenir du rap des choses qui intéressent moins d’autres auditeurs. Et inversement, quand je lis l’anthologie de Pierre Bec sur la « joute poétique », ou les combats verbaux de Panurge et de Frère Jean dans Rabelais, je le fais d’une manière qui est affectée par le souvenir que j’ai de tel ou tel concert du groupe The Roots et des affrontements entre leurs deux vocalistes, Rhazel et Black Thought. C’est aussi ce que montrait la rencontre que j’avais organisée en 1994 entre MC Solaar et le médiéviste Paul Zumthor : Zumthor racontait comment la découverte des concerts de folk ou de rock dans les universités américaines des années 1960 avait contribué à le mettre sur la piste de ce qu’il appela plus tard la « vocalité » fondamentale dans la poésie médiévale, ce qui ne signifie pas qu’il confondait Bernart de Ventadorn et John Lennon.
Donc, comment faire tenir ces deux réponses ensemble ? D’un côté, il faut valoriser les « plaisirs du commun » (Transitions) déployés dans une culture littéraire non pas figée mais transmise, pérenne, capable de rattacher les créations du présent à celles du passé ; et d’un autre côté, il faut ne fermer les oreilles à rien, écouter avec curiosité et bienveillance. Cela me semble assez facile à vivre, mais plus difficile à penser, à dire, en en tout cas à signifier par des croix dans les petits carrés. Par exemple, section 2 : « Pourriez-vous dire ou penser : “J’aime la littérature” ? » Eh bien oui, je crois que je peux dire cela, mais non quand je pense à des définitions de la littérature qui attribuent par exemple à la lecture des romans, même ceux que je trouve mauvais, une valeur supérieure à d’autres activités de lecture, d’écoute ou de regard. Mais alors la littérature n’a rien de spécifique ? Ah si, bien sûr – et voilà, c’est reparti, me voilà retransformé en Trouillogan et le questionnaire, avec ses carrés, transformé en bataille navale.
Jérôme David : J’ai aussi pris le parti de réfléchir aux raisons pour lesquelles je n’ai pas rempli le questionnaire, sauf que, à la fin de ma réflexion, je me sens finalement plus à même de, ou plus à l’aise pour répondre à 9 sur 15 des questions.
Si je peux répondre à 9 questions sur 15, c’est que je n’ai pas de réserve massive par rapport au questionnaire, mais plutôt une perplexité par rapport à certaines des questions et par rapport à ce qu’elles impliquent de la part de celui qui répond.
Donc les objections que je vais adresser au questionnaire ne sont pas du même ordre que celles qui ont déjà été formulées. Je ne suis pas gêné par l’hétérogénéité des présupposés théoriques de chacune des questions puisqu’il me semble que les termes dans lesquels les questions sont posées permettent de ne pas avoir à trancher sur ces présupposés théoriques ; je n’ai pas non plus de scrupules sociologiques devant un tel questionnaire, qui, de fait, ressemble un peu à un questionnaire sociologique – puisque c’est l’une des grosses critiques qui a été faite au questionnaire. Bien sûr, on pourrait se demander si c’est ce que font les sociologues, et quelles sont les implications d’un questionnaire plutôt que d’un entretien, et de ce point de vue, je suis plus pour l’entretien que pour le questionnaire, mais ici, il ne s’agit pas de cela, et donc mon embarras ne tient pas à cela : il ne s’agit pas de « mauvaise sociologie ». C’est précisé dans le texte liminaire, il s’agit d’un geste : j’entends cela comme une démarche qui est censée amorcer quelque chose chez celui qui répond. Et c’est pour cette raison que les neuf questions que je vais garder me paraissent tout à fait légitimes et pertinentes. On nous invite aussi dans ce texte liminaire à « faire cercle » : la formule me gêne car elle a quelque chose de défensif, on « fait cercle » pour se protéger, donc je préfèrerais l’expression « faire une ronde », autour de la littérature. Le problème est que le questionnaire nous invite à plusieurs rondes, à chacune des questions. La question qui se pose est donc : est-ce que j’accepte chacune des communautés qui m’est proposée ?
Répondre au questionnaire suppose donc qu’on partage des préoccupations liées à la littérature et qu’on partage même un amour pour la littérature. Jusque là, ça va, je n’ai aucune pudeur ni aucune gêne à le dire, donc les deux premières questions ne me posent aucun problème.
La façon dont je perçois le geste proposé ici est qu’il ne s’agit pas tant de réfléchir aux liens institués par la littérature qu’à consolider ces liens par la circulation du questionnaire, le questionnaire faisant alors office de substitut à la littérature, dans ces effets de mise en commun. Donc mon amour pour la littérature n’est ni aveugle ni muet, je suis d’accord pour l’observer, pour en dire quelque chose, j’aime en parler, je ne confonds pas ce questionnaire avec la sociologie, et l’idée me plaît de le considérer comme une façon d’entrer, d’être invité dans un cercle autour d’une certaine préoccupation pour la littérature, mais je n’ai pas non plus rempli le questionnaire – pourquoi ?
Je l’ai dit, il y a plusieurs rondes, communautés implicites, et il y en a certaines dans lesquelles je refuse absolument de rentrer. J’ai identifié six rondes :
1. D’abord, la ronde des « lecteurs». Cette ronde qui est repérable dans le plus grand nombre de questions, les neuf questions auxquelles je pourrais donc répondre, fédèrerait autour d’un amour de la littérature : elle regroupe les lecteurs ordinaires (questions 1 et 2), le plaisir de lire (question 3), le souci du lien (questions 4 et 5), la question du don (question 6), la question du rapport concret à la matérialité du livre (question 7), une certaine confrontation de soi dans l’expérience esthétique (question 9), et la conscience de la multiplicité des raisons qu’on a de lire (question 15). Cette ronde suppose que je me présente comme un lecteur ordinaire, que je réponde à la première personne au questionnaire, et que j’y réponde en tant que ce questionnaire m’engage moi comme lecteur ordinaire, et non pas comme les enfants ou les écrivains, puisqu’il s’agit d’eux dans d’autres questions.
2. La deuxième me paraît plus problématique. C’est celle que je qualifierais de « Ronde des juges », qui demande de statuer sur ce qui est de la littérature en droit. Celle-ci, je refuse d’y entrer pour deux raisons : d’abord car elle définit une chose en surplomb et de manière souveraine. En effet, je ne vois pas pourquoi moi, je statuerais sur les mangas sans demander aux auteurs de mangas ce qu’ils pensent, eux, des textes qui me tiennent à cœur. Il y a donc une sorte d’unilatéralité qui me gêne beaucoup et un principe de réciprocité ou de balance qui n’est pas assez respecté. D’ailleurs, certaines réponses qui ont été publiées me confortent dans cette opinion puisque plusieurs personnes disent « je ne pense pas que le manga soit de la littérature, mais en même temps, je ne connais rien au manga ».
Par ailleurs, cela a à voir avec ce que disait Michel Jourde, c’est l’idée que mon amour pour la littérature ne se construit pas par exclusion de genre, et donc je n’ai pas envie de me demander ce que je n’aime pas quand je réfléchis sur ce que j’aime. Ici, il y a cette exclusion plutôt que la préférence, l’affinité, ou même l’indifférence. Et donc il manque la case du « je ne sais pas ». D’ailleurs, cela suppose qu’on ait défini au préalable ce qu’est la littérature, ce qui moi me pose problème.
3. La troisième ronde dans laquelle je refuse aussi de rentrer réunit les questions 10 et 12 : c’est la « ronde des ministres de l’éducation », où il s’agit des enfants, des écoles, de ceux qui lisent et de ceux qui ne lisent pas, de la gravité de la situation, et ce qui me gêne n’est pas tant la préoccupation qu’il y a derrière, parce que, évidemment, c’est crucial, que le degré de généralité des termes : « les enfants », « ils lisent », « ils ne lisent pas ». C’est trop massif. Et j’ai du mal – et j’ai l’impression que c’est ce qu’on me force à faire – à me mettre dans la peau d’un réformateur de programmes scolaires pour la France.
4. La quatrième est celle que j’attache à la question 11 : c’est la « ronde des herméneutes professionnels », et là, le problème est un peu différent – je me vois dans l’impossibilité d’y répondre brièvement car j’y pense tous les jours, je théorise cela autant que je peux, et je pense que je ne pourrais répondre à cette question qu’en tombant dans la coquetterie ou le paradoxe commode. Et donc là, il y aurait une sorte de refuge dans la pointe, dont vous parliez tout à l’heure, et ainsi une sorte de posture littéraire, qui serait un peu factice par rapport à mon rapport véritable à la littérature.
