« Littéraires de quoi sommes-nous les "spécialistes" ? »

Première demi-journée

 

Cette intervention de Jeanne Chiron s'inscrit dans la première des sessions de « Comment sort-on de l'explication de texte ? » du colloque « Littéraires, de quoi sommes-nous les "spécialistes" ? » (voir l'argument et la synthèse ici). Comme pour la session à « Géométrie variable », il était demandé aux participants de choisir un texte court, dont ils pouvaient se dire les spécialistes pour l’avoir étudié précisément, et d'en présenter leur analyse. Ces textes ont également été donnés à commenter à des non-spécialistes : chaque texte s'est donc trouvé commenté par un spécialiste (celui qui l’a choisi) et un non-spécialiste, l'exercice formant ainsi des binômes.

D'autre part, les sessions de « Comment sort-on de l'explication de texte ? » concernaient plus spécifiquement des chercheurs en voie de spécialisation (doctorants), ce qui nous a permis de poser des questions de transmission, de mémoire et de choix : qu’est-ce que c’est, pratiquement et subjectivement, « se spécialiser » ?

On peut trouver ici les commentaires de Marot et Louise d'Épinay par André Bayrou.

Nous remercions les différents intervenants du colloque de nous avoir permis de diffuser leur intervention ou d'avoir accepté de nous en donner une version écrite. Il leur a été proposé, dans ce dernier cas, de conserver dans leur texte écrit les caractéristiques orales de leur communication et les textes publiés ici sont donc, dans une mesure variable, à rapprocher d'une transcription de leur intervention orale.

Jeanne Chiron est normalienne agrégée de lettres modernes, et actuellement doctorante sous la direction de Marie-Emmanuelle Plagnol-Diéval à l’Université Paris-Est Créteil. Sa thèse sur les dialogues éducatifs de la seconde moitié du XVIIIe siècle sera soutenue en juillet 2016. Elle a publié des articles sur Leprince de Beaumont, Épinay et Sicard, et a notamment contribué, avec Catriona Seth, à la publication du collectif Marie Leprince de Beaumont. De l’éducation des filles à La Belle et la bête, Paris, Classiques Garnier, 2013.

 

 


Comment sort-on de l'explication de texte ?
 

 

Jeanne Chiron 

19/03/2016

 

 

 

De 00:00 à 15:27 : sur l'épitre de Marot à M. Bouchart

De 15:38 à 28:38 : sur l'extrait des Conversations d'Émilie de Louise d'Épinay

Donne response à mon present affaire,
Docte Docteur. Qui t’a induict à faire
Emprisonner, depuis six jours en ça,
Ung tien amy, qui onc ne t’offensa?
Et vouloir mettre en luy crainte & terreur
D’aigre justice, en disant que l’erreur
Tiens de Luther ? Point ne suis Lutheriste
Ne Zuinglien, & moins Anabatiste :
Je suis de Dieu par son filz Jesuchrist.

Je suis celluy qui ay faict maint escript,
Dont ung seul vers on n’en sçauroit extraire 
Qui à la Loy divine soit contraire.
Je suis celluy qui prends plaisir & peine 
A louer Christ & sa Mere tant pleine 
De grace infuse ; & pour bien l’esprouver, 
On le pourra par mes escriptz trouver.

Brief, celluy suis qui croit, honnore & prise 
La saincte, vraye & catholique Eglise ; 
Aultre doctrine en moy ne veulx bouter ; 
Ma Loy est bonne. Et si ne fault doubter 
Qu’à mon pouvoir ne la prise & exaulse, 
Veu qu’ung Payen prise la sienne faulse. 
Que quiers tu donc, o Docteur catholique ? 
Que quiers tu donc ? As tu aulcune picque 
Encontre moy ? Ou si tu prends saveur 
A me trister desoubz aultruy faveur ?

Je croy que non ; mais quelcque faulx entendre 
T’a faict sur moy telle rigueur estendre. 
Doncques, refrains de ton couraige l’ire. 
Que pleust à Dieu qu’ores tu peusses lire 
Dedans ce corps, de franchise interdict : 
Le cueur verrois aultre qu’on ne t’a dit.

A tant me tais, cher Seigneur nostre Maistre,
Te suppliant à ce coup amy m’estre.
Et si pour moy à raison tu n’es mis,
Fais quelcque chose au moins pour mes amys,
En me rendant par une horsboutée
La liberté, laquelle m’as ostée.

Marot à Monsieur Bouchart, Docteur en Theologie, dans Œuvres complètes, éd. François Rigolot, Paris, GF Flammarion, t. I, 2007, p. 388-389




























Vingtième conversation

La dernière conversation de l’œuvre s’ouvre à la veille des dix ans d’Émilie. Elle y est incitée par sa mère à lancer un « coup d’œil réfléchi sur le passé ». Les conditions de cette éducation particulière sont alors évoquées par le menu, prétextes à la recension des « fautes » de l’éducatrice sous la tutelle explicite d’un « censeur ».

MÈRE – Vous n’ignorez pas quelle importance j’ai toujours attachée, surtout pendant les premières années de l’enfance, aux exercices du corps, ou plutôt à l’exercice et au mouvement habituels, si essentiellement nécessaires au développement des organes et des forces physiques.

ÉMILIE – Je n’ai donc pas assez couru, assez sauté, je ne me suis pas assez tourmentée, je ne vous ai pas assez importunée, à votre avis ? 

MÈRE – Non certes. À la campagne vous faites passablement de l’exercice ; mais en ville, vous savez quelle peine j’éprouve journellement à vous y déterminer. 

ÉMILIE – C’est qu’il n’y a rien de si ennuyeux que de passer et repasser une allée ou un boulevard sans vous. (…) Si vous saviez, Maman, comme c’est triste de se promener, sans causer avec vous !

MÈRE – Vous me rappelez-là un autre de mes torts, c’est de vous avoir laissé prendre trop de goût à nos conversations.

ÉMILIE – Comment, vous nous reprochez nos conversations ?

MÈRE – Je crains qu’elles n’aient contribué à vous accoutumer à trop de réflexion et de tranquillité pour votre âge, et par conséquent nui au projet important de former votre constitution. 

ÉMILIE – Maman, si c’était à recommencer, vous me priveriez du plaisir de causer avec vous !

MÈRE – Du moins, j’y mettrais la condition de ne jamais causer assises. Avec cette loi fondamentale nous pourrions renouveler l’école des Péripatéticiens.

ÉMILIE – Comment dites-vous cela ? Voilà un mot plus long et peut-être aussi ennuyeux que la plus longue promenade sans vous.

MÈRE – L’usage de ces messieurs était de ne jamais converser ou philosopher ensemble, qu’en se promenant dans le Lycée, qui était à peu-près les Tuileries d’Athènes ; et c’est cet illustre exemple que nous aurions dû imiter.

ÉMILIE – Comment les appelez-vous déjà ? 

MÈRE – Péripatéticiens, c’est-à-dire, promeneurs.

ÉMILIE – Pé-ri-pa-té-ti-ciens ! Et vous ne pouvez me faire grâce d’aucune de ces syllabes ? 

MÈRE – D’aucune, que je sache.

ÉMILIE – En ce cas, Maman, je vous en rends deux de plus, car nous sommes, pour le moins, des demipéripatéticiennes : la moitié de nos conversations se sont passées à la promenade. 

Louise d’Épinay, Les Conversations d’Émilie, Paris, Humblot, 1781 [1774], éd. Rosena Davison, Oxford, Voltaire foundation, 1996, p. 400-401

 

 

 

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration