Colloque « Littérature » : où allons-nous ?
3 - 5 octobre 2012

 

 

 Préambule

« Vous avez tous très bien compris qu’en fait, il n’y a pas de corpus non problématique. Lorsqu’on s’inquiète de dislocation, on s’aperçoit qu’il y en a partout. Il n’y a pas de corpus qui se compose sans corpus qui se décompose d’une façon ou d’une autre. Il y a cette espèce d’unanimité paradoxale qui nous rassure en surface. Mais, dès qu’on va un peu plus loin, l’inquiétude revient parce que la façon dont tout cela est plastique n’est pas homologue ou assimilable de manière sûre. »

Voici comment François Cornilliat, lors du débat, résumait les courtes communications de la troisième session du colloque, où intervenaient Bill Burgwinkle, Nathalie Dauvois, Florence Dumora et Nick White. François Cornilliat insistait alors, dans le sillage de la contribution de Nathalie Dauvois et des interventions de Michel Magnien et de Francis Goyet au cours du débat, sur la différence décisive qui s’établissait entre des corpus de textes destinés à être commentés et des corpus destinés à servir de modèles d’écriture (comme à la Renaissance ou encore au XIXe siècle) : ne faudrait-il pas, aujourd’hui, renouer avec cette dernière perspective, rhétorique au sens pratique du terme ?

Mais qu’il y ait partout de la dislocation n’a pas empêché les points de vue de se rapprocher – et de se pencher sur les rapprochements – les « collocations » (Nathalie Dauvois). Avec l’exemple d’une « Histoire ancienne » écrite au XIIIe siècle, « représentation métaphorique de l’histoire mondiale » (Bill Burgwinkle), la littérature semble surgir là où « l’ordre du discours » contextuel ne l’attend pas – mais où nous l’attendons : là où nous en usons sur le registre de la profanation (Jean-Nicolas Illouz), l’arrachant à la stabilité consacrée, voire sacrée, des textes et de leurs frontières.

La littérarité serait toujours le produit, non d’une quelconque clôture interne, non d’une séparation assurant les limites d’un corpus, mais d’une friction (friction entre des genres littéraires et non-littéraires, entre de la littérature instituée et de l’anti-littérature (Nick White), entre des phrases même, et encore, entre les temps – passé et présent tout particulièrement), d’un hiatus heureux, d’une rencontre et d’une impropriété, selon les termes de Florence Dumora.

 

Après la première et la deuxième session du colloque, la troisième a de la sorte tracé un nous - un nous lui-même profané et plutôt heureux de s'y reconnaître.

H. M.-K.

 

 

 

 

 

Dislocation du corpus ?

Troisième session

 

 

 
 

29/03/2014

 

   

Claire Badiou-Monferran : ouverture de la session

 

Hier, en fin de journée, Oana Panaité s’interrogeait sur notre capacité à nous accorder sur une définition en intension de la littérature et elle nous invitait à recentrer les débats autour de sa ou de ses définitions en extension. Ce sera l’un des enjeux de cette matinée consacrée à la question du corpus littéraire, de sa dislocation temporelle et de ses diverses reconfigurations spatiales notamment, tant du côté de la littérature de langue française avec la question de la littérature francophone, que du côté de la littérature mondiale, mais également des reconfigurations de type disciplinaire. Interviendront successivement Bill Burgwinkle, spécialiste de littérature médiévale à l’Université de Cambridge, Nathalie Dauvois, spécialiste de littérature française du XVIe siècle à l’Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle, Florence Dumora, spécialiste de littérature française du XVIIe siècle à l’Université Paris 7 – Denis Diderot, et Nicholas White, spécialiste de littérature française du XIXe siècle à l’Université de Cambridge. Je vais dire deux mots sur chacun d’entre eux. Bill Burgwinkle est l’auteur de plusieurs ouvrages sur les troubadours, ainsi que sur l’hagiographie, la pornographie et la sodomie dans les textes des XIe, XIIe et XIIIe siècles. Il s’intéresse à la psychanalyse. Il a publié notamment Razos and Troubadour Songs en (Garland, 1990) ; Love for sale: Materialist Readings of the Troubadour Razo Corpus (Garland, 1997) ; et Sodomy, Masculinity and Law in Medieval Literature, 1050-1230 (CUP, 2004). Nathalie Dauvois a travaillé sur la poésie lyrique et sur l’héritage antique à la Renaissance ; elle a écrit Mnémosyne. Ronsard, une poétique de la mémoire, paru chez Champion en 1992, et plusieurs autres ouvrages, notamment, en 2010, La vocation lyrique, la poétique des recueils lyriques à la Renaissance et le modèle des Carmina d’Horace, chez Garnier. Florence Dumora s’intéresse au lien entre les lettres, la peinture et la philosophie de l’âme et des passions. Elle est l’auteur d’une histoire des théories du rêve, qui a donné lieu à une publication en 2005, L’œuvre nocturne. Songe et représentation au XVIIe siècle, chez Champion ; et elle est aussi l’auteur d’un certain nombre de publications portant sur les représentations de l’âme intérieure et sur les relations entre texte et image. Enfin, quant à Nicholas White, il s’intéresse à la représentation des rapports personnels et sociaux, en France, après 1870. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages en anglais, notamment sur la représentation de la crise de la famille dans la fiction française, The Family in Crisis in Late Nineteenth-Century French Fiction, paru en 1999, et, parmi d’autres travaux, son œuvre comprend un certain nombre de monographies en français sur Zola, Maupassant, Anatole France… Je leur cède à présent la parole.

[Les interventions sont suivies d'une discussion]

 

 

Les interventions

 

Bill Burgwinkle

Merci Claire. Merci aussi à Hélène et à François. Je vais faire écho à ce qu’a dit Jacqueline Cerquiglini hier car étant médiéviste, j’ai l’habitude de faire référence à mon sujet de recherches en ajoutant des guillemets autour du mot « littérature ». Pourquoi ? Parce que certains n’admettent pas qu’il y ait eu de littérature au moyen âge ; d’autres nient la différence entre le statut de l’histoire et de la fiction au XIIIe siècle, et d’autres encore prétendent qu’il manquait à l’homme médiéval la capacité d’imaginer un autre monde, un sort autre que celui esquissé pour lui par l’Eglise. Or, quand on s’interroge sur la dislocation de la catégorie de la littérature ou de sa recomposition dans un monde bouleversé par internet, youtube et l’auto-édition, je vote plutôt pour sa recomposition, suivant les préceptes « fin de XXe siècle » d’Umberto Eco [1]. Selon Eco, le monde postmoderne ressemble de plus en plus au monde médiéval (c’est-à-dire à un modèle moderne de ce monde) de par un certain nombre de similarités esthétiques et épistémologiques entre les deux périodes : un retour à l’oralité et la dissémination des connaissances à travers des moyens non-écrits (c’est à dire, un rejet de l’auteur en faveur d’un discours plutôt impersonnel) ; un refus des grandes narrations explicatives de l’histoire en faveur des reportages localisés (qui correspondrait à une forme de nostalgie du « on-dit ») ; le précepte que le monde ne fait que se reformuler, d’une époque à l’autre, selon des trames déjà vues et vécues (une idée qui a des liens avec les notions de circularité et de ritournelle) ; le fait que l’identité nationale est de plus en plus écrasée par l’identité religieuse ou du moins une appartenance à une tradition culturelle qui dépasse le mythe moderne du citoyen d’un état laïc profitant d’une égalité absolue devant l’Etat et ses lois ; et finalement la disparition de la différence entre l’œuvre d’art et la machine, l’artiste et l’artisan.

Parler de la notion de ce qu’on appelle, dans le monde anglo-saxon, « neo-medievalism » n’est pas facile pour moi : comme Bruce Holsinger, je me méfie de l’appel à un retour au monde médiéval comme s’il s’agissait d’un rebond des nationalismes vers un monde néo-féodal qui ne fait que cacher un réseau de multi-nationales [2]. Il y a cependant des parallèles à dessiner : que font les cultures au moment de la déstabilisation des pouvoirs ? Ou elles inventent de nouvelles histoires, tout en les appelant traditionnelles, pour justifier un nouvel ordre, ou elles se recroquevillent sur elles-mêmes en célébrant le trépas d’un régime suffoquant et la renaissance d’un monde nouveau. Dans tous les cas, elles se replient sur des textes littéraires, l’histoire racontée en tant que littérature, la recherche des valeurs et des traditions incorporées dans des histoires de héros légendaires. Si cela correspond dans certains cas à des inventions de mythes, ainsi soit-il. Comme Hélène Merlin-Kajman l’a affirmé dans un de ses exergues sur le site Transitions, en parlant de la ritournelle : ce qui distingue la littérature du mythe est son ouverture, l’impossibilité de la clôturer ou de la limiter selon des critères stables.

De ce point de vue, un texte du XIIIe, le premier « manuel d’histoire », ou encyclopédie, écrit(e) en prose française,pourrait nous offrir un champ d’investigation. Le texte en question, l’Histoire ancienne, nous propose une visite guidée de l’histoire du monde, de la Genèse et du monde oriental (Assyrie, Thèbes, Troie) à la fondation de Rome et la conquête de la Gaule par Jules César. Ecrit probablement entre 1208 et 1213 par Wauchier de Denain, auteur aussi d’une Continuation de l’histoire du graal, le manuscrit le plus ancien qui nous est parvenu fut composé à Acre, dans un scriptorium qui se spécialisait dans les textes destinés à l’aristocratie francophone. Marqué surtout par sa longueur (au moins sept livres, pas tous édités), le texte est dédicacé à Roger IV, Châtelain de Lille, fort partisan de la noblesse flamande contre les prétentions de Philippe Auguste et la couronne française. Si c’est de l’histoire qu’il raconte, c’est une histoire déjantée, épisodique et apte à importer en sa trame d’autres textes plus connus qui l’avaient précédé (Le Roman de Troie de Benoît de Sainte-Maure et le Roman de Thèbes, tous les deux du XIIe) ou qui lui étaient contemporains (Le Faits des Romains). Surtout, c’est un texte qui ne parle jamais du monde actuel mais, tout en s’arrêtant en l’an 57 avant JC, il réussit à en dire long sur les modèles de l’héroïsme dont les Flamands s’inspiraient, sur les guerres de conquête bénies par Dieu et la justice, et, bien sûr, l’événement capital de l’époque à laquelle il fut composé, les croisades. L’Histoire ancienne constitue, pour ainsi dire, une représentation métaphorique de l’histoire mondiale, fortement marquée par les préoccupations de l’aristocratie flamande du tout début du treizième siècle et la transition à un mode d’histoire dit « universel » plutôt que régional.

Comme scénario de test, L’Histoire ancienne représente un cas plutôt typique, ou du moins typique depuis la Renaissance. Comme « histoire », les chercheurs du dix-neuvième la décrétaient un texte fautif, inexact, ne valant pas l’effort d’une édition ou d’une étude à fond. Ni histoire, ni littérature, elle paraissait un hybride typique de la paresse des médiévaux – un remaniement de textes anciens sans le respect que ces textes méritaient. Je ne dis pas que c’est entièrement faux comme jugement : tout dépend de ce qu’on veut dire par « ancien », « respect », et « mérite » – mais je voudrais insister quand même pour l’instant sur ses qualités littéraires.