5. La cinquième ronde apparaît avec la question 14. C’est la « ronde des écrivains par procuration » : on nous demande de donner notre avis sur les raisons d’écrire que donnent des écrivains. Je préfère répondre à la question suivante « Pourquoi est-ce que moi, je n’écris pas ? ». Je me demande ce que suppose ce jeu de rôle qu’exige le fait de se mettre à la place d’un écrivain pour se demander les raisons qu’il aurait d’écrire.
6. Enfin, la sixième ronde, que la question 13 met bien en évidence, c’est celle des convaincus : la phrase « des œuvres traversent les siècles » comme un présupposé auquel on n’échappe pas, me pose problème, et j’aurais plutôt envie de me demander moi : « Quelles œuvres du passé ai-je lues avec plaisir et intérêt, et pourquoi ? » Et on pourrait continuer ainsi : si une œuvre du XVe siècle me touche, peut-on dire qu’elle a traversé les siècles ou est-ce moi qui ai traversé les siècles ? Et en outre, traverser les siècles suppose qu’il y ait de la continuité. Or il apparaît que des textes peuvent être oubliés pendant deux ou trois siècles puis ressurgir, être réhabilités, et dans ce cas, le texte n’a pas « traversé » les siècles au sens de la question. Donc le présupposé ici m’empêche d’entrer dans le questionnaire.
Bref, la ronde qui me semble la plus large, et la plus fréquemment relancée dans le questionnaire, celle dans laquelle j’entre avec le plus de plaisir, est celle des lecteurs ordinaires, celle où on me demande de parler à la première personne, et où on ne me demande pas de poser comme littéraire, herméneute professionnel, législateur. Mais comme je le disais, cela regroupe 9 questions sur 15.
Nicholas Hammond : Pour ma part, j’ai partagé les mêmes doutes face au questionnaire, et cependant, j’ai naïvement répondu. Je vous remercie parce que cela m’a donné l’occasion de réfléchir sur la notion de littérature, et du problème que pose le fait d’en parler au singulier. Comment peut-on parler de la littérature ? Comme votre site le dit, « ce singulier lui-même a été interrogé, problématisé, contesté, au point qu’on peut difficilement définir, aujourd’hui, l’unité d’un corpus qui serait l’objet propre de ces études dites littéraires ». Sans essayer de trouver une ou plusieurs définitions de la littérature, c’est une question qui me préoccupe depuis longtemps. Lorsque j’ai commencé mes études doctorales, j’ai choisi Pascal précisément parce qu’il défie les catégorisations simplistes : je sais que vous avez discuté il y a deux semaines du remplacement des Pensées de Pascal par les Mémoires de De Gaulle au programme de Terminale L. Mais l’une des raisons pour lesquelles j’aurais gardé Pascal, c’est qu’avec lui, de nombreuses disciplines se croisent : littérature, philosophie, pensée religieuse, histoire religieuse, sciences, mathématiques. Autrement dit, il montre bien qu’il est impossible de parler de la littérature au singulier.
Il y a quelques années, j’ai fait la proposition à Cambridge University Press de produire un livre sur Pascal, The Cambridge Companion to Pascal, dans la série sur la philosophie. L’un des lecteurs anonymes de la maison d’édition a écrit que Pascal ne devait pas faire partie de la série sur la philosophie, parce qu’il n’était pas philosophe ! En Grande-Bretagne, Descartes est admissible comme philosophe, mais non Pascal. Je dois avouer pourtant que j’avais des préjugés qui n’étaient pas loin de ceux du lecteur anonyme, mais dans le sens inverse : il était peut-être autre chose que philosophe. De fait, en lisant Pascal, j’étais frappé par un « je ne sais quoi » (j’ai eu la même réaction en lisant Bossuet) : la beauté des mots, du style, que je n’ai pas trouvée chez Descartes. Comment peut-on expliquer cette beauté ? Car le beau ne sert à rien; il s’impose sans qu’on puisse le démontrer, et pourtant on ressent le besoin de l’affirmer, de le faire partager, même si l’on n’y arrive pas toujours. J’ai parcouru des définitions de la beauté pour comprendre : pour Pythagore, la beauté c’est l’ordre régi par les nombres ; pour Aristote, l’ordre uni à la grandeur ; pour Bossuet, l’arrangement et la proportion ; pour Kant, l’unité dans la variété. En ce qui concerne Pascal, ce n’était pas l’unité que j’ai trouvée belle, mais plutôt son contraire, le choc occasionné par la fragmentation :
J’écrirai ici mes pensées sans ordre et non pas peut-être dans une confusion sans dessein. C’est le véritable ordre et qui marquera toujours mon objet par le désordre même. Je ferais trop d’honneur à mon sujet si je le traitais avec ordre, puisque je veux montrer qu’il en est incapable.
C’est peut-être la raison pour laquelle quand j’ai répondu à la question « Un livre, un poème, une phrase ont-ils influencé votre vie? » dans le questionnaire, j’ai simplement répondu par : « Enfer ou Ciel, qu’importe, / Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! ». Je sais que ces vers à la fin du « Voyage » de Baudelaire sont presque devenus une image d’Epinal, mais quand j’ai lu ce poème pour la première fois à l’âge de 17 ans, au Zimbabwe, alors que je n’avais rencontré qu’un seul Français de ma vie, j’ai été bouleversé. Chaque nom, chaque verbe m’a frappé. L’intensité alliée au « je m’en foutisme » m’ont beaucoup impressionné. Et ces vers m’ont donné l’impulsion pour poursuivre mes études en faisant de la littérature.
Quant à la question 8, j’aurais pu répondre « non » à tous les genres. Mais j’ai répondu « oui », comme un pari. Je pourrais dire l’un et l’autre, il me semble. Donc je vous remercie de m’avoir donné l’occasion de me poser d’autres questions en répondant à vos questions.
Vincent Kaufmann : Je ne vais pas parler directement de mon rapport au questionnaire, ni des raisons pour lesquelles je n’ai pas répondu. Pour ma part, je me suis efforcé de voir les choses d’un peu plus loin.
Je voudrais d’abord souligner ma sympathie pour le mouvement Transitions, qui me semble proposer une rupture par rapport à une certaine pratique de la critique littéraire d’aujourd’hui, que je trouve souvent sinistre et mortifère, et aussi ma sympathie pour le questionnaire, qui permet d’actualiser ce projet de déplacer le terrain, de sortir d’une logique purement universitaire.
J’identifie ce questionnaire comme un objet transitionnel, mis en place par des amateurs pour des amateurs de littérature. D’ailleurs, la question 5 : « Faites-vous partie d’un réseau de lecture (groupe, café littéraire, etc.) » est paradoxale : tout le monde dit non, alors même qu’en répondant au questionnaire, on entre dans un réseau, dans un cercle ! Pour moi, il n’y a donc pas d’ambiguïté : ce n’est pas du tout une enquête sociologique. Le questionnaire concerne les amateurs, et s’oppose en cela à la logique universitaire, académique. Si maintenant on essaie de dégager un portrait de celui qui répond, de cet amateur type, on peut dire qu’il se caractérise par la curiosité, le plaisir. Et cette question 8 (« Pensez-vous que les genres suivants appartiennent à la littérature ? »), qui semble si problématique, ne témoigne pour moi que de la curiosité, de l’état d’alerte de ceux qui y répondent. C’est comme cela que j’interprète le fait que personne ne laisse comme réponse que « le théâtre ». Tout le monde semble avoir envie d’ouvrir la question.
Je n’ai donc pas de problème à entrer dans cette ronde, donc, ni dans celle des « ministres » : la préoccupation pour les enfants me semble pouvoir être celle d’un lecteur ordinaire. La question est de savoir si, dans l’imaginaire de l’amateur, la littérature est quelque chose qui se transmet ou doit se transmettre.
