« Littéraires de quoi sommes-nous les "spécialistes" ? »

Première demi-journée

 

Cette intervention de Marc Hersant s'inscrit dans la première des sessions à « Géometrie variable » du colloque « Littéraires, de quoi sommes-nous les "spécialistes" ? » (voir l'argument et la synthèse ici). Il était demandé aux participants de choisir un texte court, dont ils pouvaient se dire les spécialistes pour l’avoir étudié précisément, et d'en présenter leur analyse. Ces textes ont également été donnés à commenter à des non-spécialistes : chaque texte s'est donc trouvé commenté par un spécialiste (celui qui l’a choisi) et un non-spécialiste, l'exercice formant ainsi des binômes.

On peut trouver ici les commentaires de Saint-Simon et Michel Leiris par Guillaume Bridet.

Nous remercions les différents intervenants du colloque de nous avoir permis de diffuser leur intervention ou d'avoir accepté de nous en donner une version écrite. Il leur a été proposé, dans ce dernier cas, de conserver dans leur texte écrit les caractéristiques orales de leur communication et les textes publiés ici sont donc, dans une mesure variable, à rapprocher d'une transcription de leur intervention orale.

Marc Hersant, agrégé de Lettres Modernes, ancien élève de l'Ecole Normale Supérieure de Fontenay, professeur à l'Université de Picardie Jules Verne, est spécialiste des mémorialistes d'Ancien Régime, de l'écriture de l'histoire à l'époque classique, de la question de la vérité dans les discours du XVIIe siècle et du XVIIIe siècle, de l'analyse du récit et de la théorie de la fiction. Outre de nombreux articles il a publié en 2009 Le Discours de vérité dans les Mémoires du duc de Saint-Simon chez Champion et, en 2015, Voltaire : écriture et vérité chez Peeters.

 

 


Géométrie variable (1)
 

 

Marc Hersant

19/03/2016

 

REMARQUE IMPORTANTE : Conformément à ce qui a été demandé par les responsables de ce dossier, ce texte est une transcription fidèle de ce que j'ai dit à l'oral, avec quelques passages que j'avais dû « sauter » faute de temps, en aucun cas un article en forme respectant les normes scientifiques : pas de références en bas de page, etc.. Ce texte n'est même pas totalement rédigé, là encore pour être au plus prêt de la « restitution fidèle » de ce qui avait été prévu pour l'oral.


La duchesse de Lorges, troisième fille de Chamillart, mourut à Paris en couche de son second fils, le dernier mai, jour de la Fête-Dieu, dans sa vingt-huitième année. C'était une grande créature, très bien faite, d'un visage agréable, avec de l'esprit, et un naturel si simple, si vrai, si surnageant à tout, qu'il en était ravissant; la meilleure femme du monde, et la plus folle de tout plaisir, surtout du gros jeu. Elle n'avait quoi que ce soit des sottises de gloire et d'importance des enfants des ministres; mais, tout le reste, elle le possédait en plein. Gâtée dès sa première jeunesse par une cour prostituée à la faveur de son père, avec une mère incapable d'aucune éducation, elle ne crut jamais que la France ni le roi pût se passer de son père. Elle ne connut aucun devoir, pas même de bienséance. La chute de son père ne put lui en apprendre aucun, ni émousser la passion du jeu et des plaisirs. Elle l'avouait tout le plus ingénument du monde, et ajoutait après qu'elle ne pouvait se contraindre. Jamais personne si peu soigneuse d'elle-même, si dégingandée: coiffure de travers, habits qui traînaient d'un côté, et tout le reste de même, et tout cela avec une grâce qui réparait tout. Sa santé, elle n'en faisait nul compte; et pour sa dépense, elle ne croyait pas que terre pût jamais lui manquer. Elle était délicate, et sa poitrine s'altérait. On le lui disait: elle le sentait, mais de se retenir sur rien, elle en était incapable. Elle acheva de se pousser à bout de jeu, de courses, de veilles en sa dernière grossesse. Toutes les nuits elle revenait couchée en travers dans son carrosse. On lui demandait en cet état quel plaisir elle prenait. Elle répondait d'une voix qui de faiblesse avait peine à se faire entendre qu'elle avait bien du plaisir. Aussi finit-elle bientôt. Elle avait été fort bien avec Mme la Dauphine et dans la plupart de ses confidences. J'étais fort bien avec elle; mais je lui disais toujours que pour rien je n'eusse voulu être son mari. Elle était très douce, et pour qui n'avait que faire à elle, fort aimable. Son père et sa mère en furent fort affligés...

Saint-Simon, Mémoires, éd. Yves Coirault, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1983-1988,  vol., ici IV, 778-79.

 

Je dois faire d'abord quelques rappels sur les Mémoires : leurs dates de composition (1739-1750) et leur sujet, leur structure d’annales (de 1691 à 1723), leur traitement routinier comme œuvre du XVIIe siècle, alors que l’auteur a connu Montesquieu, commencé son œuvre définitive presque vingt ans après la publication des Lettres persanes, commenté avec agacement le succès de Voltaire, etc. leur caractère posthume, etc. rappeler la place des portraits dans son œuvre, qui a suscité une étude spécifique de Dirk Van der Cruysse et l’attention d’à peu près tous les spécialistes de Saint-Simon…

Ce portrait est fait comme tant d’autres à l’occasion de la mort de l’intéressée en 1714 : la duchesse de Lorges était une fille de Chamillart, qui avait épousé un frère de Madame de Saint-Simon, elle-même fille du maréchal de Lorges. C’était donc par alliance la belle-sœur de Saint-Simon, et le texte fait deviner qu’au-delà de ce lien familial Saint-Simon et la duchesse de Lorges étaient des amis intimes, très proches l’un de l’autre, et liés par une complicité profonde. Saint-Simon ne parle cependant presque pas du tout d’elle dans le reste de ses Mémoires, et ces quelques dizaines de lignes offrent donc une échappée sur tout un aspect de la vie du mémorialiste que l’œuvre occulte par ailleurs.

Le texte lui-même pourrait presque passer inaperçu dans l’interminable chronique : des milliers de personnages y défilent, certains servis par des portraits beaucoup plus longs (celui du duc d'Orléans dans la chronique de 1715 fait des dizaines de pages), d’autres par des portraits minuscules. Dans la chronique il est d’ailleurs pris comme souvent dans une « série » de morts. Le premier critique à avoir attiré l’attention sur lui est Auerbach, qui perçoit l’émotion exceptionnelle qui le traverse, juge que « les larmes montent aux yeux de Saint-Simon quand il se souvient de la défunte », et conclut sur ce texte en disant qu’« il faut attendre jusqu’à la fin du XIXe siècle, ou plus exactement jusqu’au XXe (Auerbach pense notamment à Proust), pour trouver un ton analogue dans la littérature européenne, une synthèse d’un être humain aussi parfaitement dégagée de l’harmonisation traditionnelle, une synthèse qui, à partir des données brutes de l’apparence, pénètre aussi directement dans les profondeurs de l’existence. » La critique, obnubilée par le Saint-Simon le plus noir et par les grands portraits sataniques qui ponctuent l’œuvre, censés chez Yves Coirault illustrer la déformation du réel par l’imaginaire – l’optique – saint-simonien, et chez François Raviez révéler l’omniprésence du diable dans les Mémoires, est donc régulièrement passée complètement à côté d’une délicatesse d’écriture incomparable.

(Rappeler les critiques souvent adressées à Auerbach et remarquer qu’elles sont justifiées par le passage que j’ai cité, et l’idée d’un « progrès » entre le XVIIIe et le XXe siècle) Indifférent à la question factice de la « modernité » de cette prose – je fais très attention dans ce que j’écris à ne jamais utiliser l’adjectif « moderne » comme un compliment – et au fait qu’elle annonce ou non le XXe siècle, qui ne m’intéresse pas, indifférent tout aussi bien à l’idée d’un « progrès » dans la représentation de la réalité individuelle, je pense qu’Auerbach touche cependant ici comme souvent à l’essentiel.

J’ai été amené à étudier ce texte dans deux cadres : celui d’un numéro de la revue Écrire l’Histoire où il était question de l’émotion en histoire, et notamment des émotions de l’historien. Celui d’un numéro de la Licorne dirigé par Catherine Volpilhac-Auger et portant sur la représentation de la parole dans les récits historiques.