Regardons brièvement une scène plutôt banale mais significative pour vérifier mon assertion. Les forces grecques sont arrivées devant les murs de Thèbes. Les deux filles d’Œdipe, qui sont cloisonnées derrière les barricades, ont nourri entre elles depuis des années une tigresse d’Ethiopie, belle et élégante, qui ne sait rien de la férocité humaine (109, 1s). Capable de colère et de férocité, de par son espèce, elle est en réalité si douce et si paisible, nourrie à la main depuis sa naissance par les deux princesses, que les autres animaux s’approchent sans peur pour flairer « la très grande douceur de sa laine » (p. 64). Il est noté qu’elle circule dans le palais comme un lévrier, un agneau ou tout autre petite bête. Pendant que les Grecs s’assemblent devant les murs, la tigresse arrive à sortir, comme d’habitude, pour jouer dans la prairie et elle est remarquée par des soldats en train d’abreuver leurs chevaux. Apeurés, ils foncent sur elle mais elle ne sait même pas fuir l’assaut. Elle est tuée, première victime de l’attaque et la plus innocente du mal. Aimé Petit, en évaluant la valeur de ce texte, exceptionnel à tous les égards aux yeux des spécialistes sinon à ceux du grand public, a noté que cette tigresse ne jouait pas un rôle aussi important dans toutes les versions de l’histoire ni dans tous les manuscrits [3]. Dans certains manuscrits on appelle cet animal « une guivre » (S 4604, C 4511) et le mot « tigre » est utilisé en un autre manuscrit (A 5745). De plus, l’auteur de notre texte corrige l’exemplaire qu’il utilisait comme point de référence en disant que les anciens embellissaient trop leurs œuvres et que lui-même nous racontera la vraie histoire.  Curieux, en ce cas-là, cette tigresse victime, dans un très beau passage, considérablement plus développé que dans d’autres exemplaires du texte et éminemment touchant, évocateur, et littéraire. Pour terminer cette intervention avec une dernière référence à Hélène Merlin-Kajman : « il arrive souvent que les “champs sociaux” se figent autour d’un pôle : le départ, et c’est la Conquête de l’Ouest ; le retour, et c’est la Terre Sainte ; le séjour, et ce sont les Nations. Rappeler le trait transitionnel de la littérature et le tremblé du langage, ce serait empêcher que les seuils ne se figent en schèmes mythiques ». L’Histoire ancienne réunit ces trois pôles en un : la conquête de l’ouest par les héros de l’antiquité, la Terre Sainte, ici représentée par l’empire byzantin, cible des croisades autant que Jérusalem, et la ou les nations : les duchés et comtés flamands et français face à l’ambition démesurée de la couronne française. Elle arrive à réunir un semblant d’histoire avec un portrait courtois et poétique de l’héroïsme face à la sauvagerie et l’avidité. Cette tigresse, n’est-elle pas la figure même de la métaphoricité et de la poésie - enjouée, dénaturée, étrangement séductrice, autour de laquelle s’établit la structure de la narration, bien décidée à établir son statut double d’historicité apte à être retenu à travers la beauté et l’engagement affectif ?

 

Nathalie Dauvois : « Historicité du corpus : De la valeur et de l’usage »

La question de la définition d’un corpus littéraire, concernant la littérature d’ancien régime et plus précisément, pour ce qui nous intéresse ici, la littérature de la Renaissance, semble, à condition d’être envisagée d’un point de vue rétrospectif, évidente, puisque le travail de canonisation a été accompli. Même si notre mission d’enseignant-chercheur consiste aussi à faire découvrir aux étudiants qu’il existe d’autres auteurs que ceux qui figurent dans les éditions disponibles en livre de poche, les programmes des premiers cycles universitaires s’y cantonnent plus ou moins par force, circonscrivant généralement ce corpus à quelques auteurs, Rabelais, Du Bellay, Ronsard et Montaigne, et à l'occasion, Marot et Aubigné. Mais dès lors qu’on s’interroge sur la constitution et la conscience d’un corpus de ce type à l’époque concernée, l’évidence disparaît. Une certaine porosité des frontières notamment entre rhétorique et poétique, un primat des enjeux linguistiques, éthiques et politiques contribuent à déstabiliser, concernant la période antérieure à l’invention de la notion même de littérature, les critères et les catégories (par exemple génériques) habituels à notre modernité. La canonisation est, par nature, plus ou moins nécessairement rétrospective, mais les critères en ont évolué. S'il existe, dès l’Antiquité, dans les manuels scolaires, ou leurs équivalents, un continent stable d’auteurs canoniques, ils sont choisis et classés pour leur valeur d’usage. C’est précisément là que se laissent peut-être le mieux appréhender et distinguer les régimes propres à chaque période.

Imitation et invention : exercitation et appropriation

La littérature critique consacrée aux textes d'ancien régime s’intéresse de près depuis quelques décennies aux méthodes scolaires, elle est même devenue en partie une histoire de ces méthodes : des rationes studii aux commentaires, qui sont la plupart du temps la transcription de cours dispensés sur les auteurs, et aux recueils de lieux communs [4]. L’ensemble de ces textes s’appuie sur un corpus : pour la Renaissance, essentiellement, les grands auteurs latins, pour l’Italie, assez vite, Dante et Pétrarque qui sont étudiés, commentés à l’égal des antiques. Or dès l’Antiquité et jusqu’aux XVIIe et XVIIIe siècles pour l'essentiel, les auteurs classiques, i.e. étudiés en classe, n’étaient canoniques qu'en tant qu'ils étaient d’exercice. Ils ne relevaient pas systématiquement à ce titre de ce que nous appelons littérature. La prose latine de Cicéron était prioritairement étudiée parce qu’elle représentait tous les styles – haut, moyen, bas, attique, asian – et tous les types de discours — judiciaire, délibératif, épidictique mais aussi monologique ou dialogique, épistolaire ou philosophique, etc. des Familiares aux Tusculanes ou au De Officiis en passant par le Pro Archia et les Verrines – que l'on pouvait pratiquer, qui pouvaient donner matière à exercice, à s’exercer. Plus un auteur était récapitulatif [5], contenait tous les autres, plus son œuvre comprenait toutes les autres, plus il était central dans l’enseignement, plus il offrait une matière adéquate à s’exercer puisqu’il s’agissait, en lisant Cicéron (ou Tite-Live), d’apprendre à écrire et à parler en toutes circonstances. Ensuite chacun en faisait ce qu'il voulait. Ce sont les travaux d'Hercule de l'équipe RARE [6] d'exhumer cet immense continent de l'exercitatio rhétorique qui servait à former hommes de loi, serviteurs de l’état aussi bien qu’écrivains, comme Marc Fumaroli l’a montré par exemple à propos de Corneille [7]. Les débats portent principalement sur la question de l’unité ou de la pluralité des modèles [8] et sur les critères linguistiques de choix de ces modèles, latins, italiens, français, allogène ou non, anciens ou récents [9], etc. l'essentiel étant leur valeur dynamique.

Le statut de Virgile en poésie est comparable à celui de Cicéron en prose, il est même jugé supérieur à ce dernier par l’extraordinaire variété de son éloquence. Il est par excellence, selon Macrobe dans les Saturnales [10], l’auteur qui subsume tous les autres, qui représente tous les styles [11]. Virgile est aussi le plus grand des orateurs car son œuvre présente tous les types de discours, dans toutes les circonstances : de Junon en colère, de Didon trahie, d'Enée au milieu de la tempête, tout comme de Mélibée mélancolique, ou d’Orphée éploré, etc. Il offre, sur ce versant si varié, si rempli de possibles, de la fiction et du mythe [12], autant de cas possibles de discours [13]. Quand Etienne Pasquier, dans le livre VII de ses Recherches de la France (une des premières histoires de la littérature française [14]), veut louer Ronsard, il en fait de même un auteur récapitulatif, de tous les styles mais aussi de tous les sujets et de tous les auteurs, le définissant ainsi à son tour, dans cette chaîne et ce comble, d’ores et déjà comme un classique : « Mais sur tout on ne peut assez haut loüer la memoire du grand Ronsard. [...] Davantage Petrarque n’écrivit qu’en un sujet, et cettuy en une infinité. Il a en nostre langue representé uns Homere, Pindare, Theocrite, Virgile, Catulle, Horace, Petrarque, et par mesme moyen diversifié son style en autant de manieres qu’il luy a pleu, or d’un ton haut, ores moyen, ores bas » [15]. Cette œuvre totale est à elle seule corpus de la littérature ancienne et moderne. Ronsard, qui a pris soin tout au long de sa carrière, d’édifier ses œuvres complètes et de les ordonner selon ces modèles [16], s’était de son côté, de son vivant, institué comme auteur total et déjà classique, originel. Aux adversaires protestants qui s’efforçaient de remettre en question sa primauté il avait superbement répondu : « Vous estes tous yssus de la grandeur de moi […] Vous estes mes ruisseaux, je suis vostre fontaine. » (Responce aux injures, v. 1037, 1039), réponse non seulement de circonstance [17] mais définitoire.

Ces auteurs offrent donc un matériau si divers qu’il est quasi universel, des matrices de développements extrêmement variés, réinvestissables de manière souple. Ce qui ne va pas d’ailleurs sans décalage parfois au regard d’un lecteur moderne, toujours épris de modèles génériques. Si Virgile est le modèle universel, on l’imitera en tout genre plutôt qu’en genre héroïque. Si les odes d’Horace connaissent un grand succès théorique (quelle variété, quel aptum, quelle adaptation à tant de circonstances, destinataires, sujets, moments, lieux !) c’est dans le moule formel de l’épigramme, tellement plus facile à manier (si l'on reste dans le domaine d'exercice latin bien sûr) que sera souvent appliqué son modèle, d’où la nature des recueils néolatins. La variété et la plasticité nous semblent constituer des critères essentiels du « canonique », ou de ce que l'on continuera à appeler ainsi faute de mieux, de l'œuvre estampillée durablement comme modèle par l'institution scolaire et par la pratique des auteurs. L’Art poétique d’Horace est un des textes théoriques qui en définit le mieux le principe. Un de ses passages-clés (v. 114 et s. Intererit multum Dauusne loquatur an heros/ Maturusne senex an adhuc florente juventa/ Feruidus [18]) – injonction à la variété et à la variabilité en fonction de multiples critères – sert au Moyen Age de règle pour écrire des éloges de vieillards, de jeunes gens, de dames [19], etc. et au XVIe ou XVIIe siècle de base pour camper des personnages de théâtre ou de roman [20]. Ce corpus d'auteurs ou de textes à étudier vaut pour cette aptitude à susciter des discours de types, genres, formes et usages différents. Le corpus de référence, le corpus enseigné est un corpus d’œuvres riches de leur diversité et imitables à loisir, selon un principe non de conformité mais de diversité, de diversification.

Cette continuité des pratiques scolaires et des pratiques littéraires est caractéristique de l’ancien régime. La particularité respective des œuvres, par exemple de Du Bellay et Ronsard, mais aussi Baif, Tyard ou Peletier, et l’évolution de chacune de leurs œuvres tiendraient à cette réinvention à la fois commune et spécifique, à cette exploration et à cette exploitation de la variété de leurs modèles et de la variation à partir d’eux.

