Colloque « Littérature » : où allons-nous ?
3 - 5 octobre 2012

 

Préambule

La cinquième session du colloque « Littérature » : où allons-nous ? organisé par Transitions les 3, 4 et 5 octobre 2012 était consacrée à la dernière dislocation envisagée, la « dislocation de la discipline ». Deux directions contradictoires se sont fait jour, qui sont peut-être une amplification (fatale ?) de contradictions présentes depuis longtemps au sein de la discipline.

D’abord, chacun des trois intervenants – Ullrich Langer, spécialiste de la littérature française du XVIe siècle, Johannes Türk, spécialiste d’études germaniques et de littérature comparée, et Catherine Croizy-Naquet, spécialiste de littérature médiévale – a fortement circonscrit l’ancrage de la discipline actuelle dans l’histoire de la « littérature » : la question de ces guillemets a donc fait retour (cf. sessions 1 et 2), rappelant l’existence d’une sorte de dislocation désormais consubstantielle à l’exercice de notre profession (dans sa double dimension, maintes fois rappelée : d’enseignants, et de chercheurs), qu'on pourrait résumer ainsi : s'il n'y a pas la littérature, il n'y a pas la discipline. Pour chaque spécialiste, notamment quand il/elle est spécialiste d’une période, c’est en effet d’abord à l’échelle de cette spécialité qu’il se penche sur la question de sa dislocation possible. La discipline serait-elle devenue, comme l’avançait Francis Goyet à la fin de la discussion, une terre où chacun établit ses comptoirs et les fait diligemment fructifier, sans curiosité sinon personnelle à l’égard de ses voisins, sans intention hostile non plus ? Mais une discipline peut-elle être l’addition indifférente de localismes érudits ?

Et pourtant, comme le soulignait au contraire François Cornilliat, chaque contribution a opéré le va-et-vient perplexe entre deux tropismes disciplinaires.

D’un côté, après les années structuralistes, le retour fécond et salutaire à l’histoire a été suivi par une sorte de surenchère ; et nous sommes aujourd’hui gagnés, toutes « spécialités confondues », par le syndrome du « musée d’Orsay » (Cf. l’article, souvent cité pendant le colloque, de François Cornilliat : « La rhétorique revient : où va la littérature ? »), syndrome « d’accumulation du savoir dont il n’est même plus évident qu’elle ait besoin d’un concept de la littérature », « effet de corpus massif » qui en « trouble la définition ».

De l’autre côté, le désir, aujourd’hui, que redeviennent distincts – valorisés ? aimés ? distingués par un sujet qui assume son désir, son plaisir ? – les « grands » textes littéraires, au nom de leur capacité à faire de l’effet hors de leur contexte, donc éventuellement hors de toute connaissance qui s’en empare...

De fait, chacun des trois intervenants a défendu, à côté de l’érudition, les vertus d’une expérience présente des textes.

Nous avons donc un dénominateur commun : nous vivons tous dans la contradiction ! Et ce dénominateur commun se décline en « contresens », « erreur », « singularité », « entretemps », « anachronisme », « transmission », « expérience esthétique », voire « immunisation thérapeutique » : ce sont les termes sur lesquels se sont penchés les trois intervenants. Rigueur épistémologique d’un côté, liens et trébuchements de l’autre, en somme.

La littérature : notre discipline n’aurait-elle pas en charge cette permanente ouverture vers l’avenir – autre façon de nommer son « impropriété » (cf. Session 3 et 4) ?

(Pour les sessions précédentes : première, deuxième , troisième et quatrième, en cliquant sur le lien)

H. M.-K.

 

 

 

 

 

Dislocation de la discipline ?

Cinquième session

 

 

 
 

19/04/2014

 

 

François Cornilliat : ouverture de la session

Je vais présenter, dans l’ordre, Ullrich Langer, professeur de littérature française de la Renaissance à l’Université du Wisconsin ; Ullrich a énormément travaillé sur les relations entre la littérature et l’éthique au XVIe siècle, et sur l’amitié aux XVIe et XVIIe siècles. Il a publié notamment Divine and Poetic Freedom in the Renaissance, en 1990, ainsi que Perfect Friendship. Studies in Literature and Moral Philosophy from Boccaccio to Corneille, en 1994. Il a récemment écrit un livre qui s’intitule Penser les formes du plaisir littéraire à la Renaissance.

Johannes Türk, de l’Université d’Indiana, est professeur d’études germaniques et de littérature comparée. Il travaille lui aussi à une intersection, dans son cas à l’intersection de la littérature et des sciences, et de leur histoire. Il est l’auteur d’un livre, en allemand, sur l’immunité de la littérature (Die Immunität der Literatur, 2011), mais dans un sens manifestement équivoque tout à fait intéressant. Il a consacré des articles à Freud, à Proust, à Kafka, à Musil. Il s’intéresse à la question du trauma, et a travaillé sur Carl Schmitt également. Il s’intéresse en général à la théorie de la littérature.