Parmi les points qui ont attiré mon attention dans ce texte, je suis particulièrement sensible à une espèce de grand écart entre un style social totalement conventionnel et des moments de singularité de l’écriture exceptionnels, qui me semble particulièrement intéressant. (Je reprends ici des éléments de l'article pour Écrire l'histoire) Si l’on veut se convaincre que ce n’est pas l’idée d’écrire un beau texte qui tenaille Saint-Simon, il suffit de regarder la dernière phrase du portrait, d’une parfaite banalité, mais sur laquelle le sens des conventions lui interdit de faire l’impasse : on pourrait la trouver dans une gazette. De même, au milieu du portrait, Saint-Simon ne cherche en rien à éviter les banalités et les clichés, et dit de cette femme qu’il a tant aimée et si intimement connue, comme de mille autres qui l’ont laissé plus indifférent, qu’elle était « très bien faite » ou « la meilleure femme du monde ». Cette espèce d’hétérogénéité stylistique est une invention de notre lecture, qui peut trouver littérairement « créatrice » telle phrase, toujours littérairement insignifiante telle autre, par rapport à une attente « littéraire » qui n’est sans doute pas celle que Saint-Simon a à l’esprit quand il se représente son lecteur : j’ai beaucoup disserté là-dessus dans ma thèse, et je passe.

Ce n’est pas par exemple pour créer un effet de surprise au niveau esthétique, mais parce qu’il est porté par la nécessité d’un « dire » collant aux images qui remontent, qu’il ajoute à formule archi-bateau de la « meilleure femme du monde », directement issue de la langue de la sociabilité de convention, « et la plus folle de tout plaisir ». Saint-Simon ne demande pas à la langue l’originalité mais la fidélité à une singularité, et la plus pure banalité peut lui convenir comme la contorsion syntaxique la plus extravagante lui être nécessaire, comme dans la série « si simple, si vrai, si surnageant à tout » qui suscite l’admiration – parfaitement justifiée au demeurant - de l’auteur de Mimesis, et qui relève de la même brusque dérive vers l’excentricité qui fascine Proust dans le commentaire qu’il fait du portrait de Villars (le « véritablement un peu folle » qui conclut une phrase de son célèbre portrait par Saint-Simon).

L’autre trait particulièrement significatif est une espèce de désordre dans l’évocation. Si on cherche des principes d’organisation à ce portrait, on n’en trouve pas d’autre à mon sens que la « remontée » en vrac dans l’écriture de traits et de moments lié à la mémoire d’un individu, élément extratextuel qui est pourtant son seul principe d’unité. Il n’y a par exemple pas de limite claire entre un portrait « physique » et un portrait moral, entre une évocation générale et des « anecdotes », entre les traits d’un « caractère » et les souvenirs précis. Des traits singuliers et singulatifs, des souvenirs particuliers, sont donnés sans crier gare comme valant pour une peinture générale. Saint-Simon, comme le remarque, sur un autre texte cette fois, Auerbach, ne respecte aucune « proportion », aucune règle, aucune logique de progression, et ne fait par exemple aucun récit de la mort de la duchesse de Lorges, qu’il présente simplement comme une conséquence de son singulier comportement, passe de la « santé » à la « dépense », puis revient brutalement à la santé avec plus de précisions, sans crier gare. Il ne remarque pas la grossière répétition de la série : « Elle avait été fort bien avec Mme la Dauphine et dans la plupart de ses confidences. J'étais fort bien avec elle […] »

Autre élément qui traverse ce texte stylistiquement, et que j’avais observé plus spécifiquement dans mon article pour la Licorne : la remontée dans l’écriture d’éclats « conversationnels » venus du passé. Le mélange d’ironie et d’affection avec lequel Saint-Simon décrit son inoubliable amie semble reconstituer le « ton » qui devait être le sien avec la duchesse de Lorges vivante, et les reproches même qu’il lui adresse (elle est « gâtée » par son père, elle est « incapable » « de se retenir sur rien ») continuer une conversation d’autrefois.