Lire et écrire

Le sentiment de perte d'un corpus cohérent, l'effet de dislocation du corpus vient donc peut-être surtout des transformations des méthodes scolaires et de la coupure progressive entre les deux mondes de l’école et de la création littéraire, et par là-même de la lecture et de l’écriture. Michel Charles oppose la culture scolastique du commentaire qui s’occupe surtout d’interprétation à la culture rhétorique de l’imitation qui s’occupe surtout d’écriture. Il voit dans la promotion de l’explication de texte par Lanson le retour à une critique du commentaire [21]. Il faut peut-être surtout noter une coupure de plus en plus nette entre théorie et pratique, lecture et écriture. Le commentaire était sous l’ancien régime prolégomène à l’exercitatio, cela est sensible déjà en France par exemple dès le commentaire de Mathieu de Vendôme à l’art poétique d’Horace, qui donne des exemples d’exercice, de développements possibles à partir d’une méthode [22]. Les années soixante, années structuralistes, ont vu le retour à une méthode d'analyse de la généricité d'un texte paradoxalement couplée à une absence de mise en pratique.

De là proviendrait, sur le versant critique, une croissance exponentielle de la méthode d'exploration de cette généricité (narrative ou discursive) des textes qui tournerait en quelque sorte à vide. De là aurait dérivé l’approche technique de la littérature au lycée : de tout texte littéraire comme un texte (peu importe l’auteur) qu’il conviendrait d’analyser dans ses rouages, dans cette mécanique des études du discours argumentatif et du texte narratif. Tout texte est un discours ou un récit, un discours argumentatif ou un récit fictif ou historique. Et finalement via une version abâtardie de la rhétorique et via la narratologie (que l’on peut considérer aussi, en caricaturant légèrement les choses, comme une version abâtardie de la poétique), tout est littérature, ou plus rien ne l'est, tout est discours publicitaire et storytelling, tout peut s’analyser à travers les mêmes grilles. Certes l’OULIPO, Jacques Jouet et ses poèmes de métro ou les ateliers de création littéraire peuvent apparaître à première vue comme des avatars des pratiques anciennes, mais l’écriture y est coupée de la lecture [23], et la contrainte ou la consigne s’y voient substituées à la vigueur dynamique et incarnée des modèles. C’est ce que pointe le choix du concept de création littéraire en concurrence avec celui d’invention.

Au panthéon de la littérature d’ancien régime, les grandes œuvres seraient donc celles qui en engendrent différentiellement d’autres. Pétrarque ou Ronsard. Mais ne peut-on en dire autant de Baudelaire ? Il est peut-être en effet, au-delà des clivages séculaires, d’autres façons d’envisager la question si l’on s’intéresse au domaine particulier de la poésie.

De la dislocation à la collocation ?

La poésie (lyrique) a un statut particulier dans la mesure où elle échappe à cette réduction à son fonctionnement (puisqu’elle n’est ni narrative, ni « argumentative ») [24] – son commentaire embarrasse d’ailleurs aujourd’hui souvent l’étudiant, une fois terminé, en bonne rhétorique restreinte, le relevé des figures de style — et garde un enjeu et une forme spécifiques : non pas le vers mais l’insularité, la parole en archipel, texte détaché sur le blanc de la page, fragmenté, non linéaire, écriture moins de la présence peut-être que de la distance, du recul, de la différence, et à visée dorénavant moins rhétorique, éloge, blâme ou conseil, déploration ou consolation, que philosophico-phénoménologique.

C’est à la fois toute la différence et toute la ressemblance qui existe par exemple, comme l’a souligné Jerry Nash, entre Scève et Mallarmé [25]. Scève parle sa langue dans une langue d’obédience explicitement pétrarquienne. L’un et l’autre poète ne se caractérisent pas moins par cette même recherche ou façon de parler sa propre langue. Dans La Parole de poésie, Suzanne Allaire, analysant la poésie contemporaine de Jacottet ou de Guillevic, qu’elle qualifie de « poètes du dedans », définit ainsi la parole de poésie comme une parole en lutte permanente « contre l’inertie de la langue » [26]. Scève, dont la Delie croît à l’ombre de Pétrarque, dans cette culture du modèle dynamique, serait en ce sens, leur frère en poésie, poète lui aussi « du dedans » comme vient de le montrer E. Buron [27], qui réinvente le langage et les signes, efface toutes les images, en cherchant à décrire l’en soi, pas l’acte créateur — cette réflexivité, ce narcissisme scripteur ne l’intéressant pas. Il s’agit dans Delie d’une enquête ontologique, sur soi comme homme, individu quelconque « renouvelé », exacerbé, bouleversé par l’expérience amoureuse, dans l’incandescence d’une expérience écrite, décrite, déroulée, poème après poème, chaque poème étant en même temps une île détachable, une expérience en soi.

La poésie aurait cette vertu, cette aptitude à détacher, par le blanc, par le saut que suppose cette économie de la parole. Expérience inouïe et ascétique, mais expérience pratique. La poésie moderne ou ancienne se donne à lire et à pratiquer également comme expérience, propose une démarche à comprendre, chez Scève, comme chez Jaccottet ou Guillevic. Elle est une pratique d’appropriation de la langue par quelqu’un qui « s’y signifie » [Ndlr : se référer not. à l'intervention de J.-N. Illouz lors de la deuxième session]. Mais là est peut-être aussi la limite de la démonstration, cette singularité rend précisément l’expérience inimitable (Scève n’est pas Ronsard), ou du moins exige tant de son lecteur que la lecture ne saurait plus conduire évidemment à l’écriture, devient en soi une expérience suffisante, définissant ainsi de nouveaux critères, une nouvelle frontière ou barrière entre lecture et écriture, mais aussi une autre façon, où se rejoue autrement le rapport du collectif et du singulier, d’élire un corpus d’auteurs, et peut-être de repenser l’ensemble de l’expérience littéraire à partir de celle de la poésie.

 

 Florence Dumora

Quand Hélène Merlin-Kajman et François Cornilliat m’ont proposé d’intervenir dans la matinée intitulée « Dislocation du corpus », je suppose qu’ils m’invitaient à exposer une façon de faire, et non à réfléchir à la non-collocation de la « littérature » avant le tournant du XIXe siècle, abordée lors de la première session, ni à cette dislocation récente de la littérature incriminée lors de débats sur le classement éditorial, sous ce nom, d’une anthologie de criminels de masse. Je comprends donc plutôt par ce titre la dislocation délibérée ou impénitente par un(e) littéraire de son corpus d’étude, à chaque nouvelle collecte de matériau. Elle caractérise de nombreux travaux, mais il est trop malaisé de théoriser sa propre pratique (quand on n’est pas sûr d’être toujours en parfait accord avec elle) pour prétendre parler au nom d’un « nous ».

Mon point de départ est souvent un objet – le rêve, l’émotion, le mensonge, le figuré… – à propos duquel je considère de façon naïve la littérature aussi comme une expérience et un discours sur l’expérience dans ce qu’elle a de vivant. Pour étudier ces objets ou notions, qui ont souvent un nom ou un sens différents au XVIIe siècle et aujourd’hui, j’ai régulièrement éprouvé la nécessité de réunir un ensemble de textes disparates que, devant les institutions qui jugent d’une recherche en fonction notamment de la pertinence d’un corpus, je ne défendrais peut-être pas comme tel : et ce d’autant moins que je m’abstiens de le répartir entre des œuvres à étudier et des documents rassemblés dans ce but.

Cette confrontation est certes une forme de contextualisation, mais qui n’a rien de l’opération historienne dominante – histoire des institutions, repérage de stratégies d’auteurs – dans les études du XVIIe siècle, et ne relève pas non plus de l’histoire littéraire, au sens du rapport à un genre et une tradition déterminés. Le pari de considérer sur le même plan des pratiques discursives de tous ordres était à l’origine une mesure défensive pour éviter deux écueils. Le premier consiste à présupposer, quand on travaille sur les mises en œuvre littéraires (avec l’approximation qu’on a vue) de tel ou tel objet – le mensonge, l’émotion –, qu’on peut s’appuyer pour y réfléchir sur une histoire générale (du mensonge, de l’émotion), qui la plupart du temps n’existe pas : ou qui, pour être valide, devrait intégrer la littérature et ne saurait être envisagée sans elle [28] ; de sorte qu’il vaut mieux étudier à parts égales les discours les plus divers, sous peine de compromettre les analyses textuelles par leur rattachement à une trame grossièrement vraisemblable, présupposée sans examen.

Le second écueil est plus traître, parce qu’il est lié au refus d’élire dans les textes du passé ce qui anticipe, ce qui dit déjà un état actuel de la question considéré comme assuré et stable, stabilité qui n’est évidemment qu’une illusion naturelle tenant au fait que nous sommes dans notre présent. Or la prudence face au péché d’anachronisme et le souci – légitime celui-là – de se garder des simplifications téléologiques peuvent conduire vers l’idée fallacieuse d’un « principe d’immanence » [29] caractérisant chaque époque, principe selon lequel toutes les œuvres manifesteraient leur appartenance à leur temps par une ressemblance, une adhésion ou une adhérence qui ne serait autre que leur historicité : autrement dit la croyance tacite que tout ce qui aurait été écrit en 1637 convergerait dans une certaine mesure, croyance qui non seulement se délite quand on regarde 1637 d’un peu près, mais qui en outre voue à l’aporie toute réflexion sur la singularité comme sur la longue durée des œuvres, et qui, conséquence plus dommageable encore, condamne le sentiment spontané de proximité avec l’une d’elles, susceptible d’advenir à n’importe quel moment de l’histoire, à être systématiquement fondé sur un contresens [30].

Il me semble qu’en deçà de toute doctrine sur ce point (hégélienne, foucaldienne, bourdieusienne, de Zeitgeist, d’habitus, de paradigme, etc.), et d’un simple point de vue empirique, le fait d’étudier conjointement des discours hétérogènes permet de laisser surgir des singularités, qui à la fois découlent du fait et prouvent qu’il n’existe aucune adhérence de ce type, mais bien au contraire des phénomènes d’écarts et de non-congruence en synchronie même. C’est à cette occasion qu’apparaît la possibilité d’être touché immédiatement par un objet qui, quelles que soient les contextualisations auxquelles on l’oblige, quelles que soient les réductions auxquelles on le soumet en quelque sorte professionnellement, par l’élaboration des rapports tissés avec ce qui se faisait ou s’écrivait à l’époque, résiste, et continue à dire quelque chose d’actif [31], d’actuel, qui est une rencontre. Je conserve ce mot un peu lyrique de « rencontre » pour ce qu’il connotait au XVIIe siècle de hasard, de relation, de découverte et d’invention à la fois : une chose qu’on fait toujours apparaître par-delà la distance, un plain-pied qui est après tout le paradoxe temporel des Parnasses ou des Dialogues des morts qu’a imaginés la poésie.

Je donnerai l’exemple concret d’une telle rencontre avec un récit mythologique de Gombauld de 1624, qui m’a semblé énoncer sur l’imaginaire des choses qui ne sont réductibles ni à l’insignifiance de sa circonstance – car il a été conçu et lu comme œuvre de circonstance – ni à une préfiguration de notre contemporanéité – descriptible avec des concepts qui lui seraient étrangers. Etudier ce récit en l’historicisant, l’historiciser en le rapportant à un genre, à une fonction, à des conditions de production et de circulation matérielle, c’est se vouer à le perdre, à ne plus comprendre pourquoi on a eu cette émotion – ou plutôt, pour ne pas escamoter le travail littéraire derrière l’émotion, pourquoi on a eu à la lecture cette impression de compréhension accrue, cet intérêt. C’est l’identifier à un contexte où il finisse par se résorber, sans y voir ce qui n’était pas nécessairement vu, ou même n’avait pas été « mis » dans le roman de 1624, et que je crois pouvoir voir ou sentir de touchant sur le for intérieur. D’où le soulagement d’admettre comme postulat le paradoxe que nul n’est entièrement de son temps : ni l’auteur du passé, ni, grâce à lui, son lecteur présent.