J’ai été frappé cependant par le fait que les réponses à la question 14, sur les raisons qui poussent à écrire, sont datées : les réponses auraient pu être les mêmes il y a 30 ans. Dans le portrait de lecteur qui se dégage, beaucoup de choses semblent dater des années 1960 : la question de l’« amour de la langue », par exemple. En Allemagne, cela ne se pense pas comme ça, ni peut-être aux Etats-Unis. Il y a aussi de la nostalgie : l’amateur type, s’il existe, est plutôt dans une situation de résistance, de repli par rapport au monde de l’argent, de la célébrité, des nouvelles technologies. Peut-être s’agit-il aussi d’une politique de l’autruche : on sait que la littérature ne va pas bien, mais on l’aime quand même. Je me dis alors qu’il serait possible de faire un pas de plus pour comprendre cette désaffection, et de se demander où en est objectivement la littérature par rapport à d’autres médias, etc. Car la littérature, ce n’est pas seulement quelque chose qu’on aime ou pas, c’est aussi une machine à produire de l’autorité, du pouvoir, et peut-être qu’aujourd’hui, elle est surtout en train d’en perdre. Mais son statut est vraiment particulier. On le voit par exemple si on compare avec le cinéma : objectivement, là aussi, des choses ont disparu, comme le type de cinéma d’auteur qui s’est fait dans les années 1960. Mais personne ne se demande s’il est important que les enfants aient encore accès à ce genre de film. Personne ne s’y intéresse. Il faudrait donc se demander, par exemple, pourquoi le cinéma est resté marginal par rapport au poids de la littérature ; et pourquoi celle-ci a des enjeux d’autorité plus forts.
Discussion :
Hélène Merlin-Kajman : Je voudrais revenir sur des points soulevés par vos interventions auxquels nous avons déjà réfléchi à Transitions. Les croix et les carrés, évoqués par Michel : nous y avons beaucoup pensé, de même que nous avons réfléchi aux moyens de sortir de l’alternative oui/non. Mais finalement, nous avons conservé ces croix, d’abord parce qu’il y avait l’expérience précédente du questionnaire sur la civilité élaboré dans le cadre de l’Observatoire de l’éducation : nous avions alors compris que le passage par les croix était moins intimidant. Pourtant, je me disais en vous écoutant qu’il n’était en effet pas facile de faire passer de l’intelligence dans un questionnaire. Nous avons donc couru le risque d’être binaire, mais c’était pour éviter celui de faire un questionnaire auquel seuls des gens comme vous auraient envie de répondre. Mais nous avons quand même parfois essayé d’ouvrir le maximum de possibilités, comme lorsque nous avons changé la question 1 qui ne comprenait d’abord que la première interrogation (« Aimez-vous - raconter des histoires ? - dire des comptines ? - dire des proverbes ? - faire des jeux de mots ? ») : nous avons ajouté les trois autres pour répondre à l’objection de Michel Collot, qui trouvait que cela proposait implicitement une définition de la littérature restreinte aux récits.
Ce qui m’étonne, c’est de voir que, pour vous, le questionnaire ne laisse pas la place à des réponses négatives. Je pense à tes rondes, Jérôme : je suis à la fois complètement d’accord et pas d’accord du tout. La question 11 sur l’explication de textes, par exemple, me semble s’adresser à tous ceux qui sont allés, comme élèves, dans le secondaire. Ce qui est étonnant, c’est en effet que très peu de gens disent qu’ils pensent que l’explication constitue un « appauvrissement ».
Une autre remarque : tu dis, Nick, qu’il est « impossible de parler de la littérature au singulier ». Mais nous n’arrêtons pas de le faire !
Je voulais aussi signaler que nous avons fait répondre des personnages fictifs au questionnaire, et, pour ma part, en répondant pour Corneille, j’ai trouvé qu’il s’agissait à la fois d’un exercice très sérieux et très difficile, notamment à cause de l’anachronisme, mais aussi très joyeux dans le fait d’imaginer ce qu’un grand nom de la littérature (un grand classique !) peut penser de ces questions : qu’aurait-il pensé du cinéma ? Du rap ? Cela ramène la littérature à un niveau ordinaire, permet de la circonscrire comme un objet transitionnel. Cela répond de manière indirecte à votre remarque sur l’inactualité, Vincent Kaufmann.
Vincent Kaufmann : Personnellement, j’aime beaucoup les pastiches. Dans un article récent sur les relations entre télévision et littérature, j’ai imaginé des situations impossibles, comme par exemple Blanchot chez Ardisson…
Sarah Nancy : La question de la résistance est apparue dans vos interventions, Jérôme David et Vincent Kaufmann : il faudrait, dites-vous, sortir des « cercles », « aller plus loin ». Cela me renvoie à une question non résolue entre nousà Transitions, sur ce que nous faisons comme mouvement : est-ce qu’il s’agit seulement d’ouvrir, de proposer, de rassembler, ou aussi de refuser, de résister ? Je crois que nous partageons le présupposé que se battre contre le marché et contre Sarkozy ne suffit pas, et que ce combat masque beaucoup de choses. Donc, nous avons fait un geste d’ouverture, mais régulièrement on se demande si on ne doit pas se reconcentrer et réfléchir à une démarche véritablement offensive, résistante.
Mathias Ecoeur : En même temps, il me semble qu’avec Transitions, on ne se positionne pas dans un schéma de crise du type « la littérature est en déshérence ». On est dans un déplacement du problème plutôt que dans le cri « Au loup » – je dis cela parce que vous avez parlé de crise, Vincent Kaufmann.
Vincent Kaufmann : J’en ai cependant parlé avec des guillemets parce que c’est une citation, on en parle depuis longtemps. Ce qui n’empêche qu’il faut se demander si c’est vrai, et qu’il y a peut-être une conceptualité à développer pour penser cela, quelque chose qui serait analogue aux analyses de Bourdieu mais dans un champ plus large.
Mathias Ecoeur : Mais en a-t-on les moyens ? Par exemple, ce que vous dites à la fin de votre essai La Faute à Mallarmé, sur la médiatisation de la littérature, avec l’exemple d’Apostrophes : est-ce que cela ne dépasse pas complètement ce qu’on peut faire au sein du champ littéraire ?
Vincent Kaufmann : Non, je ne pense pas que cela nous dépasse complètement. D’abord, c’est amusant. Et puis, pourquoi ne pas ouvrir le champ des investigations possibles ?
Charlotte Taïeb : Cette mise à l’écart de la crise m’ennuie car dans le secondaire, je la sens tous les jours, notamment dans l’agressivité des parents qui me demandent à quoi sert ce que je fais. J’ai l’impression que mon métier et ma passion, c’est de répondre à cette crise.
D’autre part, je n’étais pas d’accord avec ce que vous disiez sur le cinéma : cela m’importe beaucoup de faire en sorte que les jeunes soient touchés par la Nouvelle Vague, par exemple.
Vincent Kaufmann : Si j’ai mis le mot entre guillemets, c’est précisément parce que j’éprouve des difficultés à identifier cette crise, et que certains ne la ressentent pas : c’est typiquement la position de l’amateur. Je suis néanmoins convaincu qu’il y a une désaffection énorme. On trouverait vite des critères objectifs, mais la difficulté est de trouver des dispositifs adaptés. En tout cas, on se rend compte que « là où il faut être », il y a de moins en moins d’écrivains.
Ce que je voulais dire pour le cinéma, c’est qu’il ne fait pas débat au même titre que la littérature parce que, matériellement, cela ne fait pas longtemps qu’il est un objet d’étude. Mais je vois d’ailleurs que vous évoquez la Nouvelle Vague, qui est très proche de la littérature.
Hélène Merlin-Kajman : Je crois qu’on est d’accord avec ce que vous dites de la nécessité de ne pas se contenter de se retrouver entre amateurs qui prendraient leur amour de la littérature comme miroir pour continuer à croire en l’importance de la littérature, dont la relégation à la dernière place ne pourrait être que le fait de « méchants » qui ne reconnaissent pas son importance.
En revanche, dans la décision de faire un questionnaire qui ne soit pas un questionnaire de sociologie, il y avait l’idée que nous croulons sous la sociologie. Aujourd’hui, l’idée semble admise qu’on ne peut pas réfléchir avant de connaître sociologiquement le monde dont on parle. Donc je ne crois pas que nous ayons besoin d’un énième diagnostic sociologique sur la « crise ».
L’une des raisons pour ne pas être seulement dans les cercles dont tu parles, Jérôme, serait de dire que dans le mot « littérature », il y a de la métaphore – c’est ce que nous voulions dire avec la question 1 (« Aimez-vous - raconter des histoires ? - dire des comptines ? - dire des proverbes ? - faire des jeux de mots ? »). Le fait que ce soit la même personne qui aime ces choses différentes est capital. À la question sur l’école (« Que voulez-vous que l’école fasse lire ? »), François Cornilliat propose que l’enseignant reparte de la raison pour laquelle la littérature est pour lui intense. On pourrait partir de là : penser le rapport de celui qui écrit ou enseigne à cet objet littéraire, et ne pas seulement partir d’une définition a priori.