À ce sujet, il faut dire que le portrait est comme irrésistiblement « attiré » en fin de parcours par l’évocation des conversations entre Saint-Simon et la fille de Chamillart. Mais en réalité, bien avant de « rapporter » des paroles, Saint-Simon les a laissées envahir sa peinture et la charger d’une délicate émotion. Ce portrait incomparable se termine pourtant comme je l’ai déjà remarqué sur une notation conventionnelle (« Son père et sa mère en furent fort affligés ») annoncée par d’autres détails du même genre (« la meilleure femme du monde », par exemple) comme pour déjouer nos attentes « esthétiques » stéréotypées et nous rappeler que nous n’avons pas affaire à une « fabrication » littéraire mais à une expressivité qui ne se soucie jamais mesquinement d’originalité : il s’agit évidemment d’une langue « sociale » dont des fragments semblent s’être accrochés à la prose en fusion des Mémoires. Saint-Simon, qui n’est aucunement dans une logique d’élaboration littéraire, n’a aucune raison de nous l’épargner.

Pour tenter d’exprimer la singularité de cet inoubliable personnage, Saint-Simon semble éprouver le besoin de le laisser « participer » à l’écriture par sa propre parole vivante. C’est que, pour Saint-Simon, écrire l’histoire, ce n’est pas seulement relater des événements et, comme Dangeau, compilateur de faits secs, rester à la surface de ce qui s’est passé. L’histoire n’est pas non plus pour lui ce discours surplombant et intellectualisé que rêveront Voltaire et sa postérité, mais un immense et émouvant dialogue avec les milliers de morts dont la présence aléatoire, éphémère et infiniment renouvelée envahit l’écriture par des fragments de paroles à demi rêvées.

Étrange bazar de cette écriture de la mémoire. Le « modèle » semble en quelque sorte, dans l’émotion chaotique de la remémoration, imposer sa loi à la langue et la faire plier dans les directions comme aléatoires qu’il lui impose, faisant voler en éclat les catégories et les structures a priori (physique, moral, etc.), de la rhétorique et de la syntaxe. Si on compare ce portrait à la plupart de ceux que pouvaient écrire la plupart des contemporains de Saint-Simon, la manière dont les individualités particulières sont ailleurs comme domestiquées et nivelées par les catégories justifie pleinement l’intuition d’Auerbach et ce qui, dans son analyse, est le plus juste, est l’idée – qu’il ne justifie pas – d’une synthèse « dégagée de l’harmonisation traditionnelle ».

J’ai presque fini sur Saint-Simon. Est-ce en spécialiste que j’ai parlé de ce texte ? Je n’ai pas vraiment eu le temps. Mais si être spécialiste d’une œuvre, c’est approfondir son rapport à cette œuvre jusqu’à lui donner un degré d’intimité avec elle qui a quelque chose d’exceptionnel, j’accepte d’être considéré comme un spécialiste de Saint-Simon, mais cela veut dire que la frontière entre être « amateur » de Saint-Simon et en être "spécialiste" est plus que difficile à cerner, simplement marquée par la reconnaissance par l’institution d’une forme approfondie d’amateurisme ou tout simplement d’amour comme savoir. D’ailleurs, si j’ai consacré des années de ma vie à Saint-Simon, c’est parce que son œuvre m’avait déjà tant apporté que je voulais creuser les raisons de son étonnante force de présence dans ma vie, et il n’y a pas eu un moment où j’ai cessé d’être un amateur – ou amoureux, comme on voudra - de Saint-Simon pour en devenir un « spécialiste » : ce moment n’a même pas existé du tout, heureusement, et une « recherche » qui m’aurait refroidi à son endroit sous prétexte de produire un savoir quantifiable ou mesurable m’apparaîtrait purement et simplement comme une trahison. « la sublime raison ne se soutient que par la même vigueur de l’âme qui fait les grandes passions, et l’on ne sert dignement la philosophie qu’avec le même feu qu’on sent pour une maîtresse. », dit Rousseau. Il aura toujours raison à mes yeux contre tous les néo-positivismes masochistes entretenant une conception additive du savoir.