Liée à cette première hétérogénéité du corpus intervient une deuxième forme de dislocation ou de déplacement, celle du chercheur conduit à s’intéresser à des textes de médecine ou de théologie, sans pour autant s’improviser historien ou théologien ou philosophe. Que signifie approcher « en littéraire » un texte non littéraire ? Chacun est-il habilité à le faire – du moins hors des exhortations évasives à l’interdisciplinarité – ou est-ce simplement du braconnage ? Pour ce qui est du XVIIe siècle, on peut étudier le Système de l’âme de Cureau de la Chambre pour des raisons historiques présentées lors de la première session du colloque, à savoir que les limites « du » littéraire n’étant pas encore assurées, la question ne se pose pas de ce cadastre institué après-coup. Mais, outre cette réponse par le fait, on peut penser qu’en droit, contrairement à un philosophe, contrairement à un scientifique, un littéraire est attentif dans n’importe quel discours aux effets de tout ordre, et pas seulement rhétoriques ou esthétiques, de la formulation discursive : la possibilité d’étudier la poétique d’un traité de médecine n’est après tout que la contrepartie de l’approche non-littéraire d’un sonnet ou d’une comédie, à laquelle se livrent utilement les historiens, les philosophes, les sociologues. Si les littéraires ont ce droit réciproque, c’est que leur attention particulière aux effets et à la forme du discours conduit, 3e dislocation, à la possibilité que de telles rencontres adviennent non seulement hors du corpus canonique, mais aussi ailleurs qu’à l’échelle du genre ou même de l’œuvre. Être « littéraire », selon cette légère aberration qui qualifie à la fois le lecteur et le livre, consiste d’abord peut-être à entendre tout à coup une phrase, à être saisi par telle ou telle page, indépendamment d’un tout. C’est à l’échelle de cette phrase ou de cette page qu’a lieu la dis-location qui la transporte jusqu’à nous, et par laquelle on peut définir l’intérêt particulier de traités non seulement périmés pour la science mais qui n’ont même pas la justification d’avoir « fait date » dans l’histoire.

L’attention accordée aux récits ou aux descriptions compris dans ces traités anciens donne lieu à une dislocation qui est à nouveau un parti pris à demi hérétique, puisqu’il s’agit de dissocier certains éléments d’une charpente théorique périmée dont ils sont originellement solidaires. On le fait à partir du moment où on trouve d’une façon ou d’une autre que tel ou tel énoncé touche juste, de cette justesse qui est une des modalités de la rencontre, et qui n’a pas plus à voir avec une valeur intemporelle qu’avec une altérité incommunicable.

D’où la dernière dislocation, qui tient à ce que la réunion éclectique de nos façons d’approcher ces textes du passé a un effet réel sur le corpus de ce que nous appelons en général la littérature du XVIIe siècle : avec cette dernière dislocation on a moins affaire à un champ de ruines qu’à un jeu de lego – augmenté sans cesse de briques supplémentaires ; et j’ai suffisamment de recul pour mesurer qu’ainsi reconfiguré par l’ensemble de nos pratiques, le XVIIe siècle par exemple a effectivement beaucoup changé depuis trente ans.

 

Nicholas White

J’aimerais récapituler les sentiments de mon collègue Bill Burgwinkle en remerciant Mme Merlin-Kajman de cette belle invitation. Effectivement, Bill et moi, nous fournissons – si j’ose le dire – le pain cambridgien pour ce sandwich chronologique qui nous permet – grâce aux interventions de mesdames Dauvois et Dumora – de goûter la première de ces trois réflexions d’aujourd’hui sur les dislocations au cœur des études littéraires contemporaines – c’est-à-dire dislocation de corpus, avant les sessions sur la dislocation des méthodes et la dislocation de la discipline elle-même. Et je ne serai ni le premier (ni le seul sans doute) à considérer le rapport entre la dislocation du corpus et celle des méthodes. Autrement dit, les nouvelles grilles de lecture mettent en lumière un nouvel éventail de textes ; et un processus de décanonisation, ou de recanonisation, exige, n’est-ce pas, les nouveaux modèles d’interprétation. Cette journée sur la (ou les) dislocation(s), se trouvant dans le sandwich de ce colloque, entre les débats d’hier qui tournait naturellement sur la question de ’89 et les conclusions, provisoires sans doute, de demain, je voudrais explorer ce concept-clé de dislocation, en réfléchissant sur certains développements importants dans mon propre domaine, c’est-à-dire les études dix-neuviémistes. Nous apprécions tous, n’est-ce pas, la manière dont Mme Merlin-Kajman et Monsieur Cornilliat ont conjugué dans ce colloque la perspective française et les perspectives anglo-américaines. Ce sera peut-être intéressant pour nos collègues français donc, si j’offre quelques observations sur les développements anglo-américains dans l’étude de la France au XIXe siècle. Bien entendu, il existe de très fortes relations dans le domaine dix-neuviémiste entre les chercheurs français, les chercheurs britanniques (et irlandais), et les chercheurs américains. Mais sur le plan institutionnel l’alliance anglo-américaine est plus qu’évidente, surtout entre NCFS, c’est-à-dire Nineteenth-Century French Studies, la société nord-américaine, et SDN, la société britannique des dix-neuviémistes, alliance évidente à leurs colloques annuels et dans les pages de leurs revues, la nord-américaine s’intitulant « Nineteenth-Century French Studies » (naturellement) et la revue britannique s’intitulant « Dix-Neuf ».

Mes propres recherches portent sur les premières décennies de la Troisième République, et l’argument même de ce colloque que nous avons tous et toutes reçu met en avant la particularité de sa position dans l’histoire non seulement de la littérature, mais de la littérarité:

« Est-ce par un abus de langage depuis longtemps constaté et documenté, ou par habitude, par pesanteur institutionnelles, que l’on continue à parler de “littérature” pour désigner un corpus de textes écrits avant la Révolution française et identifiés anachroniquement comme “littéraires” à partir de la mutation sémantique et institutionnelle du nom et de l’adjectif depuis la fin du XVIIIe siècle ? Est-ce par un autre abus, ou par habitude, que l’on continue à parler de “littérature” au sens hérité de cette mutation, à propos de ce qui s’écrit, se lit, s’enseigne aujourd’hui, fût-ce pour déplorer son détournement, son déclin, son décès, et ceux de la culture dont elle constituerait le cœur ? En supposant que nous soyons en train de sortir d’une conception de la “littérature” qui, pendant deux siècles, servait entre autres choses à coopter des textes antérieurs à son avènement, avons-nous affaire à la dislocation irrémédiable d’un corpus encore appelé “littéraire”, du plus ancien au plus contemporain, ou à sa recomposition, et sous quel nom ? »

Ces deux siècles étant, bien entendu, le XIXe et le XXe. En tant que chercheur sur la littérature de la fin du XIX siècle et de la belle époque, je me trouve donc au centre (de toute façon mathématiquement, c’est-à-dire selon la numérologie de l’histoire qui se divise en siècles). Certainement le développement du système républicain d’enseignement après la guerre de 1870 sous-tend cette institutionnalisation de la littérature. Et si on pense à l’influence de Gustave Lanson, et de son Histoire de la littérature française de 1894, on se souvient de l’importance de cette époque pour la définition moderne de l’histoire littéraire. (D’autres ont écrit récemment de façon persuasive sur son importance, y compris, dans cette salle, Oana Panaïté dans les pages de la revue Dix-Neuf).

Mais cette institutionnalisation est contredite par les diverses avant-gardes de l’époque, surtout dans la déconstruction post-baudelairienne de la beauté. On pense surtout à ce que l’on pourrait nommer la politique de l’assimilation de registres différents, soit dans le genre du roman – y compris bien sûr le Zola de L’Assommoir – soit dans le genre de la poésie, surtout chez Rimbaud. De nos jours, nous ne sommes que trop conscients de la banalité (ainsi que la popularité continue) du maître de Médan – ce libéral qui se veut radical, un réformiste plus qu’un révolutionnaire. Et on ne sait plus si même un roman tel Germinal est un véritable roman socialiste – ou un avertissement aux lecteurs bourgeois : sans la réforme, vous risquez la révolution. Le choc de cette hybridité de registres est encore plus tangible dans le domaine de la poésie. Ce que je voudrais mettre en lumière donc, c’est le rapport intime entre littérature et anti-littérature, qui est un rapport de dépendance, n’est-ce pas, avec tout ce que ce mot de dépendance implique en termes de pharmacodépendance, c’est-à-dire dépendance toxicomaniaque à une substance médicamenteuse ? Non pas le remède dans le mal, mais le mal (je suis tenté de dire « les fleurs du mal ») comme remède, comme pharmakon, comme réécriture, comme contre-normativité avant-garde, c’est-à-dire comme anti-canon. Et bien entendu cette mise en question de la hiérarchie de la littérature du XIXe siècle doit beaucoup, n’est-ce pas, à Jacques Rancière (et on pourrait réfléchir longtemps sans doute sur le rapport entre le postulat de l'égalité des intelligences et la problématisation du concept du canon littéraire). L’argument du colloque nous demande si nous voyons « subsister un rapport, ou s’établir un nouveau rapport, entre leur savoir spécialisé tel qu’il se constitue actuellement, et la manière dont les auteurs dont ils s’occupent peuvent (pourraient) être présentés à, appréciés par des lecteurs contemporains, ou enseignés à des lycéens, c’est-à-dire partagés avec des gens qui ne partagent pas ce savoir, au même titre que des œuvres d’époques différentes ? » Le problème pour le statut critique et universitaire de Zola, ce n’est pas son inaccessibilité, par contre c’est ce que l’on pourrait appeler l’autodémystification de ce populiste populaire.

Bien entendu ma référence à Rimbaud s’inspire de l’article d’Hélène Merlin-Kajman sur Rimbaud, « Ce qui cloche », qui se trouve sur le site web de Transitions et qui crée un dialogue avec le travail important de l’historien Carlo Ginzburg pour mettre en cause la lecture de Rimbaud par Faurisson (surtout sa lecture de ce poème archiconnu « Voyelles »). De fait, le travail de Ginzburg sur l’épistémologie du XIXe siècle a été un facteur important dans le mariage de la cultural history, de l’histoire culturelle, et des études littéraires – surtout son paradigme cynégétique qui se trouve au cœur d’une variété de discours du siècle (criminologiste, et psychanalytique – ou prépsychanalytique – ainsi que littéraire).