Nick Hammond : Je me demandais ce qu’il y avait derrière la question « est-ce qu’il vous est égal qu’un livre soit un bel objet ? » : est-ce une manière de désigner les nouvelles technologies comme une menace ?
Sarah Nancy : Non, pas du tout. Nous voulions simplement qu’il y ait une question sur la matérialité du livre.
Hélène Merlin-Kajman : Je confirme qu’il n’y avait pas du tout l’idée de menace ! Mais ta remarque me fait penser à un questionnaire récent qui, à la question : « Si les enfants ne lisent pas, est-ce grave ? », répond : « Ce n’est pas un crime ». Nous ne nous y attendions pas, nous pensions au contraire que la question, telle qu’elle était posée, permettait assez facilement de répondre « non ». Mais en fait, elle fait surgir une scène judiciaire...
Michel Jourde : En disant cela, est-ce que tu ne minores pas la présentation du questionnaire sous le signe de la crise, comme un appel à en préciser les contours ?
Hélène Merlin-Kajman : Je comprends, mais je crois qu’il y avait un effet de citation pour parler de cette crise : dans le préambule, ainsi que dans la formule « est-ce grave ? », on se réfère à l’idée communément admise d’un « bûcher des humanités » (cf. le titre de l’ouvrage de Michèle Gally).
Mathias Ecoeur : Au sujet de la crise, j’ai aussi l’impression qu’il est assez évident que nous demandons un changement de perspective, et non une réponse frontale.
Sarah Nancy : Je me souviens des choix que nous avons écartés pour le préambule. Nous voulions éviter la simple affirmation : « les disciplines littéraires sont en crise », affirmation brutale, et qui n’est pas neuve, de surcroît. Nous avons pensé à : « On entend beaucoup que… », mais nous avons voulu éviter le risque d’ironie attaché à la citation. Il est intéressant de voir le choix que vous avez fait, Vincent Kaufmann : « Le déclin de la littérature est à l’ordre du jour. Elle en a l’habitude ».
Hélène Merlin-Kajman : Mais que désigne le pronom « elle » ? Ce singulier peut poser problème. Je ne suis pas sûre qu’on puisse dire cela au XVIIe siècle, par exemple.
Vincent Kaufmann : En effet, c’est une invention romantique.
Hélène Merlin-Kajman : S’il y a une polémique aujourd’hui, c’est dans la culture lettrée. Nous voulions en tout cas suspendre ce débat-là, et laisser de côté ce singulier qui pose problème.
Nick Hammond : C’est pour cette raison que la première question marche bien : le terme « histoires » résume tout.
Jérôme David : Dans le geste du questionnaire, il y a l’expression affirmative d’une joie à lire les textes et une demande d’oser dire cela de façon naïve. Mais pour moi, la crise actuelle tient aussi au découplage entre les instruments d’analyse et la routine du métier. Je ne suis pas sûr en fait que nous soyons d’accord sur le diagnostic de la crise. Il faudrait peut-être séparer deux gestes : le diagnostic et l’expression de la joie. Il ne s’agit pas de dire qu’il faut agir avant d’avoir compris le monde. Mais ce n’est peut-être qu’après que doit venir le diagnostic, après un moment de suspens du type « literature pride ».
Nick Hammond : Aurait-on les mêmes problèmes en réfléchissant sur les « Usages de la culture » ?
Hélène Merlin-Kajman : À mon avis, l’homonymie du mot « culture » est pire que celle du mot « littérature ».
Il y a quelque chose qui n’est pas évoqué, dont nous avons beaucoup parlé lors de la table ronde de janvier : un grand nombre de personnes ont répondu sous un pseudonyme.
Vincent Kaufmann : C’est une très belle justification du questionnaire…
Hélène Merlin-Kajman : En même temps, c’est paradoxal : ceci au moment même où les représentants de la littérature perdent le pouvoir.
Vincent Kaufmann : N’est-ce pas justement parce qu’on s’accroche à ce qui perd du pouvoir ?
Après-midi
A-t-on besoin de littérature ? Histoire, plaisir, politique
Jean-Louis Jeannelle : Je vais essayer de répondre à la question qui m’était posée en indiquant les trois voies qui me semblent les plus fécondes, les plus dynamiques dans la réflexion contemporaine sur la littérature, et je finirai par une quatrième voie qui me tient particulièrement à cœur.
La première est mentionnée dans l’appel : c’est une réflexion sur les modalités d’appropriation singulières de l’œuvre littéraire. Ces modalités sont beaucoup plus fines que ce que les théories sociologiques de réception de la littérature permettaient d’analyser. Parmi les différentes pistes, il y a le travail sur les émotions, avec, par exemple, le projet ANR sur le « Pouvoir des arts », ou la « stylistique existentielle » que développe Marielle Macé (Façons de lire, manières d’être, Gallimard, 2011) : à chaque fois, il s’agit de retrouver dans les textes leur portée humaine.
La deuxième voie, encore peu explorée, c’est la génétique. Elle pourrait sembler limitée aux brouillons papier, mais en fait, cela va bien au-delà, et concerne aussi d’autres genres : peinture, cinéma, théâtre, science… Elle permet de renouveler notre perception de la littérature, notamment de faire attention à ce qu’a de proprement singulier l’émergence d’une œuvre – c’est le point commun avec l’approche précédente. À preuve, le fait que les règles de transcription des brouillons doivent chaque fois être adaptées à l’auteur étudié – ce qui rend l’accès des études génétiques souvent difficile aux non-spécialistes de l’auteur concerné, mais garantit en même temps qu’est respectée l’idiosyncrasie de son style et des processus de genèse mis en œuvre.
La troisième voie est plus prospective : c’est la réflexion sur la fiction, qui, on le sait, a été grandement renouvelée par l’approche de Jean-Marie Schaeffer, dans Pourquoi la fiction ? (Paris, Le Seuil, 1999). Il y distinguait d’autres dispositifs fictionnels que les dispositifs littéraires : théâtre, cinéma, numérique. Une publication récente d’Olivier Caïra (Du roman au jeu d’échec. Définir la fiction, Paris, éditions de l’EHESS, 2011) a récemment montré que le même travail était possible pour approcher des récits non fictionnels. Caïra livre ainsi une théorie beaucoup plus large et beaucoup plus cohérente de la fiction. Il me semble qu’un même travail reste à faire pour développer une théorie des récits et discours factuels, pour lesquels l’articulation avec les enjeux éthiques, historiques est encore plus cruciale que dans le cas des textes fictionnels. Pourtant, jusque là, ces textes qu’on peut appeler « efficients » sont envisagés le plus souvent par contraste avec les théories de la fiction. Faute d’une véritable théorie des textes non fictionnels (à part les travaux de Renaud Dulong sur le témoignage), nous avons du mal à penser la fiction autrement que comme basculement dans l’imaginaire.
La quatrième voie est celle qui conduit à replacer la littérature dans le champ élargi des pratiques intermédiales. Vous parlez, Vincent Kaufmann, de concurrence avec les nouveaux médias. Mais l’idée que l’image cinématographique va tuer le livre est aussi vieille que le cinéma ! Malraux, notamment, y revient tout le temps. Pourquoi cette idée est-elle inaltérable ? Nous incriminons sans cesse l’image animée (en plaçant d’ailleurs souvent dans le même sac l’image cinématographique, l’image télévisuelle et à présent l’image numérique). À chaque fois, c’est l’idée qu’un médium chasse l’autre, alors qu’on peut supposer que l’un nourrit toujours l’autre. Le basculement dans l’« hypersphère », pour reprendre le terme de Régis Debray, semble réactiver cette menace : mais c’est parce qu’il nous manque une théorie où la littérature serait réinscrite dans le champ plus large des flux transesthétiques (Langages de l’art et relations transesthétiques de Bernard Vouilloux offre un socle pour penser ces questions). Il s’agit en quelque sorte de réinscrire la littérature cette intermédialité incessante.
Pierre Pachet : J’ai été enseignant de littérature, mais, en y réfléchissant, je préfèrerais me définir comme « prof de lettres », même si un prof de lettres recourt souvent à la littérature. Il est gênant de dire « j’enseigne la littérature ». Je comprends qu’on enseigne les maths ou la physique, mais pas la littérature.