Ce type de colloque amène forcément à formuler des espèces de crédo critiques, et notamment à se situer par rapport aux tendances dominantes, c'est-à-dire, dans le secteur sur lequel je travaille, un historicisme concevant l’apport de savoir de manière accumulative et déconnectée des affects et des émotions esthétiques ou tout simplement humaines du chercheur. Or chercher pour moi, je suis désolé de formuler une telle banalité qui a souvent été répétée notamment depuis sa formulation héroïque par Nietzsche dans la seconde de ses Considérations inactuelles, ce n’est pas ajouter du savoir sur du savoir, ce n’est pas empiler des connaissances, qui, conçues dans une telle logique additive, ne peuvent que satisfaire la gloutonnerie quantitative de l’institution, flatter les classements genre Shanghai qui sont les ennemis impitoyables de toute pensée, et, en ce qui concerne les études littéraires, achever de les éloigner d’un public qui ne comprend depuis trop longtemps plus en quoi elles peuvent le concerner. Pour moi, la recherche en littérature, tout mysticisme blanchotien mis à part, ne saurait cependant être qu’une confrontation du chercheur à quelque chose d’essentiel pour sa vie que l’œuvre exprime et interroge. Il y a donc, dans l’expérience que j’ai de ce que nous appelons la « recherche », un lien étroit entre mon rapport initial à Saint-Simon, qui était celui d’un amateur et d’un amoureux de son œuvre, et ma recherche ultérieure sur lui. Je dois dire enfin que je me reconnais bien davantage dans les critiques, s’ils existent encore, qui ruissellent de passion pour leur auteur, même s’ils donnent parfois l’impression désagréable d’en faire leur propriété privée, que dans ceux qui se vantent du caractère dépassionné de leur approche et d’une production objective de savoir historique ou théorique. Si une œuvre du passé écrite par un vieux duc et pair d’Ancien Régime réactionnaire et passéiste, paranoïaque et grincheux, est capable de m’émouvoir, de me « concerner » comme disent certains d’entre vous comme Lise Forment, et de le faire à ce degré d’intensité, j’ai besoin de comprendre pourquoi, et le point central de ma recherche n’est pas ailleurs que dans l’explicitation du sens de ce rapport. Enfin, les études littéraires sans passion pour les textes sont pour moi quelque chose de totalement incompréhensible et même d’effrayant. Être spécialiste, c’est donc pour moi un savoir dont la nécessité est suscitée par l’œuvre elle-même, et par la manière dont elle investit notre vie.

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Du plus loin qu’il m’en souvienne – sans doute dès avant ma naissance – il y eut chez mes parents une gravure d’un goût détestable représentant l’épisode bien connu du « Lion amoureux » : à l’orée d’une espèce de grotte ou de caverne, une femme nue, aux cheveux relevés en chignon vers le haut de la tête, est assise et se penche amoureusement vers un énorme lion à l’air complètement abruti. Ce qui me frappe dans cette gravure, c’est beaucoup moins le danger d’être déchirée que court la femme, que la bêtise du lion, gros mâle qui se laisse berner. J’y vois aussi une marque du mauvais goût de mon père.

On m’a raconté qu’un homme que j’ai connu, et qui s’est suicidé, se rappelait avoir conçu, dès sa première enfance, une haine irrémissible à l’égard de son père, du jour qu’il l’avait entendu péter. L’hostilité que j’ai contre le mien vient surtout de son aspect physique inélégant, de sa vulgarité bonasse et de l’absence totale de goût qu’il avait en matière artistique. Possédant une voix de ténor agréable, il chantait des romances de Massenet, et cette sensualité bébête m’exaspérait. Je n’ai jamais eu l’idée qu’il pût se passer quelque chose de vraiment érotique entre ma mère et lui. Jugeant stupide son métier de boursier (et je pense aujourd’hui que ce mépris qu’il avait de sa profession fut un des beaux côtés de son caractère) il avait rêvé pour ses deux fils aînés de carrières artistiques : le premier devait être décorateur, le second violoniste ; quant à moi, l’on me destinait à Polytechnique... Pauvre homme ! La destinée l’a bien trompé : à l’heure actuelle, mes frères aînés sont tous deux boursiers et il n’y a guère que moi qu’on puisse, si l’on y tient, considérer comme un « artiste ».