Catherine Croizy-Naquet professeur de littérature médiévale à l’Université de la Sorbonne Nouvelle - Paris 3, a travaillé aussi à l’intersection du récit romanesque et des récits historiques. Elle a travaillé sur la poétique du récit médiéval du XIIe au XVe siècle et en particulier sur la réception et la re-création de l’Antiquité. Elle a publié deux ouvrages, l’un en 1994, Thèbes, Troie et Carthage. Poétique de la ville dans le roman antique au XIIe siècle et l’autre en 1999, Écrire l’histoire romaine au XIIIe siècle. Elle s’intéresse à l’invention de l’histoire au Moyen-âge et elle a un livre à paraître sur l’historiographie des croisades.

Voilà nos trois spécialistes. Nous allons donc vous écouter maintenant.

[Les interventions sont suivies d'une discussion]

Les interventions

Ullrich Langer :

Je commence par un texte que j’ai trouvé dans un recueil d’études publié très récemment sous le titre Fins de la littérature : Esthétiques et discours de la fin (éds. Dominique Viart, Laurent Demanze, chez Armand Colin, 2012). Il s’agit d’une brève apologie de la littérature (et d’une affirmation courageuse de son avenir) par Claude Burgelin, intitulée « “Je” est un écrivain d’avenir ». Il constate que la littérature et une certaine synthèse historique partagent la « même passion de l’extrême singulier », et que c’est là l’avenir du littéraire : cette opposition au général qui, lui, serait l’apanage de la sociologie, de l’histoire, des sciences sociales, et – j’ajouterais – l’opposition au besoin de reproductibilité et de mécanisation qui domine la modernité. L’extrême singulier, Burgelin l’identifie à la première personne du singulier, « Je ». Dire « je » serait en quelque sorte l’ultime défense du fait littéraire contre les discours économiques et scientifiques qui sont en train de rendre totalement désuète l’expression littéraire.

Or, c’est exactement le singulier par rapport au fait littéraire qui m’intéresse, et cela non pas par rapport à l’avenir de l’écriture littéraire d’aujourd’hui, mais par rapport à ma discipline d’historien de la littérature, et par rapport à son objet : la Renaissance française. C’est dire que je voudrais, sans doute pour d’autres raisons, trouver un avenir à cette littérature qui passerait lui aussi par le singulier.

« Je » au sens où l’entend Burgelin me semble, pourtant, un contresens à la Renaissance, pour toutes les raisons que nous connaissons et que je cite en abrégé : le « je » ne véhicule point l’existentiel de la personne ; la première personne du singulier est prise en charge par divers discours, de la rhétorique au langage entériné dans les rites ecclésiastiques de la créature ; la première personne du singulier est absorbée par la pratique de l’imitation et de cette intertextualité sans limites subjectives ; elle est soumise aux attentes génériques qui valident en même temps la poésie au sens large, dans sa finalité universelle, etc.

À la Renaissance, ne faudrait-il pas aller chercher le singulier tout d’abord dans la « chronique » ou dans le « journal » en écartant la nécessité de la première personne du singulier ? Le singulier, ne serait-ce donc pas tout d’abord la trace d’un fait, d’un événement, au détriment de toute écriture qui serait « belle » ou « poétique », comme nous l’enseigne la poétique classique ? D’autre part, le singulier ne serait-il pas à chercher plus pertinemment dans le quasi-empirisme nominaliste ? C’est-à-dire dans la scolastique tardive, lorsqu’elle multiplie les paradoxes de la connaissance et de l’expression linguistique du particulier ? Ou encore, dans les déboires que connaît au moins théoriquement la justice lorsqu’elle affronte les cas perplexes, la diversité, et finit par recourir à des procédés de rescousse souveraine, comme l’équité et la raison d’état ? Et ainsi de suite.

« Je » est un contresens, pour moi, historien de la littérature du XVIe siècle, mais peut-être pas tant que cela, surtout si on comprend la première personne du singulier comme un seul parmi plusieurs procédés de singularisation se manifestant de préférence dans (ce que nous appelons aujourd’hui) la littérature à la Renaissance. La marque du singulier subjectif me conduit naturellement au genre lyrique, là où, nous le savons depuis longtemps déjà, le « je » ne serait qu’un nœud réunissant plusieurs éléments structurants hérités de la poésie érotique latine, de la lyrique médiévale, de la lyrique italienne, voire de la rhétorique. Tout cela est vrai. Le genre lyrique met en avant, pourtant, une panoplie de procédés du « singulier » sans représenter le singulier lui-même. Donc pas de « je » dans mon état irréductible, et pas de bien-aimée dans son individualité irremplaçable, mais toutes sortes de gestes qui visent précisément la singularité du « je » et la singularité du « toi », tout en évitant de les décrire.

Le poète chez qui je trouve un concentré, pour ainsi dire, de ces procédés du singulier est Pétrarque. Non pas le Pétrarque philosophe, moraliste, ou épistolier, ni forcément le Pétrarquisme, mais le Canzoniere lui-même. Je vous en fais une liste non exhaustive qui paraîtra banale à certains, mais sa banalité est preuve, aussi, de ce que Pétrarque a réussi.  Ces procédés ne viennent pas non plus de nulle part ; leurs formes primitives sont dispersées dans la tradition lyrique.