Cette activité, j’ai l’impression que je l’exerce à tous les moments de ma vie, même dans les relations avec mes proches. Je sais que l’exemple de ma façon de parler ou d’écrire joue un rôle. Je ne récuse pas ce penchant didactique de mon existence. Pour entrer dans le détail de ce qui peut être enseigné, je dirais que je suis passionnément attentif à la justesse du langage – cela tient peut-être au fait que mes parents n’étaient pas de langue maternelle française. Par là, je considère que l’enseignement des lettres est en contact avec l’enseignement d’autres disciplines où il faut trouver le mot, la phrase, le mouvement justes.
C’est dans cette justesse que se trouve le pouvoir magique de la parole – comme dit La Boétie : la nature nous a fait ce don de la parole pour que nous puissions nous « entreconnaître ». Cela ne veut pas dire « nous connaître tous », mais « un à un », parce que si nous ne nous connaissons pas un à un, les quelques hommes qui ont des pensées libres restent « singuliers en leur fantaisie ». Ils pensent des choses extravagantes, mais dans la mesure où ils ne peuvent pas les communiquer à un semblable qui les comprenne, à cause de la censure, de l’oppression, ces pensées restent inopérantes, « singulières ».
Je pense qu’on peut saisir cette justesse en prêtant attention aux auteurs dont le langage semble le plus déviant. Je parlerai de Rimbaud, Lautréamont, Artaud, avec qui on est aux limites du langage partageable. Dans le cas de Rimbaud, même dans les textes où l’on doute du sens attribué, même quand il s’agit pour lui de créer un choc plutôt que communiquer une pensée universellement partageable, on est amené à reconnaître qu’il y a un choix délibéré. Et le travail de traduction amène à cette reconnaissance de la justesse du langage, dans le choix de l’expression à la fois contemporaine et juste. Il n’y a qu’à voir la traduction Rimbaud par le poète américain contemporain, John Ashbery, traduction merveilleuse même quand les textes sont très difficiles, comme les Illuminations. L’autre exemple est Lautréamont. Ayant eu à faire cours sur Maldoror, j’ai relu l’essai de Blanchot, qui permet de comprendre quels sont les différents personnages, les destinataires. Cela montre combien Lautréamont, autre jeune homme, s’est soucié lui aussi d’aller vers une précision et une justesse du langage. Le troisième exemple serait Artaud, qui pour des raisons physiologiques, médicales s’est porté aux limites du langage, vers sa dislocation. Mais dans cette situation torturante se voit quand même le souci de donner ce que le langage a de plus précis. Cela se voit particulièrement dans sa correspondance avec Rivière. Je pense que le prof de lettres bénéficie de cela et qu’il peut donner cela : cette précision et cette justesse.
Jérôme David : Je vais essayer d’improviser du mieux que je peux, car l’exercice de la table ronde est vraiment difficile, et beaucoup d’entre vous ont déjà soulevé des points sur lesquels je comptais intervenir.
Je commencerai en revenant sur le texte d’appel pour cette table ronde. Celui-ci demandait à la fois une réflexion sur l’histoire critique, un positionnement par rapport à la conceptualisation contemporaine de ces tendances critiques, et aussi une réflexion sur les prolongements pédagogiques et didactiques possibles des réflexions contemporaines sur la littérature. Autant dire que je ne vais pas honorer complètement ce programme, mais j’aimerais lancer des pistes car ce sont des pistes qui m’intéressent directement.
Je m’appuierai d’abord sur le diagnostic de Vincent Kaufmann dans son livre La Faute à Mallarmé, avec l’idée qu’il y a eu en effet un basculement profond de la culture lettrée au milieu du XXe siècle, avec une sorte d’effet de rémanence et de résistance des théories des années 1960-70. Je suis assez d’accord avec ce constat, et je le prolongerai même en disant qu’aujourd’hui, les théories forgées dans ces années patinent, ne sont pas adéquates à la littérature telle qu’elle se présente aujourd’hui. Il y a donc un travail de refaçonnage, de refondation qui est important à faire.
Ce refaçonnage a été suggéré par Jean-Louis Jeannelle, avec les quatre pistes dont il a parlé. Je dirais que la piste de la fiction et celle de l’intermédialité se rejoignent dans l’idée que, dans la conceptualisation de la littérature, on en arrive peut-être aujourd’hui à penser la fin de l’exception littéraire. On se trouve donc à penser la littérature comme étant l’une des variantes de quelque chose d’autre, et cette autre chose, il y a plusieurs façons de le formuler : est-ce que la littérature fait partie de pratiques qui caractérisent l’espèce humaine ? Ce sont alors des théories anthropologiques. Est-ce que la littérature est une forme de production symbolique, de médiation artistique ? Là, je vous rejoins sur ce point. L’autre rebond serait la voie de la fiction et de la réappropriation singulière des œuvres : pour ma part, j’essaie de les faire converger dans ce qui est plutôt pour l’instant un mot d’ordre qu’un concept, que j’appelle « le premier degré » de la littérature. C’est ce premier degré que j’aimerais défendre ici. Il suppose évidemment de puiser dans les travaux de Jean-Marie Schaeffer, de Marielle Macé, donc de puiser dans les travaux contemporains sur la littérature, notamment dans le tournant éthique que vous avez signalé, mais aussi, puisqu’il y a aussi une perspective d’histoire critique, cela nous amènerait peut-être à relire des travaux antérieurs sous un jour neuf, à essayer de réactiver dans ces travaux des préoccupations pour les réappropriations singulières, la fictionnalité, etc. Cela nous amènerait même à aller puiser chez des auteurs presque incongrus dans les études littéraires : je pense à Castoriadis, par exemple, qui est, selon moi, une ressource immense dans ce programme du premier degré de la littérature, avec l’idée que la littérature participe d’un type d’imagination qui n’est pas la représentation du réel mais l’instauration, l’institution du réel, et donc qu’elle participe de l’ensemble des usages de l’imagination qu’on pourrait dire première ou instituante. C’est ce que j’ai érigé en slogan : « la littérature n’est pas une représentation mais une présentation du réel ».
Qu’est-ce qui a alors changé et qui nous amène à réfléchir différemment sur la littérature ? la première chose – mais alors le danger est de faire comme s’il y avait un clivage générationnel, alors que ce n’est pas cela – la première chose est de sortir de l’ère du soupçon dans le domaine de la critique et de l’interprétation littéraire, et de renoncer à des réflexes comme celui de l’« illusion référentielle », qui fonde une grande partie des travaux sur la littérature depuis quarante ans, et ainsi d’accepter que dans l’interprétation de la littérature, le processus de référentialisation, le rapport au monde a une importance cruciale dans l’ expérience esthétique.
Une autre chose qui a changé, ce sont les modalités de justification de l’interprétation de la littérature et des modalités d’enseignement de la littérature. On ne peut plus justifier l’interprétation au nom d’une révolution à venir, du surgissement de l’événement, du communisme de l’écriture, et on voit donc réémerger des justifications morales ou naturalistes de la littérature. Enfin, et c’est là le point le plus important : le premier degré suppose de voir l’expérience esthétique non pas seulement comme une expérience de la réflexivité, de l’ironie, de l’autotélicité, de la déprise, ou de l’émancipation d’un sujet vis-à-vis des discours sociaux ou des idéologies, mais comme une expérience qui institue le sujet et qui produit des liens sociaux. C’est là qu’on sort du soupçon. On n’a plus à se méfier des pièges du récit, comme disait Louis Marin ; au contraire, en se soumettant à ces pièges, en acceptant d’être affecté ou éprouvé par la littérature, on s’inscrit dans des communautés particulières, et donc on considère que la littérature, l’expérience esthétique fait lien entre des êtres humains.
Il y a à mon avis des mots-clefs qui pourraient rendre compte de cela, des mots qui sont presque synonymes du premier degré : la notion d’« immersion », de J.-M. Schaeffer ; on pourrait aussi considérer la littérature comme l’une des modalités de l’« herméneutique du sujet », d’après Foucault ; ou encore, et là, c’est plutôt mon orientation, des engagements ontologiques de la littérature, en s’appuyant sur la philosophie analytique, une certaine philosophie analytique, celle de Quine, en l’occurrence, et du coup, ce premier degré suppose de diluer les usages de la littérature dans les usages de l’imagination. Le premier degré que j’aimerais explorer est donc celui où la littérature est une des médiations à soi, à autrui, au monde – certes, c’est banal comme expérience, mais on ne l’a pas toujours pensé. Et donc l’idée est de réconcilier les études littéraires qui, parfois, par inertie conceptuelle, sont éloignées de l’expérience de lecture ordinaire – et qui ont pris un malin plaisir, pour des raisons diverses, à justifier la discrimination du lecteur naïf – réconcilier donc ces études littéraires qui se sont peut-être perdues en route pour des raisons institutionnelles ou pour des raisons de routine intellectuelle avec les expériences de lecteur ordinaire, et parmi ces dernières raisons, il faut bien sûr compter les chercheurs eux-mêmes ou les enseignants, qui n’ont pas toujours les moyens de réfléchir à leur passion pour la littérature, parce que l’outillage entrave cette réflexion.