Michel Leiris, L’Âge d’homme (1939)

Je dois dire à son sujet que non seulement je ne suis pas « XXe-iste », encore moins spécialiste de Leiris, mais que je n’ai cherché ni à relire L’Âge d’homme, très longtemps après la seule lecture que j’en ai fait, il y a une trentaine d’années, ni cherché à lire quoi que ce soit sur Leiris, pour jouer le jeu de la « non spécialité » absolue et assumée. J’ajouterai par honnêteté que si je n’ai pas relu ce « classique » de la littérature du XXe siècle depuis si longtemps, c’est que j’avais autrefois catalogué Leiris parmi les écrivains que je n’aimais pas, et que rien ne m’a amené depuis à remettre en question ce jugement. C’est un pur hasard, et il n’a manqué sans doute dans mon parcours que de rencontrer un fervent admirateur de Leiris qui m’en parle avec enthousiasme : si ce cas s’était rencontré, je lui aurais sans doute redonné sa chance.

Il est évident que je ne peux pas donner ce statut de deuxième chance décisive à la lecture que j’ai faite pour ce colloque : le texte est trop court pour me permette de « réhabiliter » à mes propres yeux Leiris ou de confirmer que j’ai eu raison de rester éloigné de lui. Peut-être les échanges d’aujourd’hui me donneront-ils envie d’en relire un peu. Peut-être au contraire confirmeront-ils mon vieux sentiment d’un écrivain surestimé, narcissique à un degré insupportable, agaçant pour ne pas dire déplaisant. C’est du moins ce genre de représentations de son œuvre qui m’ont durablement éloigné de lui. On verra bien. Mais la lecture attentive que j’ai faite de ce texte à l’invitation des organisateurs a tout de même plutôt réactivé ma vieille attitude vis-à-vis de Leiris qu’autre chose, et je ne pourrai pas complètement le dissimuler.

Je m’excuse d’ailleurs du caractère presque purement psychologique de beaucoup de remarques que je vais faire sur cet extrait de L’Âge d’homme, mais je ne suis pas parti avec l’idée de faire une « explication de texte » de concours, ni avec aucune autre idée précise d’ailleurs : on me demandait de parler de ce texte en tant que « non spécialiste », et cela laisse la possibilité d’en parler comme au café aussi bien que comme à l’université, par exemple quand on prépare à l’explication de texte hors-programme où l’on commente toutes sortes de textes dont on n’est pas spécialiste du tout, cadre de travail où on retrouve d’ailleurs le plaisir rafraichissant et inestimable d’être un « généraliste ». Entre ces deux voies, j’ai préféré la liberté du café à la technicité de l’exercice scolaire. Et ce, d’autant plus que ce colloque semble fâché avec l’explication de texte puisque « sortir de l’explication de texte » donne son titre à un moment quotidien et apparaît un de ses enjeux. Poser la question « Comment sort-on de l’explication de texte », c’est en effet, me semble-t-il, considérer comme une évidence le fait qu’on doit en sortir, point pourtant sur lequel il faut faire à mon avis très attention. Mais ce n’est pas le moment de discuter de ça.

Revenons au texte de Leiris, dont on voit que je ne suis pas pressé de le commenter car, je l’avoue (est-ce une remontée de mes vieux préjugés sans doute très peu fondés contre cet écrivain ?), il ne m’a pas donné l’impression de beaucoup me concerner. Pour préparer cette prise de parole, j’ai retrouvé un peu d’une anxiété très scolaire, quand on est obligé de parler de certains textes sans avoir choisi de le faire, mais en même temps avec cet élément d’étrangeté supplémentaire de n’avoir aucune indication sur le « comment » et aucune méthode préconisée. Parler d’un texte sans en être spécialiste, c’est quelque chose qu’on fait tous les jours quand on aime la littérature, mais intervenir sur un texte en tant que « non spécialiste » dans un colloque, c’est tout de même une drôle de consigne ! Mais venons-en vraiment et pour de bon au texte.