Avant le colloque on a attiré notre attention sur la rubrique « La Beauté », et une façon de comprendre la force anti-institutionnelle de Rimbaud et de Zola est d’analyser la qualité de l’anti-sublime qui se trouve dans leurs textes autrement fort dissemblables – soit l’anti-sublime naturaliste, soit l’anti-sublime d’un poème tel « Vénus anadyomène ». Mais l’histoire vingtiémiste du canon dix-neuviémiste, c’est aussi l’histoire de l’absorption de cet anti-sublime qui met en cause les valeurs esthétiques. Mise en cause qui nous invite à réfléchir sur un autre terme clé du projet Transitions. C’est-à-dire le contresens (terme que ma collègue Emma Gilby glosera cet après-midi). Dans un dictionnaire du XIXe siècle on trouverait les définitions suivantes : interprétation contraire à la signification véritable; mauvaise interprétation; sens inverse par ex. « prendre le contresens d’une étoffe », c’est-à-dire brosser une étoffe à rebours comme on caresse un animal à rebours. Cette notion de contresens comme mouvement à rebours s’incarne bien sûr dans le roman de Huysmans de 1884 qui porte effectivement ce nom d’A rebours, marque d’une perversité voulue de la part de l’auteur et son protagoniste des Esseintes, perversité non seulement dans son refus de la société urbaine contemporaine, mais aussi son désir de définir sa propre bibliothèque, c’est-à-dire sa propre littérature. Et ce qui frappe dans le choix de lecture chez des Esseintes, c’est le mariage de l’hypermoderne (Baudelaire, Flaubert, Mallarmé et autres) et d’un patrimoine latiniste et religieux. Pour des Esseintes, la littérature, c’est tout simplement l’écriture créatrice qui vaut la peine d’être relue (et donc gardée dans une bibliothèque). Et cette bibliographie, ce qu’on appelle dans les cours universitaires anglophones une « reading list » est en fait une « re-reading list », un corpus qui s’offre à la relecture qui est l’acte d’interprétation. Définition qui, naturellement, laisse ouverte maintes questions. Souvenons-nous de l’observation de la figure de l’artiste, Paul Vence, dans Le Lys rouge d’Anatole France, publié en 1894, roman préproustien sur la jalousie rétrospective : « Qu’est-ce qu’il en fait, le lecteur, de ma page d’écriture? Une suite de faux sens, de contresens, et de non-sens. Lire, entendre, c’est traduire. Il y a de belles traductions, peut-être ; il n’y en a pas de fidèles. »

Observation qui embaume un certain pessimisme flaubertien sur l’impossibilité de l’acte littéraire. Et Flaubert bien entendu joue un rôle important dans les efforts récents de beaucoup de critiques de privilégier la dislocation (je reviens en guise de conclusion à notre terme-clé d’aujourd’hui) la dislocation de la littérature non simplement après ’89 mais (comme l’argument de ce colloque nous le rappelle) après l’âge romantique, et dans les termes politisés de Roland Barthes, après 1848. Et cette notion barthesienne de la dislocation du contrat littéraire après les désillusions de ’48 et l’échec du contrat social républicain se transpose dans la critique anglophone de la même époque, surtout dans les termes « oppositionality » de Ross Chambers et de « counter-discourse » de Richard Terdiman. 

Zola n’est pas Flaubert, on l’a constaté bien des fois. Mais même le naturalisme exhibe un fantasme antilittéraire. Comme littérature qui essaie de résister aux tentations des écoles littéraires préexistantes, soit la symétrie et la sinuosité du classicisme, soit la subjectivité et la sentimentalité du romantisme, c’est-à-dire un retour quasi rabelaisien à la matérialité du corps. Et dans cette section sur la dislocation du corpus, bien évidemment on n’oublie pas cette signification médicale, donc corporelle, du terme. Et ce n’est pas seulement le naturalisme qui offre ce genre de résistance à la littérarité. Car le fantasme de l’avant-garde, malgré la dialectique qui le connexe au canon, est d’articuler une vision littéraire tellement innovatrice que l’on n’arrive guère à reconnaître la littérarité de ses plaisirs.

J’ai dit que je conclurai en revisitant cette notion de « dislocation » que nous avons tous et toutes sans doute explorée dans les dictionnaires français et anglais (car le terme existe dans les deux langues). Et ces définitions fournissent des moyens pour conceptualiser notre usage du terme aujourd’hui. En science des matériaux, une dislocation est un défaut linéaire correspondant à une discontinuité dans l'organisation de la structure cristalline. Il est clair - je cite - que la déformation plastique nécessite un réarrangement important de la matière. Pourtant cette situation semble paradoxale dans les métaux, où la structure interne doit être conservée malgré les changements de forme extérieure. La façon la plus intuitive d’imaginer la déformation est de considérer qu’elle procède par une série de glissements élémentaires le long de plans atomiques, à la manière des feuilles d’une rame de papier qui glissent les unes sur les autres. Ceci est appelé un cisaillement. Lorsque l’on déforme un cristal, on peut observer dans certaines conditions de petites marches sur leurs surfaces. Il est facile de comprendre que lorsqu’on fait glisser un plan d’atomes l’un sur l’autre (on parle d’un plan de glissement), on crée un décalage qui forme une marche en surface. On trouve donc dans ce discours des sciences naturelles un certain vocabulaire propre à nos besoins ( un vocabulaire de déformation, de discontinuité, de glissement, et de décalage mais aussi cette référence à la structure interne du cristal, ou – si on veut – à la lisibilité nécessaire de l’avant-garde lui-même).

On parle aussi, n’est-ce pas, d’une dislocation linguistique, c’est-à-dire un procédé d'emphase, comme l'extraction. Il s'agit du détachement d'un constituant en tête ou en fin de phrase, constituant repris par un pronom : par exemple : « Les pièces de Giraudoux, Louis Jouvet les a créées » (c’est-à-dire anaphore) ; ou « Louis Jouvet les a créées, les pièces de Giraudoux » - c’est-à-dire cataphore, en anglais « right dislocation », ou la syntaxe de la pensée après coup. On pourrait dire donc que la syntaxe, pour ainsi dire, de l’histoire (et je souligne le terme) littéraire est toujours une dislocation de l’expérience actuelle d’une époque révolue, toujours une réflexion après coup. Ce qui nous mène à réfléchir sur la dualité de cette dislocation, c’est-à-dire l’histoire littéraire comme dislocation critique après-coup de la dislocation de l’acte littéraire, ou, si on veut, réécriture d’une réécriture. Malgré les efforts de la part des communautés universitaires d’identifier les blocs géologiques qui forment la littérature à une certaine époque, on arrive mal à nier l’évidence que la littérature est en perpétuelle mutation (ou dislocation), dislocation qui tend à l’illisibilité ainsi qu’à l’innovation, donc à une crise interprétative ainsi qu’à une ambiance de créativité. Et cette abstraction trouve son référent un peu partout dans l’histoire littéraire, mais certainement à l’époque où je travaille, entre la guerre de 1870 et la première guerre mondiale.

La signification la plus courante du terme anglais « dislocation », c’est la luxation – de luxatio - le « déplacement anormal de deux surfaces articulaires (c’est-à-dire qui unissent les os ou les cartilages les uns aux autres) qui ont perdu leurs rapports naturels » (Robert) - donc se démettre la hanche ou l’épaule, se traduit ainsi: « to dislocate one’s shoulder or one’s hip ». Et au sens figuré, l’anglais « dislocation » veut dire - dans un style soutenu :

1) désorganisation d’un système de transport (de transmission, précisément)

2) bouleversement d’une économie et/ou des structures sociales

3) Et finalement la dispersion d’une population. « Dislocation » comme déménagement, comme relocalisation (ou « relocation » en anglais), comme tous ces Anglais qui continuent à coloniser la France, en Dordogne ou en Bretagne.

Bien sûr cette relocalisation est, parfois, un retour à une locale, un rebroussement de chemin qui nous ramène à un endroit que nous avons déjà visité, mais oublié. Considérons l’intérêt récent pour les écrivaines du XIX siècle. Récemment nous avons vécu non seulement l’explosion d’une véritable industrie sandienne, mais aussi le retour d’un certain refoulé, collectif et culturel, c’est-à-dire le renouvellement d’intérêt pour un vaste éventail d’auteures françaises oubliées, non seulement parmi les critiques françaises de nos jours mais surtout parmi les critiques anglo-américaines. Le meilleur exemple d’une écrivaine retrouvée, c’est peut-être Rachilde, l’auteure de roman décadents à la fin du XIX siècle tels Monsieur Vénus et la Marquise de Sade. Et cette capacité à nuancer les questions de genre au sens anglophone de gender touche la question de genre littéraire. Citons l’œuvre exemplaire de la critique américaine Naomi Schor qui a commencé sa carrière en travaillant sur la fiction naturaliste, c’est-à-dire hypermimétique d’Émile Zola. Mais le fruit ultime d’une carrière vécue en plein féminisme a été son rôle important dans la recanonisation de George Sand, surtout son étude de 1993 sur Sand et l’idéalisme. L’antithèse donc, semble-t-il, du naturalisme zolien. Et le problème de l’illisibilité de Sand pour les lecteurs modernes s’y présente non pas au niveau d’inintelligibilité surintellectualisée et hypermoderne, mais au niveau d’une excessive sentimentalité (on pense par exemple au dénouement d’Indiana qui résiste au topos du suicide). Et c’est là dans cette exploration de lisibilité perdue ou oubliée que l’on trouve souvent les recherches les plus intéressantes de nos jours, au carrefour des belles-lettres et de l’histoire culturelle.

 

 

Discussion

 

Claire Badiou-Monferran : Merci beaucoup. Je crois que vous avez interprété tous de manière assez différente cette question de la dislocation du corpus. Vous préférez réagir d’abord aux interventions des autres ou bien que la salle intervienne ?

Nicholas White : Je trouve des échos chez mes collègues françaises à propos des XVIe et XVIIe siècles. Au XIXe siècle, on vous parle de plasticité, de critères de canonisation, ça se trouve aussi dans la recherche d’un chercheur dix-neuviémiste. On n’est pas tellement loin malgré l’obstacle de la Révolution, du Romantisme.

Bill Burgwinkle : J’ai été impressionné aussi par ce qu’ont dit mes collègues françaises, notamment à propos du texte qui est générateur. La littérature, c’est quelque chose qui crée des copies, par exemple. La littérature, c’est une longue conversation. Ce n’est pas forcément historique dans le sens où on l’entend aujourd’hui mais c’est plutôt quelque chose qu’on peut extraire, un peu, de la période pour le lire sous une autre lumière.

Jean-Nicolas Illouz : Dans l’exposé de Florence, j’aimerais relever le mot de « rencontre » littéraire, de « rencontre » avec les textes du passé. En effet, c’est un mot intéressant, d’autant plus que Florence Dumora repérait une rencontre là où elle est la moins attendue, c’est-à-dire même dans un texte non littéraire, on peut avoir le sentiment qu’une rencontre littéraire, au détour d’une phrase, se produit. Ça me paraît quelque chose d’intéressant et ça lèverait aussi, l’idée de rencontre, l’opposition que l’on peut ressentir entre l’expérience émue d’un texte et le geste historique puisque ce qu’il s’agit de faire avec l’histoire littéraire, c’est non pas simplement de situer le texte dans un passé lointain, perdu ou momifié, mais de le faire revenir jusqu’à nous. Faire de la conscience historique que nous avons des textes du passé est alors un acte de mémoire, où ce qui est passé est ressenti comme à nouveau présent au moment où l’on en prend conscience. On prend conscience à la fois de sa présence et de son éloignement historique. C’est ce qui est bouleversant, souvent, dans les textes du passé : ils viennent de si loin et ils nous touchent encore.

Florence Dumora : Je suis tout à fait d’accord mais peut-être que placer cette idée uniquement sous le signe de l’émotion serait incomplet par rapport à des effets de rencontre qui viennent, qui sont aussi sous le signe de l’intellection, c’est-à-dire de trouver dans une théorie passée quelque chose qui ne pouvait pas – c’est pour ça que la contextualisation ne suffit pas – apparaître à l’époque, qui n’apparaît que dans cette résonance et qui, du coup, ne peut être dégagé que maintenant. Et c’est ce qui fait bouger le passé, évidemment, c’est une banalité mais ce n’est pas uniquement esthétique. Ça peut être un possible de pensée qui n’apparaît que par la confrontation délocalisée ou disloquée avec d’autres approches, d’autres systèmes, sans idée de progrès, d’anticipation. On fait apparaître rétrospectivement ce qui était là. On n’a pas de mal à le faire pour Aristote, indéfiniment. C’est beaucoup plus aberrant de le faire à propos de quelqu’un qui n’a pas marqué l’histoire. Pourtant, des effets de rencontre sont féconds.