Cette attention au premier degré appelle un remaniement en profondeur de notre manière de conceptualiser le fait littéraire, et donc suppose de bannir même la notion d’illusion référentielle, et même celle d’intertextualité, notions pièges qui portent en elles le second degré, et obligent au saut immédiat vers l’ironie.
Enfin, à mon avis, cette attention au premier degré a des implications profondes pour l’enseignement de la littérature. Peut-être qu’à un niveau métaphysique, il n’y a pas d’enseignement de la littérature, mais dans les classes, il y a quand même des textes qui sont lus dans le cadre d’un enseignement de français, et donc j’ai été amené à m’interroger sur l’enseignement tel qu’il a lieu dans le secondaire. Le premier degré a des répercussions sur la manière de concevoir l’enseignement de la littérature puisque, du coup, le rapport scolaire aux textes littéraires supposerait de ménager un espace où l’élève puisse s’investir dans les œuvres lues en classe. Il y a bien sûr plein de problèmes autour de cet investissement. Il ne s’agit pas d’une subjectivité spontanée, mais de construire une possibilité pour l’élève de s’immerger ou d’être affecté par un texte, ce que les pratiques scolaires bloquent souvent. Il s’agit aussi de penser de nouvelles procédures scolaires d’interprétation pour éviter que les élèves sautent directement au second degré, et passent sous silence ou esquivent le fait d’être affectés par la littérature. Cela supposerait de mettre en place des activités permettant de tirer parti des ressources interprétatives d’une immersion dans l’univers fictionnel, d’une identification à un personnage, d’une réaction affective : ennui, joie. Donc il s’agirait de bâtir à partir de ce premier degré plutôt qu’à partir de notions critiques et de la contextualisation qui court-circuitent cette entrée dans le texte – sans oublier bien sûr cette question : tous les élèves n’ont pas le même accès à ce premier degré. Donc il y a à penser un travail de familiarisation avec l’entrée dans l’univers fictionnel, ce qui suppose des considérations sociologiques. Et donc, cela passe aussi par le déplacement ou le renouvellement de certaines activités standard, comme l’analyse de texte, et par la réhabilitation d’un certain usage de la paraphrase en classe, et aussi, et là je rejoins Pierre Pachet, un travail sur la traduction, notamment quand la littérature est enseignée dans le cadre de l’apprentissage des langues étrangères. Le travail sur la traduction est une manière de se frotter à une autre langue sous l’autorité des traducteurs qui ont généralement une réflexion sur la langue qui est extrêmement fine.
Enfin, les répercussions du premier degré sur l’enseignement de la littérature supposent aussi de réfléchir à un nouvel argumentaire en faveur de l’enseignement de la littérature. Si l’enseignement de la littérature est en crise, c’est peut-être aussi que nous ne parvenons pas toujours à justifier la place de la littérature à l’école ou alors que nous le faisons dans des termes empruntés aux années 1960-1970, et donc il y a un travail à faire pour légitimer son enseignement à partir de la situation actuelle dans les classes et dans l’enseignement.
Nicholas Hammond : Je voudrais me baser sur mon expérience pour réfléchir, et parler de mes recherches, qui sont toutes sont liées à la question des usages de la littérature.
La question posée par l’équipe de Transitions est la suivante : « que voulons-nous faire de ce que nous voulons appeler “littérature” aujourd’hui ? ». Pour ma part, j’ai toujours essayé de m’éloigner des cadres traditionnels. En ce qui concerne la littérature du XVIIe siècle, la plupart des chercheurs et des lecteurs depuis ce temps-là ont simplement obéi à la censure exercée par Louis XIV. Ils ont étudié les livres que les autorités considéraient être admissibles. C’est pourquoi j’ai commencé à m’intéresser aux marges de la littérature, de l’histoire, de la politique, de la sexualité. Récemment, j’ai écrit un livre sur le bavardage au dix-septième siècle: j’avais d’abord décidé d’éviter toutes formes de littérature dite officielle, parce que je voulais considérer des domaines qui n’étaient pas étudiés ordinairement en tant que « littérature ». Or le XVIIe siècle est particulièrement propice aux diverses formes de bavardage écrit, qui d'un côté alimentent le bavardage parlé, et de l'autre constituent à leur tour du bavardage : journaux intimes, mémoires, lettres, chansons, recueils de conversations, histoires ou proverbes, gazettes. Mais ensuite, j'ai décidé que La Princesse de Clèves correspondait si bien à tous les textes que j'avais collectionnés que j'y ai finalement consacré un dernier chapitre. Comme je l'ai écrit, c'est le moment où la littérature devient bavardage et le bavardage devient littérature.
Au sein de cette question, je voudrais faire quelques distinctions qui peuvent peut-être nous aider à réfléchir sur les usages de la littérature :
1. Il y a d’abord la distinction entre la conversation et le bavardage, qui est une distinction entre public et privé. Le bavardage au XVIIe siècle en France reste un sujet peu examiné. Bien qu’il ait quelques points communs avec celui d’autres époques ou d’autres endroits, le bavardage en France en ce temps-là semble imprégné d’une intensité étrange, intensité qui, à mon avis, tient aux liens et surtout aux différences qui unissent et distinguent le bavardage et la conversation formelle. Alors que la conversation, modèle de bienséance et de civilité, avait des frontières soigneusement délimitées et avait lieu dans la sécurité et la formalité relatives des salons ou d’autres contextes sociaux bien réglés, le bavardage se propage dans la rue, dans les tavernes, dans les couloirs des palais royaux et dans les chambres à coucher. Le bavardage est risqué, la conversation sans danger. La conversation sophistiquée appartient aux classes aristocratiques et à ceux qui y aspirent ; le bavardage fait fi des classes sociales.
2. Il y a ensuite la distinction entre la rumeur et le bavardage. En distinguant la rumeur du bavardage, l’anthropologue James Scott fait remarquer que ce dernier se compose de récits. Bien que Scott n’insiste pas sur le rôle de la narration dans le phénomène de bavardage, il me semble que celle-ci en fait partie intégrante, et cela renvoie à la première question du questionnaire.
3. Une chose importante à prendre en compte dans la fonction du bavardage, c’est le plaisir qu’il procure : « Le bavardage insiste sur sa propre frivolité ». Le bavardage, même s’il véhicule des nouvelles ou des jugements importants, le fait presque toujours de façon désinvolte. Ce manque de sérieux apparent permet évidemment de traiter des sujets choquants ou subversifs à la légère, mais aussi de saper l’autorité de quelqu’un ou de mettre en question l’exactitude d’un compte rendu.
4. Une autre chose importante est de considérer les dangers du bavardage : dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, le bavardage acquiert un sens particulier de danger avec la création en 1667 de la lieutenance générale de police de Paris : pour la première fois, le bavardage des rues était recueilli par des espions et rapporté au lieutenant général qui, à son tour, communiquait les informations au roi lors de ses visites hebdomadaires.
5. Les dangers liés au bavardage nous amènent inévitablement aux sujets qui le nourrissent. Des thèmes inoffensifs, tels que l’annonce de la naissance d’un enfant ou la nomination d’un ministre, ne constitueront que rarement un sujet de bavardage, à moins qu’ils ne soient accompagnés d’un tabou ou d’un interdit. Dans le contexte de la France du XVIIe siècle, où tout était strictement réglé, il est particulièrement intéressant d’explorer le lien qui existe entre le bavardage et les sujets tabous qui n’apparaissent pas dans les journaux officiels ou la littérature de l’époque, et le sujet que j’ai analysé était ce qu’on appellerait aujourd’hui « homosexualité ».