D’abord, j’ai été gêné par une ambigüité temporelle : le premier paragraphe présente la gravure comme liée aux souvenirs les plus anciens de l’écrivain, et le second l’associe à un présent d’énonciation (« ce qui me frappe ») qui donne l’impression que l’auteur a la gravure sous les yeux au moment où il écrit. C’est sans doute la précision du souvenir qui permet cette espèce de syncope temporelle, mais, et j’ai du mal à expliquer pourquoi, ça m’a un peu dérangé à la lecture, comme une sorte de tricherie. D’ailleurs, si la gravure est d’un « goût détestable », ce jugement n’a certainement été ni pensé ni formulé par le petit enfant : on a l’impression que Leiris veut associer l’ancienneté de la présence de cette image dans sa vie, et même avant sa vie, et une sorte de jugement originel de l’écrivain sur son père, qui me laisse un peu perplexe. C’est comme s’il avait « toujours » trouvé mauvais goût cette image, et son père avec. Ce qui est évidemment faux. Bref, il suffit de quelques lignes pour que le texte suscite ma méfiance et l’impression que l’écrivain cherche à me manipuler pour mieux régler ses comptes. Je me sens l’invité forcé d’un conflit qui ne me concerne pas.

Ensuite, une autre ambigüité qui me dérange un peu dans le texte, c’est que Leiris associe un jugement sur le mauvais goût de son père en matière d’art et une sorte d’insinuation permanente à son endroit de déficit de virilité. C’est d’abord évident avec le tableau : dans cette histoire, le père est présent à la fois dans le choix du tableau par son mauvais goût et dans le tableau comme double du lion berné et en réalité dominé, et les deux éléments sont profondément liés sans aucune explication, comme une sorte d’évidence. C’est encore plus frappant dans le passage sur Massenet, autre signe de mauvais goût pour Leiris, aussitôt associé à ce qu’il appelle une « sensualité bébête » – j’avoue que cette expression m’agace par son espèce de naturel factice – qui dévirilise sournoisement l’image du père, ce qui est immédiatement confirmé par le manque d’érotisme dans le rapport à la mère qui lui est reproché juste après. La rivalité sexuelle entre le père et le fils saute aux yeux, et le « bon goût » que le fils s’attribue implicitement – il faut penser avoir bon goût pour parler du mauvais goût des autres – est implicitement pensé comme une supériorité sur le père qui engage aussi son identité sexuelle. Le texte est donc un règlement de compte de l’écrivain avec son père sur fond d’Œdipe assez grossièrement transparent, et ici encore je me demanderai en forme de plaisanterie ce que je viens faire dans cette galère : Leiris confondrait-il son lecteur avec son psychanalyste ? Je sais bien qu’il a écrit L’Âge d’homme comme prolongement d’une psychanalyse, mais j’ai un peu de mal à jouer le jeu. Je refuse la place qu’on cherche à me donner.

Cela m’amène à faire la réflexion suivante : je ne lis pas en réalité ce texte, pas plus que celui de Saint-Simon d’ailleurs, mais pour des raisons tout à fait différentes, comme un texte littéraire : je le lis plutôt comme une espèce de confession directe avec toutes les ruses et les petits aménagements retors des confessions de ce genre, et mon jugement esthétique est en quelque sorte neutralisé par l’envie de juger, non le texte, mais son auteur, même pas comme écrivain, juste comme homme : sur ce plan, Leiris suscite en moi une sorte d’hostilité, presque d’aversion, assez immédiate et spontanée, puisque ces quelques lignes suffisent à la stimuler, et quelque chose résiste chez moi au déplacement de l’évaluation sur un autre plan, celui de la lecture de cette page comme création littéraire. S’il y a une chose qui ne me dérange pas dans le texte, c’est donc l’autodérision de Leiris vis-à-vis de son statut d’artiste, dans la dernière phrase : si quelqu’un « tient » à le « considérer comme un "artiste" », j’avoue que ce n’est pas moi, car je ne le lis pas comme tel.