Nicholas White : C’est intéressant, ce double accent sur les exigences historiques et l’importance de l’émotion dans l’acte de lire, car, bien sûr, un des phénomènes que l’on voit, c’est un effort, dans certains cas, de composer une histoire des émotions. Est-ce que c’est possible d’écrire une histoire des émotions ? Ce serait un moyen, peut-être, de faire le pont entre l’historicité et cette question des émotions. Bien sûr, la lecture, ce n’est pas seulement une émotion.

Jean-Nicolas Illouz : Nathalie, est-ce que la littérature est intrinsèquement laïque ou a intrinsèquement à voir avec quelque chose comme le « laïc » ? En tout cas, ce que répondrait Mallarmé, c’est que le livre dont il parle, par rapport à l’Ancien Livre, c’est-à-dire la Bible, c’est la même chose quoique retournée comme un gant et ramenée à des lettres simplement. Mais ce serait la même chose, quoique retournée de fond en comble. Donc, je pense que la littérature a à voir avec la profanation, au sens où on rend profane. Est littéraire ce qui est profané par rapport à un texte sacré, mais ce geste de profanation, ce n’est pas simplement nous qui, comme littéraires, lisons les textes littéraires comme sacrés mais ce peut être également, dans les textes sacrés, sentir ce jeu profane de la lettre qui donne alors la possibilité du commentaire, dès l’origine.

Nathalie Dauvois : Le corpus, c’est aussi redessiner le temps. C’est complexe et très intéressant. La transgression des frontières…

Michel Magnien : Oui, à ce sujet, on peut prendre l’exemple de Montaigne dans l’essai des prières. Il se prononce sur les prières en tant que particulier qui n’a aucune ambition à faire de la théologie. C’est comme homme et simplement homme qu’il donne son opinion. Et ce qui m’avait frappé dans l’intervention de Jacqueline Cerquiglini hier, c’est le fait que les médiévistes ont tendance à vouloir agréger alors que nous, seiziémistes, on a plutôt le sentiment que c’est la dislocation entre deux sphères, entre les lettres divines et les lettres humaines, que se crée ce qu’on appelle aujourd’hui la littérature. C’est à ce point-là, à mes yeux, que se crée la littérature. La volonté d’agréger m’a frappé alors que, moi, j’aurais tendance à vouloir disloquer. Bien sûr, tout homme à la Renaissance est supposé croyant mais il peut aussi en parler de manière profane et de manière individuelle. Avec Montaigne, on sent bien les choses.

Nathalie Dauvois : Oui mais, en même temps, il y a un changement du statut de la religion, parce que la religion s’intériorise et c’est compliqué…

Michel Magnien : Oui mais là, on va revenir à des problèmes de professionnalisation, justement. Le théologien, il a sa carte de visite, c’est à ce titre-là qu’il prend la parole et qu’il publie. On est dans un autre mode, dans un autre monde.

Nathalie Dauvois : Mais il y a Augustin, Les Confessions...

Michel Magnien : Il faut aussi scander les choses. Augustin, il a vécu à l’époque où il a vécu. Il avait son statut. À l’époque, il était évêque. Après, c’est le problème du va-et-vient déjà souligné hier par Paolo Tortonese. Nous, peut-être qu’on peut considérer, à la Renaissance, au XXIe siècle, que les Confessions sont un superbe texte littéraire. Mais ce n’est pas comme théologien qu’il l’a écrit. C’est un problème de superposition de casquettes.

Florence Goyet : Augustin ne revendiquerait pas la casquette de littéraire. Il a écrit ces textes comme théologien.

Michel Magnien : Oui, mais là encore c’est un effet de feedback ; nous, on le perçoit comme un texte littéraire.

Florence Goyet : Je pense que la réception, à l’époque, est déjà ambiguë en fait, immédiatement. C’est vrai que c’est compliqué.

Michel Magnien : Oui, c’est très compliqué. Mais bon, pour revenir à mon Montaigne, il y a quand même quelque conscience, des petits feux de signalisation qui s’allument par moment, il y a des dislocations qui sont fortes à mes yeux.

Nathalie Dauvois : Donc la littérature devient privée. Individuelle, singulière. Mais Montaigne, c’est quand même exceptionnel. Peut-on le prendre comme point de repère ou comme point de départ ?

Hélène Merlin-Kajman : À propos de la profanation évoquée par M. Illouz, je suis frappée par ce thème parce qu’il se trouve qu’il est présent dans ma réflexion sur la littérature : il me semble que c’est effectivement une des entrées importantes pour nous. J’ai envie de repartir de mes vingt ans, quand j’ai été étudiante que, sortant de la formation Lagarde et Michard etc., je suis tombée avec émerveillement, sous la forme d’une conversion presque, dans la nouvelle critique, à la fois dans la révolution théorique et la révolution politique. Bon, la révolution politique, elle n’est pas faite et elle ne le sera pas d’ici longtemps, donc on va la laisser de côté. Bref, il y avait l’idée qu’il fallait absolument désacraliser la littérature dont la sacralisation était finalement presque synonyme d’une idéologisation au service de l’hypnose dominante. La sacralisation de la littérature, c’était l’idéologie bourgeoise qui en était responsable et donc la désacralisation était le mot d’ordre. Il me semble maintenant qu’il faudrait peut-être distinguer entre la mythification et la sacralisation ; et, surtout, qu’il y a dans l’idée de profanation – dont l’étymologie renvoie au geste de faire revenir les objets sacrés à l’usage commun comme le raconte Agamben dans Profanations – une sorte de tension : pour qu’il y ait profanation, il faut qu’il y ait sacralisation et donc le mouvement de profanation me paraît très important ; il rejoint ce qui a pu s’évoquer hier du « commun », du retour au « commun » et j’avais envie de demander à la fois à Bill et à Florence si vous pouviez reconnaître ce mouvement-là dans ce que vous avez présenté. Bill, tu as parlé de l’histoire, précisément d’un texte qui pourrait être un discours institué – je pense aussi à ce qu’on vient de dire sur les textes religieux, on pourrait étendre le texte religieux à tout discours strictement institué et comme tel, à ce moment-là, intouchable sinon « sacré » au sens de séparé et touchable par les prêtres de telle ou telle discipline… Florence, est-ce que tu accepterais de décrire ce que tu fais comme une activité de profanation dans le sens tout juste évoqué, qui serait la caractéristique des littéraires, et à ce moment-là dans la profanation, il y aurait rencontre – rencontre dans le commun d’une expérience présente de n’importe quel texte ? Pour Bill, c’est l’histoire. Pour toi, c’est toutes sortes de contextes. Ce serait ça qui caractériserait la littérature et, à ce moment-là, je suis convaincue qu’on a des choses à apprendre aux historiens sur l’histoire, peut-être pas sur leur discipline mais sur l’histoire.

Florence Dumora : Je n’aurais pas pensé au terme de profanation mais j’aurais pensé à un autre terme qui, au fond, se rapproche, qui est l’idée que « littéraire » renvoie à quelque chose d’impropre, constitutivement impropre parce que ça essaie tous les discours autour et que c’est cette impropriété constitutive qui permet de faire, de déborder systématiquement d’un cloisonnement par disciplines, par compétences, avec à chaque objet sa méthode. Si on essaie de nous cantonner au propre de notre discipline, on va avoir beaucoup de mal à dire ce qu’on fait et sur quoi. En revanche, si on admet qu’il s’agit de réfléchir d’abord à une sorte d’impropriété de l’application aux discours, on pourra traiter d’un ensemble. C’est toujours par comparaison qu’on se définit comme « littéraire ». Il y a une histoire des émotions allemande que j’avais trouvée fracassante, c’est une histoire des théories reconfigurées par un philosophe qui fait l’histoire, de façon magistrale, systématique, des déplacements, des questionnements philosophiques ; et ce sont tous les grands noms, Platon, Augustin, etc. Et c’est spectaculaire et, en même temps, ma réaction viscérale, c’est de me dire « comment ose-t-il ? Comment peut-il sauter d’un massif de compétences à un autre sans voir que chacun de ces discours était pris dans un tissu de discours impropres qui les influencent et qui font passer de l’un à l’autre, d’un massif à un autre ? ». C’était très amusant parce que, dans la discussion, il avait dit « oui, c’est vrai, il faudrait que j’intègre quand même, sur les passions, le discours médical », mais pas une seule fois, il n’était venu à l’assemblée des philosophes de se dire que, peut-être, la littérature était partie prenante autrement que comme une illustration mais qu’elle faisait agir ce passage. Je ne sais pas si c’est la profanation mais les réactions étaient de souligner le sacrilège de la revendication d’un passage, de la transition… Peut-être que le mot de « profanation » est trop intimidant.

Bill Burgwinkle : La profanation est au cœur des études médiévales à mon avis. Je suis en désaccord avec Jacqueline pour qui j’ai le plus grand respect mais on ne peut pas dire que le Moyen-âge est en-dehors du sacré. C’est vrai que surtout aux XIIe et XIIIe siècles, il y a énormément d’auteurs qui ne parlent jamais de Dieu ou qui parlent de Dieu mais pas en tant que théologiens. Il y a énormément de troubadours, par exemple, qui ne parlent jamais de Dieu, sauf pour dire « Que Dieu me permette de coucher avec ma bien-aimée ce soir ». C’est la fin du discours religieux et, malheureusement, au milieu du XXe siècle, les critiques avaient tendance à dire « c’est une littérature laïque, c’est une littérature qui sort du discours religieux ». Pas du tout, on ne sort pas du religieux au Moyen-âge et c’est exactement ça ce qui fait que cette littérature devient de la littérature, c’est parce qu’il y a, à tout moment, une tension entre le sacré et la résistance au sacré. Nathalie a parlé du statut de la Bible. L’auteur réécrit la Bible sans hésitation ; il change certains détails ; il saute, il laisse tomber des choses ; il n’a pas peur de prendre ce matériau et d’en faire quelque chose d’autre, quelque chose de vivant, quelque chose d’historique en fait.

Nathalie Dauvois : Donc on peut inventer…

Bill Burgwinkle : Absolument. La vérité est toujours en question… Et le statut des classiques, la matière d’énormes textes qui ne sont pas forcément touchés par la religion, mais on ne peut pas penser le Moyen-âge hors de la pensée religieuse, même si on la rejette hors de son cœur.