Je voudrais ensuite poser la question suivante : est-il nécessaire de souligner la pertinence de toute la littérature que nous enseignons ? Prenons l’exemple de Saint-Pavin : Pourquoi donc tenter de sauver ce poète obscur de l’oubli ? On peut en dégager quatre raisons principales :
De prime abord, les commentateurs des siècles passés qui ont parlé de sa poésie n’en connaissaient que de « petits morceaux » (pour reprendre les termes de Titon du Tillet), soit les vers, peu nombreux, qui furent publiés dans des recueils de poésie galante entre 1652 et 1684, soit 55 poèmes qui parurent dans le Recueil dit Barbin en 1692. Même l’édition supposément complète de Paulin Paris qui parut en 1861 ne contient que 169 poèmes (dont un est erronément attribué à Saint-Pavin), tout en omettant 60 pièces. Frédéric Lachèvre, dont l’érudition est magistrale dans ses études sur le libertinage au dix-septième siècle, fit publier plusieurs poèmes jusque-là inconnus, mais il prit la décision de mettre dans un carton séparé des vers qu’il considérait comme obscènes et en outre ne présenta qu’une sélection partielle des autres poèmes. Les vers érotiques ont depuis paru dans des éditions séparées, notamment celle de Louis Perceau en 1935, mais jusqu’à présent aucune édition de toutes les poésies réunies ensemble n’a vu le jour. Il est grand temps que les lecteurs et les lectrices aient toutes les poésies de Saint-Pavin à leur disposition.
Deuxièmement, si quelques vers salonniers de Saint-Pavin ne surprennent guère, plusieurs poèmes sont d’une originalité saisissante. Comme nous verrons plus loin, son refus de se conformer aux mœurs et aux attitudes de son époque donne à sa poésie une modernité étonnante. Selon ses propres mots, « Ce qu’on dit de moi, peu me choque » (CCXXVIII). Même s’il représente le meilleur exemple de la sociabilité dans la vie mondaine, Saint-Pavin, en choisissant de placer la différence sexuelle et la différence physique au cœur de sa poésie, se montre beaucoup moins conventionnel qu’il ne paraît au premier abord dans ses pièces salonnières.
Troisièmement, la préférence de Saint-Pavin pour un langage clair et simple prête à sa poésie une spontanéité et une intelligibilité qui sont rares dans d’autres vers excessivement imagés de l’époque.
Quatrièmement, ses ouvrages nous montrent une époque et un monde qui sont loin de l’image classique et aseptisée que trop d’historiens et de critiques littéraires voudraient peindre de la période. Saint-Pavin et ses cercles littéraires et mondains ne représentent aucunement les bas-fonds de la société française ; en effet, presque tous étaient membres de l’aristocratie. Saint-Pavin lui même fut décoré par Louis XIV, comme on le voit dans le résumé de sa vie.
Vincent Kaufmann : C’est difficile de parler en dernier ! Je rebondirai sur les interventions de Jean-Louis Jeannelle et de Jérôme David car j’aime la perspective consistant à chercher des solutions pour un enseignement moins abrutissant. Un terme s’impose, qui a été beaucoup entendu ces temps-ci : celui d’« appropriation ». C’est évidemment un domaine complexe. On entend souvent qu’il faudrait dégager un espace pour permettre aux élèves de se « réapproprier » le savoir, mais tout de suite, les contradictions surgissent. Cela impliquerait de se défaire du soupçon, de l’ironie littéraire : oui, mais le soupçon est constitutif de la littérature. On ne peut pas renoncer à Don Quichotte, à Sarraute, et à tant d’autres.
Il faut surtout, je crois, se poser la question de ce qu’est l’herméneutique, sa place, sa fonction dans l’enseignement. Et se méfier de la « néo-histoire littéraire », qui est une grande entreprise d’attribution des droits de propriété. Cela explique la désaffection des études littéraires ! Les universitaires portent en cela une grande responsabilité dans la crise dont ils se plaignent.
Ce sont des mécanismes qui sont renforcés par la fascination exercée par le numérique : mais la wiki-herméneutique n’existe pas, il n’y a pas d’herméneutique collective numérisable ! L’herméneutique implique un sujet, et même une subjectivation. Le résultat qui se dessine aujourd’hui avec l’intervention du numérique, c’est qu’on n’aura plus affaire à des mots singuliers, mais à des hypertextes renvoyant à tous les usages du mot. C’est ce que Rancière appelle le « savoir abrutissant » (Le spectateur émancipé, Le Maître ignorant).
Au sujet de l’autre point, l’intermédialité, je ne crois pas qu’il faille dire que « la littérature va s’en remettre », ou « s’en nourrir ». Il ne faut pas s’aveugler sur des enjeux évidents : la perte du prestige de la littérature suppose un repositionnement. Il faut prendre en compte le développement de la littérature de divertissement, et enseigner les best-sellers à l’école, en s’intéressant à la manière dont ils sont produits, au marketing, etc. pour ne pas couper les jeunes générations du champ littéraire contemporain.
Je travaille en ce moment sur les rapports entre littérature et télévision, et j’aimerais démontrer que l’autofiction est une conséquence de la résurrection de l’auteur au milieu des années 1970. Il était alors plus important de passer chez Pivot que de fonder une revue. Et c’est depuis ce moment-là que, quand un auteur passe à la télévision, c’est de lui qu’on parle plus que de son livre.
Discussion :
Hélène Merlin-Kajman : Je crois que nous sommes d’accord sur le fait que tous les mots posent problème, mais que nous pouvons quand même reprendre à notre compte la formule « crise de la littérature ». Je suis aussi d’accord avec ce que vous dites, Vincent Kaufmann, du rapport entre la résurrection de l’auteur, l’autofiction et la télévision. Pour autant, je ne renverrais pas à Jérôme David la question « Qu’allez-vous faire de toute cette littérature du soupçon ? ». Car pour moi, ce que visait sa réflexion, ce n’étaient pas des textes littéraires, mais leur théorisation, qui renvoie à une crise de la représentation, de tous les statuts, de tout l’« institué » – et l’auteur, c’est une certaine institution du sens. Au contraire, il y a pour moi un enchaînement entre la mort de l’auteur et l’autofiction. Si je reviens là-dessus, c’est en raison de l’idée que vous donnez en conclusion : il faudrait raconter des histoires sociologiques aux étudiants pour qu’ils puissent s’approprier les livres. Or je me demande si, quand on enseigne, on doit transmettre l’objet littéraire comme un objet qu’il faut connaître sous tous ces paramètres.
Par rapport à ce que tu disais, Nick : cela fait vingt ans qu’on met au programme des œuvres mineures, et, personnellement, je ne supporte plus cet investissement sur le marginal, qui est devenu un marginal majoritaire. En revanche, je suis sensible à ce que tu dis du plaisir du bavardage : c’est cela qu’il faudrait transmettre. Même si, j’en ai conscience, c’est compliqué… Quand nous avions reçu la sociologue Dominique Pasquier à l’Observatoire de l’éducation, elle, qui avait fait un travail sur les séries, racontait que cela permettait aux élèves de parler d’eux. Donc l’apport du premier degré est évident, mais il ne faut pas oublier bien sûr le gain de la Nouvelle critique. Je pense à Qu’est-ce qu’on garde ?, de Marie Depussé (P.O.L., 2000), qui raconte la création du département de Science des textes et des documents à Paris 7, et rappelle aussi combien l’ancienne manière de faire de la littérature (l’époque du Lagarde et Michard) était d’un ennui mortel.
Claude Habib : Il ne faut pas oublier que nous sommes formateurs de futurs enseignants, et, pour ma part, j’aurais peur que votre proposition de mettre des best-sellers au programme, Vincent Kaufmann, ne décourage les futurs enseignants !
Vincent Kaufmann : Il faudrait repenser toute la philosophie de la formation en littérature : est-il nécessaire par exemple d’imposer un canon d’œuvres au niveau national ? Quelqu’un le dit dans sa réponse au questionnaire : les enseignants devraient pouvoir enseigner ce qu’ils aiment.
Claude Habib : Précisément, ils n’enseigneraient alors peut-être pas les best-sellers…
Charlotte Taïeb : Mon expérience montre que les élèves lisent sans nous ces best-sellers. Sinon, j’ai une question pour Jérôme David : j’ai été touchée par ce que vous dites sur l’émotion, le premier degré. Mais comment apprendre à être ému, et comment évaluer cette capacité ?
Jérôme David : Cela dépend de ce qu’on entend par être affecté. Pour Rita Felski (Uses of Literature, Malden, MA/Oxford, Blackwell 2008), l’ennui est une réponse émotionnelle. Quant à l’évaluation, on a le temps de trouver. Des travaux sont en cours pour repenser l’analyse des textes d’un point de vue phénoménologique, pour estimer l'implication du lecteur.