Le troisième paragraphe est particulièrement pénible, et là encore je n’arrive pas à « jouir » de cette « pénibilité » en la déplaçant sur le terrain d’une mise en scène littéraire et d’une relation esthétique : l’équivalence instaurée entre Leiris et un homme qui, d’une part s’est suicidé, d’autre part a fondé la haine de son père sur un pet, suggère, du moins je l’espère, un peu d’ironie de l’écrivain sur son propre compte. Mais d’un autre côté, le flou qui entoure cette figure est plus que suspect, du côté de la source (le « on ») comme du côté du lien de Leiris avec cet homme qu’il est censé avoir connu. Et comme ces éléments sont les seuls qui nous soient fournis, ce qui en résulte est une équation officieuse du genre : « il s’est suicidé car son père a pété ». On a l’impression que Leiris invente cette figure comme projection caricaturée de lui-même, et la « vulgarité bonasse » et l’absence de goût du père sont si évidemment des « pets culturels », si je puis dire, que cette impression est encore renforcée. Naturellement je me suis interdit d’aller vérifier si l’homme au pet paternel a réellement existé, et laisse le « spécialiste » nous en informer éventuellement, si l’information existe quelque part vu le peu d’indices fournis. Mais si j’analyse mes réactions à la lecture, elles se cantonnent encore une fois au plan de la psychologie la plus sommaire : les attaques de son père par Leiris m’indisposent, et j’ai au fond envie de défendre ce père attaqué, et notamment de retourner contre le fils la « vulgarité » dont il est accusé : j’ai donc une tendance irrépressible à trouver vulgaire le fait de parler de « sensualité bébête » ou de « vulgarité bonasse » (qu’est-ce qu’une vulgarité bonasse, d’ailleurs ?), à trouver vulgaire de feindre de s’apitoyer sur le « pauvre homme » que fut le père, et que le texte me rend involontairement sympathique, à trouver vulgaire, de vanter de manière ambiguë et sensiblement condescendante une « voix de ténor agréable », comme pour ensevelir son père dans une espèce de monde suranné ontologiquement marqué par une médiocrité absolue (j'aime tellement moi-même, je l'avoue, les voix des grands ténors de l'opéra italien le plus kitsch ! ). Bref, au fil de ma lecture, tout ce que dit Leiris se retourne contre lui, en une franche antipathie sans salvation esthétique et sans même la possibilité de construire à son sujet une ironie bienveillante qui viendrait atténuer mon hostilité. J’ajoute que je trouve peut-être encore plus déplaisant que le reste les passages où Leiris, après avoir utilisé son père comme un punching-ball, s’offre le luxe de lui attribuer quelques rares traits positifs, comme d’avoir eu honte du pragmatisme de son travail.

Je m’aperçois qu’en commentant ce texte j’ai reconstitué les raisons pour lesquelles, autrefois, je ne l’avais pas aimé. Je suis sans doute dans l’erreur, mais à défaut de dire des choses justes, j’essaie de coller d’assez près à ce que je ressens dans la lecture. Je n’en essaie pas moins aussi de comprendre à quoi tient l’importance qu’on accorde, dans l’histoire de l’écriture autobiographique, à Leiris, et je vois bien qu’il pousse plus loin que ses prédécesseurs, à l’exception de Nerval, l’aventure autobiographique comme plongée dans une intériorité presque complètement déconnectée des faits extérieurs et objectifs, qu’il est un des premiers à prendre acte de la révolution psychanalytique dans l’écriture du moi, et qu’il opère une mini-révolution dans l’idée même de ce qu’est le « moi » lorsqu’on tente d’en raconter l’histoire, ce « moi » devenant un labyrinthe plus que le fil conducteur et le centre rassurant du récit. J'ai presque envie de dire : "Et alors"? J’ai presque fini.

Je m’aperçois aussi que je ne cesse d’utiliser le verbe « aimer », « aimer », « pas aimer », j’aime Saint-Simon, je n’aime pas Leiris. C’est tout ce qu’il y a de plus antiscientifique et cela ne dépasse pas, effectivement, la conversation de café où on fait état librement de ses goûts, de ses préférences, et où l’on installe les écrivains dans des hit-parades infantiles et jubilatoires. Mais ce colloque semble inviter à parler de sa pratique, et voici une des constantes de la mienne : le refus obstiné de contourner ou de refouler la dimension affective et émotionnelle de l’acte critique, et la relation humaine qui s’établit dans toute lecture, et notamment dans la lecture d’écrivains qui nous ont tant apporté, entre le lecteur et l’écrivain.

Je vous remercie de m’avoir écouté.