Francis Goyet : Il me semble très intéressant de parler, comme Nathalie l’a fait, de cette rupture théorique autour des années 1960, précisément avec ce paradoxe qu’on apprend des techniques très détaillées qui ne sont jamais mises en pratique. C’est un vaste sujet. Il faut bien voir que, de ce côté-là, François Cornilliat en a parlé hier, du côté de la demande faite aux étudiants d’écrire, ça s’est pratiqué jusqu’à la réforme lansonienne, c’est-à-dire jusqu’à la suppression de la classe de rhétorique. Donc là, il n’y a pas « avant » la Révolution et « après » la Révolution ; il y a « avant » Lanson et « après » Lanson. On en est tous tributaires aujourd’hui. Dans les années 1960, il y a une tentative pour sortir de ce carcan, qui a transformé les étudiants et les élèves en interprètes et non pas en producteurs de textes. C’est très flou dans notre esprit. Moi, j’avais montré ça aux étudiants, cette initiation à la rhétorique ancienne, à travers les annales du Concours Général de Français jusqu’en 1885. Ça s’arrête évidemment en 1885 et, de 1830 à 1885, vous avez les exercices du Baccalauréat, du Concours Général, ce sont des exercices d’écriture. Je ne sais pas si vous mesurez bien, ça veut dire qu’il faut donner des sujets, il faut avoir une pratique de notation ; comment on décide que tel texte produit est dans le sujet ou en dehors ? Est-ce qu’on note le style ? La construction ? La divergence ? La rupture ? La continuité ? Et là, il y a une continuité très frappante avec le XVIe siècle… J’avais trouvé en marge du Concours Général une des premières productions de Hachette, le fondateur de la maison Hachette, qui était, en 1831, de demander à son professeur de classe rhétorique à Louis-le-Grand de faire un recueil des copies rendues par ses élèves parce que, parmi ces élèves, il y a Sainte-Beuve, Victor Cousin, et il y a tous ceux qui ont fait la révolution de 1830. Le sujet est donné par le professeur – il n’y a pas Andromaque, ou les narrations de Flaubert, etc., on est au niveau supérieur, là on parle de la classe de première qui est la fin du système à l’époque. Et je vous montre ça comme exemple d’une continuité totale dans la classe de rhétorique. Le professeur de 1827-28 donne comme matière de composition un discours tenu par François Ier devant la ville de La Rochelle, c’est chez les frères Du Bellay ; il analyse le discours et il résume le discours pour les élèves et les élèves doivent faire le discours eux-mêmes sans avoir lu le discours d’origine, je suppose, je n’ai pas toutes les pratiques du XIXe siècle. Or, ce même discours est analysé à Strasbourg, à la fin du XVIe siècle ; il est pris chez les frères Du Bellay et on voit la même finalité qui est de réécrire un discours. Dès qu’on se place dans ce genre d’idées, on est d’abord très loin des ateliers d’écriture où les consignes sont assez farfelues et où il ne s’agit pas de faire avec ça un Baccalauréat et, d’autre part, surtout, ça saborde d’un seul coup Lanson ; c’est-à-dire que ça saborde d’un seul coup ce mythe sur l’historicisation littéraire. On a tous déjà bien souligné, y compris ce matin, que c’est la rencontre, que c’est la continuité, que c’est extraire du passé quelque chose pour le rendre présent. Ce n’est pas du tout de l’histoire. Cicéron, pour moi, c’est présent, ce n’est pas ancien. Sous prétexte qu’on reculerait dans le passé, ça serait de plus en plus ancien, mais c’est faux. Ça c’est d’abord parce qu’on est dans l’historicisation. La simple écriture de discours, Sainte-Beuve qui écrit des discours, c’est quand même pas rien ! Vous avez là le lien direct pour produire de l’émotion et non pas pour ressentir de l’émotion. Le problème des années 1960, c’est qu’on s’est focalisé sur les figures de la rhétorique restreinte. Or, on ne peut pas faire un discours avec des figures, avec des métaphores. On a reposé la question de l’engendrement. L’engendrement, c’est l’engendrement d’une œuvre, d’un texte complet. Je suis allé voir le directeur de Sciences-Po à Grenoble et il me dit : « quel rapport entre le discours poétique et Sciences-Po ? ». Je vais voir les avocats à Grenoble et ils ne comprennent pas le rapport entre l’écriture d’une plaidoirie et la littérature. L’écriture d’une plaidoirie n’est pas enseignée aux avocats. Nous sommes dans une situation de la rupture entre la théorie et la pratique. Il y a des gens qui écrivent des discours politiques ; il y a des gens qui écrivent des plaidoiries. Badinter refuse de publier les brouillons de ses discours parce qu’il ne veut surtout pas que des théoriciens se jettent dessus. Donc les avocats actuels refusent de publier leurs discours pour éviter d’avoir des théoriciens sur le dos. On est dans une rupture totale. Mélenchon est célébré comme un orateur extraordinaire. Résultat : aucun journal ne publie un discours de Mélenchon. Je ne parle pas de Cicéron, je parle de Mélenchon [rires]. Ce que je veux dire, c’est que Mélenchon c’est déjà du passé. Mélenchon qui, apparemment, dans la campagne électorale [Présidentielles 2012] a été un événement rhétorique, c’est ce que tout le monde a dit, c’est en réalité déjà du passé parce qu’il n’y a pas de contenu, on ne peut pas travailler dessus…

Florence Goyet : Si on a des modèles, pourquoi est-ce qu’on chercherait à reconstituer l’œuvre ? Dans le corpus de Florence Dumora, il y a de quoi refaire tous les types de discours. C’est plutôt une force. La réécriture, elle existe. Regardez le « mème» : c’est le détournement, sur internet, de quelque chose qui a eu un énorme succès. C’est du pastiche, oui, une sorte de pastiche et c’est quelque chose qui peut être à la fois écrit ou parlé mais il y en avait un d’assez extraordinaire sur le film 300, je ne sais pas si vous avez vu cette horreur hollywoodienne sur Sparte, dans le genre du cinéma post-11 septembre, et la grande scène où Léonidas fait tomber dans le puits l’ambassadeur qui voulait discuter, c’est quelque chose qui a provoqué des milliers de détournements, d’imitations, de reprises, … Et donc on est là dans quelque chose d’extrêmement vivant. Je ne suis pas sûre qu’il faut se dire que les gens ne lisent plus ou n’écrivent plus. Simplement, il faut peut-être un peu déplacer le sens de « transmission ».

François Cornilliat : Francis est intervenu très précisément sur des choses que je voulais reprendre. Il s’est dit vraiment des choses importantes pendant cette session et il y a d’abord une chose très rassurante, vous avez tous très bien compris qu’en fait, il n’y a pas de corpus non problématique. Lorsqu’on s’inquiète de dislocation, on s’aperçoit qu’il y en a partout. Il n’y a pas de corpus qui se compose sans corpus qui se décompose d’une façon ou d’une autre. Il y a cette espèce d’unanimité paradoxale qui nous rassure en surface. Mais, dès qu’on va un peu plus loin, l’inquiétude revient parce que la façon dont tout cela est plastique n’est pas homologue ou assimilable de manière sûre. Ce qui m’a frappé, c’est la persistance de cette distinction fondamentale : que le corpus soit disloqué ou non, la question est de savoir si c’est un corpus pour lire ou pour écrire et là, il me semble qu’en recroisant les effets de constitution et de dislocation internes à chaque corpus possible ou pensable, on a de toute façon un désaccord ou une dissonance, pour reprendre ce mot de Florence Dumora qui me paraît très important. C’est ce qui se passe avec des théories qui constituent un corpus pour s’y opposer ; quand je lis Rancière, en même temps j’admire et en même temps, il est clair pour moi que l’Ancien Régime selon Rancière c’est quelque chose dont la cohérence est postulée pour permettre ensuite de penser alors que ça ne fonctionne pas, cette cohérence n’existe pas, c’est un artefact pour reprendre encore une fois un terme employé avec éloquence par Florence Dumora. Mais en fait, je suis absolument frappée par le radicalisme que je salue, de ce qu’a proposé Florence, qui réussit à détruire à la fois la notion de corpus et la notion d’histoire, finalement. Si j’ai bien compris, il ne reste plus rien [rires]. Et ça permet de libérer justement, dans sa pratique, la rencontre… Pour qu’il y ait rencontre, il faut cette mise à niveau heuristique, cette égalisation des textes, qui ne se prend pas pour une historicisation, qui récuse cette possibilité d’une histoire des émotions, par exemple, dont parlait Nicholas White. Ce n’est pas que cette histoire ne soit pas possible mais ce n’est pas avec cette histoire qu’on va contextualiser la littérature. On est là vraiment dans la lecture ; je veux dire, on est dans la possibilité de faire revenir quelque chose par l’expérience de la lecture. Je ne suis pas sûr qu’on puisse faire la même chose pour une expérience de l’écriture. Mais là, on retombe sur ce que disait Nathalie. Si on a un corpus d’écriture, alors là, oui, il faut de la norme ; il faut décider qui est un modèle d’écriture, qui ne l’est pas. On le voit, à la limite du parodique, avec la fameuse lettre de Gargantua, lorsqu’il s’agit de définir un modèle en Grec : Gargantua dit à Pantagruel de former son style à l’imitation de Platon ; lorsqu’il parle des textes des Grecs, c’est peut-être ironique ou parodique de la part de Rabelais, je ne rentrerai pas dans ce genre de débat, mais enfin c’est Platon et Pausanias. On lit Platon et Pausanias et on se délecte à lire les deux. Par contre, s’il faut en imiter un, Pausanias, non. C’est Platon. Il y a une différence de perspective qui tient à la différence entre la lecture et l’écriture. Bien entendu, il y a des passerelles, des contaminations. Mais si on pense à la querelle du cicéronianisme, pour rebondir sur ce qui a été dit tout à l’heure à propos de la religion, la question, c’est de savoir si on peut écrire en latin, à l’imitation de Cicéron, dans une culture chrétienne. C’est une question douloureuse sur laquelle on s’écharpe, on n’a pas du tout cette cohérence supposée de l’Ancien Régime, parce qu’on a grosso modo une lutte entre Cicéron comme modèle esthétique d’un discours littéralement puriste et puis, un latin lingua franca… enfin, j’hésite à parler de cela devant Michel Magnien, mais c’est véritablement un débat qui est à ce point virulent parce qu’il s’agit d’écriture. S’il s’agissait de lecture, ce ne serait pas du tout un problème. Il me semble important de voir qu’on a des effets pervers aujourd’hui qui tiennent précisément au fait que cette question de l’écriture n’est pas posée et que lorsqu’elle est posée, elle est mal posée, et qu’on est train de réinventer la roue. Je vous parlais hier d’un livre de Robert Scholes (English After the Fall. From Literature to Textuality, Universisty of Iowa Press, 2011) qui propose la refondation d’une nouvelle rhétorique et qui dit : « arrêtez ! Si vous voulez récupérer des étudiants, apprenez-leur à écrire et pour ça, faites-leur lire à la fois des textes poétiques et des textes argumentatifs ». Dans son esprit, il y a une espèce d’alliance parfaite d’un corpus totalement éclectique et de l’apprentissage de l’écriture. Je ne suis pas sûr que cela fonctionne comme ça…

Nicholas White : Un des problèmes des études dix-neuviémistes, me semble-t-il, se trouve dans ce rapport entre historicité et littérarité car, d’une part, on veut privilégier, enfin, on essaie de définir la spécificité du « littéraire » et cela, bien sûr, par rapport au travail des historiens, mais au XIXe siècle, dans les études dix-neuviémistes, ce que ça fait souvent c’est de privilégier le chemin du modernisme. Ça se comprend mais, en fait, la façon dont on privilégie, moi je le fais aussi, le chemin du modernisme, la capacité de la littérature d’anticiper, on finit par refouler le reste du canon et, surtout, par refouler la culture de normes et de modèles qui existait au XIXe siècle. Donc, en fait, cet effort de définir la spécificité du littéraire au XIXe siècle, ça crée aussi des problèmes sur le plan qui concerne une véritable compréhension historiciste de la production littéraire au XIXe siècle.

Participante : Est-ce que le terme de « profanation » qui a été avancé par Mme Merlin-Kajman est adéquat ?