Michel Jourde : Quelque chose m’a surpris : dans au moins trois interventions, on a réentendu, à propos de l’intermédialité, des phrases comme « la littérature gagnerait à être resituée dans… », « insérée dans… ». Je trouve cela très intéressant, mais cette tendance peut être effrayante : aujourd’hui, dans la recherche en littérature, les projets qui n’intègrent pas autre chose que la littérature ne sont pas financés. Cette intention de refonder la place de la littérature par un élargissement toujours plus vaste me semble une illusion.
Jean-Louis Jeannelle : Il me semble que votre objection, Vincent Kaufmann, était un peu la même. Mais je ne pense pas que l’effondrement vienne des autres arts ; il vient de l’intérieur.
Jérôme David : Je ne suis pas sûr que ce soit la résignation qui pousse à associer la littérature à autre chose. Réinscrire la littérature dans d’autres configurations symboliques est aussi un défi intellectuel et une invitation à repenser la spécificité de la littérature. Par exemple, ce qui m’avait frappé, c’est que l’intermédialité permettait de voir que, pour Balzac, le dessin est plus proche du réel que la littérature. Cela conduit donc à une réflexion sur la concurrence des langages.
Hélène Merlin-Kajman : En vous écoutant vous demander, Vincent Kaufmann, comment on fera pour mettre Sarraute au programme, je me faisais la réflexion suivante : nous parlons toujours de littérature au singulier, alors que nous n’arrêtons pas de faire des différences. Sade, par exemple : je n’ai pas envie de déclarer que ce n’est pas de la littérature. Mais malgré toutes les polémiques, je n’ai jamais entendu parler d’un enseignant l’ayant étudié en cours dans le secondaire : il y a quand même du bon sens.
Moi aussi, j’aime beaucoup le Maître ignorant (Jacques Rancière) : je le mettrais volontiers en rapport avec ce que dit Pierre Pachet de son goût didactique dans la vie quotidienne. Même s’il ne s’agit pas d’« ignorance », dans ce cas, il y a quelque chose de commun dans le sens où c’est le geste qui importe.
Mais je me demandais, Vincent Kaufmann, comment vous pouvez associer Le maître ignorant avec la connaissance du « champ littéraire », et avec l’idée qui l’accompagne d’une contextualisation comme première voie d’appropriation – car le maître n’est alors pas du tout ignorant.
Vincent Kaufmann : Je ne dirais pas que la contextualisation est la première voie d’appropriation. Cependant, je suis conscient qu’il y a une contradiction. Mais pourquoi ne pas faire l’un puis l’autre ? Il y a des temps différents. J’assume donc cette contradiction.
Charlotte Taïeb : C’est en effet ce que je fais quand j’enseigne : je ménage ces différents moments.
Florence Dumora : En même temps, je me dis que la notion de « transition » suppose de ne pas être dans la contradiction, dans le conflit des générations, de ne pas opposer l’ère du soupçon au premier degré autoritaire. Par exemple, ton travail, Pierre, était très littéraire et cela en plein formalisme. Cette recherche de la justesse du mot ne va pas du tout chez toi vers la réflexion sur la forme – cela peut d’ailleurs m’agacer car la forme, le jeu sur le sens, j’en éprouve personnellement le besoin comme dix-septiémiste. Car être dix-septiémiste aujourd’hui, ce n’est pas jouer à donner du sens, chercher ce que Corneille et Molière ont voulu dire, mais donner les faits, rien que les faits. Cela m’ennuie autant que les délires ludiques formalistes ! Il y a vingt ans, au sujet « Le roman parle-t-il du monde ? », les étudiants répondaient : « Non, le roman parle de lui-même ». Aujourd’hui, c’est l’inverse : il faut écrire contre l’autotélicité. Pour moi, Transitions pourrait être le moyen de tenir ensemble plusieurs choses : le fait que le roman parle du monde, et qu’il n’en parle pas. Il pourrait permettre d’accepter qu’il y ait à la fois du positivisme et de l’interprétation. En cela, je me sens donc peut-être plus du côté du divers que du commun.
Pierre Pachet : Je parlerais alors de « multiplicité », qui est, par définition, ce qu’il y a de plus impossible à penser pour notre esprit. Pour ma part, je suis plus pour Lefort que pour Castoriadis. La pensée de Lefort, telle qu’elle m’a inspiré, se fonde sur la douleur qu’il y a à accepter la multiplicité. C’est de cette multiplicité que les textes littéraires nous présentent une image, et les théories ne sont qu’un exemple des moyens de se défendre contre elle.
Jérôme David : Je reviens à la question « Comment enseigner le Quichotte, Flaubert, etc... ? » Le but n’est pas de résumer une œuvre au premier degré ou à l’ironie ; c’est dans le rapport à l’œuvre que se situe l’enjeu. Pendant longtemps, il y a eu une présomption d’ironie. Je propose au contraire une présomption du premier degré, permettant d’être attentif ensuite à un saut au second degré, d’y arriver après une immersion. Même Bouvard et Pécuchet : le lire tout de suite au second degré, c’est manquer les liens entre les deux personnages. C’est une question de dosage.
Jean-Louis Jeannelle : Je pense au livre de Jean-Pierre Martin, sur le contact sensible au texte, qui est diamétralement opposé à celui de Vincent Kaufmann. Et le livre de Schaeffer contenait, lui, une petite prescription pédagogique sur le premier degré. Si on se place d’un point de vue pédagogique, il peut y avoir deux temps : celui du premier degré puis celui de l’interprétation. Mais en termes de recherche, ce n’est pas possible : il faudrait pouvoir parler des émotions, penser l’engagement éthique (ce qui est évident pour les Anglo-saxons mais difficile pour nous), et cela sans liquider l’héritage formaliste.
Natacha Israël : En vous écoutant, Jérôme David, j’ai l’impression qu’on peut tenir ensemble le premier degré et la « puissance désinstituante », la puissance de corrosion du sens dont parle Castoriadis. Ne peut-on pas lire au premier degré le pouvoir désinstituant du texte ?
Jérôme David : Oui, je suis complètement d’accord.
Aline Bergé : À propos d’« entrer dans le texte », il me semble que ce qui se passe dans une rencontre avec un texte, c’est une rencontre avec une matière traversée de flux, qui, on l’a vu, peut se « brancher » sur différents médias, ou qui est en rapport avec le sensible, les souvenirs, etc. L’entrée dans le texte est possible partout. Dans les études littéraires, on redécouvre que tout est possible, mais avec le cadre autoritaire qui est proposé, il faut être vigilant. On nous reproche le manque de scientificité de la littérature : d’ailleurs, c’est pour cette raison que les recherches en génétique des textes, qui ont quelque chose de plus scientifique, obtiennent des budgets. On souffre paradoxalement du fait qu’on n’a pas besoin d’argent pour faire de la littérature. Je pense en effet que la littérature est partout – il suffit d’une phrase dans le métro, d’un jeu de mots en cours. Je donnerai ceci comme exemple : l’une de mes premières questions dans mes cours de Français Langue Étrangère est sur les références communes historiques ; je leur demande de lancer les mots. L’un des étudiants a dit : « Charles de Gaulle étoile ». C’est vraiment un événement poétique, en même temps il y a du référent (le lieu parisien), et du sens : Charles de Gaulle est une figure « étoile ».
La question du premier degré, donc, est à la fois historique, intellectuelle, poétique, affective, spatialisée, temporalisée… Il faut savoir comment cette circulation peut s’organiser sans peur de l’ouvrir, en prenant conscience qu’on sort d’une période où on l’a renfermée.
Jean-Louis Jeannelle : Je voudrais revenir sur les urgences institutionnelles. On est d’accord sur la gravité, mais l’incapacité des littéraires à s’organiser est patente.
Hélène Merlin-Kajman : Mais c’est parce que les désaccords sont violents. Ils sont seulement aujourd’hui recouverts par un accord panique : « ça y est, on est en train de mourir. » Les désaccords sont passés au second plan grâce à la désignation d’un risque, d’un ennemi.
Aline Bergé : Jean-Marie Schaeffer parle d’ailleurs de cet isolement des chercheurs, du caractère archaïque de leur organisation, au moyen d’une métaphore : ils travaillent dans des « vallées séparées », alors que les scientifiques travaillent dans des « villes ». Il y a des problèmes de rapports de force et d’argent.
Jean-Louis Jeannelle : Pas seulement, je crois qu’il y a aussi des problèmes de réflexion.
Vincent Kaufmann : Par rapport aux programmes de recherche, le problème se pose au niveau européen. On est conduits de plus en plus à s’organiser selon les principes des sciences sociales. Ce sont des modèles anglo-saxons – mais l’ironie est qu’ils ne sont pas appliqués aux États-Unis.