[Rires].

Nicholas White : Comme elle a dit, c’est compliqué. Au XIXe siècle, on voit clairement les tensions d’éclectisme, d’une certaine perspective culturelle. On trouve chez Des Esseintes un goût pour la littérature profane et pour une certaine tradition. Une certaine littérature matérialiste, celle de Zola par exemple, pose des questions en relisant le corpus, notamment celle d’essayer d’identifier des moments où un certain discours religieux ne disparaît pas mais devient métaphorique. Ça tourne à la figuration…

 

Fin de la discussion

 

 
 


[1] Umberto Eco, « Dreaming the Middle Ages », in Travels in Hyperreality, trans. W. Weaver (New York: Harcourt Brace, 1986), pp. 61-72.

[2] Bruce Holsinger, Neomedievalism, Neoconservatism, and the War on Terror (Chicago: University of Chicago Press, 2007).

[3] Aimé Petit, « Le Roman de Thèbes dans l’Histoire ancienne jusqu’à César : À propos d’une édition récente ». Le Moyen Age (2001/1, tome CVII), pp. 113-121.

[4] Voir notamment à ce sujet, Dainville, François de, L'Éducation des Jésuites, Paris, 1977 ; Grendler, P. F., Schooling in Renaissance Italy, Literacy and Learning, 1300-1600, Baltimore & London, 1989 ; Moss, Ann, Printed common-places books and the structuring of Renaissance Thought, Oxford, 1996 ; Pfeiffer, Rudolf, History of classical scholarship : from the beginnings to the end of the Hellenistic age, Oxford, 1968 et History of classical scholarship : from 1300 to 1850, Oxford, 1976 ; Stillers, Rainer, Humanistische Deutung. Studien zu Kommentar und Literaturtheorie in der italienischen Renaissance, Düsseldorf, Droste Verlag, 1988.

[5] Nous reprenons cette notion et renvoyons pour son commentaire à J. Lecointe, L’idéal et la différence, Genève, Droz, 1993, p. 178 et s.

[6] Voir ici même la contribution de F. Goyet et le site Rare - Rhétorique de l'Antiquité à la Révolution, notamment les commentaires de rhétorique de Ferrazi sur l’Enéide et sur Cicéron publiés dans l’Atelier.

[7] Dans Héros et orateurs, Genève, Droz, 1990, notamment p. 78-90, p. 288 et s.

[8] C’est tout le débat du cicéronianisme, voir plus largement sur ces questions la synthèse et la bibliographie donnée par M. Magnien « Le français et la latinité : de l’émergence à l’illustration » in Histoire de la France littéraire, Paris, 2006, p. 36-77.

[9] C’est l’enjeu et le sujet de La Deffence et Illustration. Sur ces débats, et les listes concurrentes de modèles latins et vernaculaires, voir E. Mortgat-Longuet, Clio au Parnasse, naissance de l’histoire littéraire française aux XVIe et XVIIe siècles, Paris, Champion, 2006, p. 39.

[10] Saturnales, V, 1, 18 : « Videsne eloquentiam omni uarietate distinctam? […] Nam qualiter eloquentia Maronis ad omnium mores integra est, nunc breuis nunc copiosa nunc sicca nunc florida nunc simul omnia, interdum lenis aut torrens: sic terra ipsa hic laeta segetibus et pratis ibi siluis et rupibus hispida, his sicca arenis hic irrigua fontibus, pars uasta aperitur mari. Ignoscite, nec nimium me uocetis, qui naturae rerum Virgilium comparaui. Intra ipsum enim mihi uisum est, si dicerem decem rhetorum qui apud Athenas Atticas floruerunt stilos inter se diuersos hunc unum permiscuisse. Tu le vois, son éloquence présente une infinie variété. […] De même que l’éloquence de Virgile, à la considérer tout entière, répond à tous les goûts, tantôt concise, tantôt riche, tantôt sèche, tantôt fleurie, tantôt tout cela ensemble, parfois douce ou emportée ; de même la terre est, ici riante avec ses moissons et ses prairies, là hérissée de forêts et de rochers, ailleurs desséchée par les sables, ou arrosée par les sources, ou ouverte à la vaste mer. Pardonnez-moi et ne me reprochez pas d’exagérer quand je compare Virgile à la Nature ; je n’aurais pas, me semble-t-il, dit assez en affirmant que si chacun des dix orateurs qui ont brillé à Athènes a eu son style propre, Virgile seul a su allier dans son œuvre tous leurs caractères différents. » Nous citons l’édition et la traduction par P. Bornecque et F. Richard des Saturnales, Paris, Garnier, 1937, p. 44.

[11] Voir ibid., V, 1, 7-17.

[12] Si le poète est celui qui invente des mythes et des fictions (de Diomède à Dante à J. Legrand dans l’Archiloge Sophie, II, 25 : « Poetrie est science qui aprent à faindre et à faire fictions », éd. E. Beltran, Paris, Champion, 1986, p. 149), la poésie doit son charme propre à sa variété (voir par exemple le commentaire de Landino au v. 29 de l’art poétique d’Horace Qui uariare cupit] Virtus maxima est, poema multa uarietate distinguere. Animum enim auditoris ex uarietate delectamus, & attentum reddimus, & ab omni fastidio remouemus (nous citons le commentaire de Landino dans l’édition des Opera, Bâle, 1555, que le lecteur trouvera sur notre site « Renaissances d’Horace » : http://www.univ-paris3.fr/horace .

[13] C’est la leçon des commentaires de son œuvre, nous renvoyons par exemple aux commentaires rhétoriques de Ferrazzi sur l’Enéide, qui portent sur quatre-vingt huit discours au style direct, édités sur le site de l’équipe RARE : Exercitationes rhetoricae in praecipuas P. Virgilii Maronis orationes, quae in Aeneidum libris leguntur, M. A. Ferrazzi, Padoue, 1694.

[14] Voir E. Mortgat, op. cit.

[15] Les Recherches de la France, VII, 8, éd. sous la dir. De M.-M. Fragonard et F. Roudaut, Paris, 1996, t. II, p. 1423 et sur ce passage les analyses de J. Lecointe, loc. cit.

[16] M. Simonin, « Ronsard et la poétique des Œuvres », dans Ronsard en son IVe centenaire, t. 1, p. 47-59.

[17] Puisque de fait les attaques des protestants ont pris la forme pour la plupart de palinodies, de textes écrits et détournés à partir des textes de Ronsard. Voir J. Pineaux, La Polémique protestante contre Ronsard, Paris, Didier, 1973, pour ces textes.

[18] « Il sera très important d’observer si c’est un dieu qui parle ou un héros, un vieillard mûri par le temps ou un homme encore dans la fleur de l’âge »… Cf. v. 156 et s.: « Il vous faut marquer les mœurs de chaque âge et donner aux caractères, changeant avec les années, les traits qui conviennent… ». Nous citons la traduction de F. Villeneuve in Epîtres, Paris, 1964.

[19] Voir Matthieu de Vendôme, Ars versificatoria, 41 et s. : « In descriptione debet observari et proprietas personarum et diversitas personarum », in Les Arts poétiques du XIIe et du XIIIe siècle, éd. E. Faral, Paris, Champion, 1958, p. 119 et s. pour la série de portraits modèles que donne Matthieu.

[20] Nous nous permettons de renvoyer sur ce point à nos analyses parues dans Camenae n°13 - octobre 2012 : « Decore, convenance, bienséance et grâce dans les arts poétiques français », p. 7, voir aussi dans le même numéro, l’article de J. Lecointe, « Josse Bade et l’invention du decorum horatien », p. 3.

[21] L’Arbre et la Source, Paris, Seuil, 1985, p. 253 et s. sur Lanson.

[22] Sur le commentaire scolaire comme prolégomène à l’exercice d’écriture et non comme herméneutique du texte, dans la lignée des commentaires de la Bible ou des Métamorphoses d’Ovide, voir la mise au point de Jean Céard « Les transformations du genre du commentaire » in L’Automne de la Renaissance, Paris, Vrin, 1981, p. 101-115 et la bibliographie citée note 1 et notamment l’ouvrage de R. Stillers.

[23] Voir sur cette question de la coupure entre lire et écrire dans la conception actuelle de la « création littéraire » l’article d’Hélène Merlin-Kajman paru dans Le Monde des Livres du 25 avril 2013 : « Pour écrire, il faut avoir été touché par ses lectures ». Et sur la « ludisation » du poétique qui s’est imposée dans les pratiques pédagogiques qui « dénote moins l’abandon du champ rhétorique que sa restriction à l’‘invention’ » où « seules sont calculées les techniques de production textuelle, tandis que sont abandonnés au hasard la ‘composition’ et l’‘élocution’, et, par voie de conséquence, les effets sémantiques et interlocutoires qui en découlent », L. Jenny, La Parole singulière, Paris, Belin, 1990, p. 153-154.

[24] C’est ce qui a amené les critiques d’aujourd’hui à l’analyser comme un « anti-discours », anti-argumentatif et anti-narratif, voir par exemple Laurent Jenny, « Le poétique et le narratif », Poétique 28, 1976, p. 440-449 ; Philippe de Lajarte, « L’anti-discours du poème », Poétique 44, 1980, p. 437-450 et Gisèle Mathieu-Castellani, « Les Modes du discours lyrique au XVIe siècle » dans La Notion de genre à la Renaissance, Genève, Slatkine, 1984, p. 130-147.

[25] Voir l’épilogue de son ouvrage, The Love Aesthetics of Maurice Sceve, Cambridge-New York : Cambridge University Press, 1991. Et sur Mallarmé, la contribution de J.-N. Ilouz ici même.

[26] Dans son introduction à La Parole de Poésie, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005, p. 10.

[27] Buron, Emmanuel, « ‘En moy’ : constitution et figuration de l’intériorité dans Delie », Lectures de Maurice Scève. Délie, Rennes, P.U. de Rennes, 2012.

[28] Les philosophes ne se sentent pas souvent tenus à cette exploration. L’étude de Dominik Perler intitulée Transformationen der Gefühle (Fischer, 2012), qui prend un soin remarquable à justifier le rapport qu’entretient cette histoire de la philosophie des émotions avec les théories actuelles, n’emprunte à la littérature que les Essais de Montaigne.

[29] Pour reprendre une analyse qui m’avait semblé libératrice sous la plume de Jacques Rancière (« Le concept d’anachronisme et la vérité de l’historien », L’Inactuel 6, automne 1996, p. 53-68), suivant elle-même un article décisif de Nicole Loraux (« Éloge de l’anachronisme en histoire », Le Genre humain, no 27, 1993, p. 23-39), et suivie de nombreux travaux récents.

[30] À ce titre, la lecture politique de Corneille ou l’appréhension littéraire du rituel athénien de la tragédie serait une naïveté à abandonner comme une défroque inutile aux portes de l’érudition : celle qui, comme le remarquait Nicole Loraux, commence par jubiler de découvrir que l’objet familier du passé nous est plus inaccessible encore qu’on pensait. Ce geste d’étrangement, salutaire en première analyse, peut verser dans la jubilation plus trouble de réduire l’objet à son contexte, selon la toute puissante formule du « ne que » à usage indéfiniment modulable : de l’œuvre à sa fonction sociale, du poème au topos, de l’auteur à la carrière, etc. Réduction qui maintient en outre le privilège exclusif de la lecture savante sur la lecture profane.

[31] Je rejoins la distinction faite ici-même par François Cornilliat entre ce qui informe et ce qui agit dans les textes du passé.