La liste comprend :

Une radicalisation de la distinction entre le passé et le présent, non pas sur le mode de la conversion, du repentir ou d’un quelconque passage progressif, mais sur le mode de la juxtaposition : « che son? Che fui? » (Nel dolce tempo, 23, 30). Être un « autre homme » que ce que j’ai été : non pas, « être meilleur, pire, plus âgé, plus faible » mais simplement « autre », et le dire non pas en puisant dans le trésor des mots mais en insérant ce qui est le plus prosaïque dans un contexte lyrique soutenu. Et s’approcher, par cette dénudation du lexique, à un langage « privé » en tous les sens du terme.

Une expression insistante de l’instant, une visée qui s’intensifie, du moment où tout bascule : « e la stagione e ’l tempo et l’ora e ’l punto » (61, 2). Le punctum, la plaie et l’instant, ce qui ne possède aucune extension mais constitue l’aboutissement du mouvement qui se fonde sur l’extension, d’où peut-être son rapport intime avec la fameuse antithèse pétrarquéenne : « chi ‘n un punto m’agghiaccia et mi riscalda » (105, 90).

L’opposition stratégique de l’indéfini et de l’absolument défini, surtout sous sa forme mille – una : « perch’io miri / mille cose diverse attento et fiso / sol una donna veggio » (127, 12-14). L’important me semble non pas la désignation elle-même de la personne singulière, mais sa désignation sur le fond de l’indéfini dans toutes ses connotations ; ce qui compte, c’est le procédé de définition radicale de l’existence d’autrui à partir d’un infini.

L’usage vraiment omniprésent du déictique, de l’indication ou de la monstration au détriment de la représentation, dans les moments affectifs les plus intenses. Donc « celle-ci » et non pas « la fille ravissante qui s’est assise sur de l’herbe fraîche ». Le déictique se double souvent d’un geste d’exclusion, comme dans la très célèbre chanson Gentil mia donna : « ogni altra cosa, ogni penser va fore, et solo ivi con voi rimanse Amore ». (72, 44-45). L’indication d’un espace intime, non pas sa description mais sa désignation, « ivi », dans le contexte d’une exclusion de toute autre chose : l’intimité est ici le produit d’un refus intense des moyens de la sémantique, la neutralisation du langage représentatif en faveur d’une pure direction existentielle.

Et finalement, sans doute en accord avec cette intentionnalité déictique du langage poétique, un refus implicite des ressources de la copia, de la variété des mots et des choses. Le lexique pétrarquéen, lorsqu’il concerne la louange de Laura, est d’une étonnante pauvreté : nous avons bella et dolce, et de temps à autre suave et mansueta. « Tu sola mi piaci » dit le poète, en se souvenant d’Ovide mais en se distanciant radicalement du poète latin, mais non pas : « ta personne me plaît parce que tu es ceci et cela, tu as fait ceci et cela, tes parents étaient ceci et cela, tout le monde te trouve admirable, etc. ».

Ce qui m’amène à la rhétorique, à la manière dont par exemple les commentateurs du Canzoniere ont compris cette poésie, ou au moins à ce qu’ils nous ont laissé de leur compréhension de Pétrarque. Je pense à Gesualdo, Castelvetro, Bembo, Filelfo, Tassoni et Velutello. Presque tous ces aspects à mon sens fondateurs du langage poétique sont ou bien ignorés, ou bien intégrés dans un cadre rhétorique qui insiste notamment sur la finalité persuasive des poèmes, sur l’argument ou la narration que le poème doit véhiculer, sur le choix de certaines figures, et sur l’ethos et le pathos constituant, et constitués par, les éléments du poème. En d’autres mots, sur ce qui permet à la poésie de servir une cause, et d’accéder à des vérités générales, comme le préconisent Cicéron, Boccace et la tradition poético-rhétorique qui s’ensuit.

Tout cela est bien, et tout cela nous permet de ne pas nous engager naïvement dans la voie du contresens. Notre discipline d’historiens de la littérature, et le « devoir » qui en découle, consisteraient en effet à refuser le geste d’identification, pour éviter la réaction du genre : « voilà, eux, ils sont comme nous, donc on n’a pas trop besoin de regarder de près. Puisque nous faisons tous la même chose, pourquoi ne pas se contenter du plus compréhensible, du plus pertinent, c’est-à-dire du plus récent ? » Nous les historiens de la littérature expliquons voire renforçons, pour des besoins heuristiques et hygiéniques, l’altérité du passé. L’analyse ou plutôt le commentaire rhétorique me paraît un moyen non seulement efficace, mais profondément vrai, et vérifiable. Comme d’ailleurs le très large domaine de l’Ethica, de l’éthique, de « l’économie », de la « politique », de la philosophie morale se diffusant dans toute la culture lettrée de l’époque. Je suis le premier à avouer que sans comprendre la théorie des rapports humains et du bien-vivre que le Moyen Âge et la Renaissance ont héritée de l’Antiquité, on ne peut absolument pas accéder à une connaissance du monde pensé par ces époques. Ni, a fortiori, à une connaissance de la littérature.

Mais – et c’est là où je conclus – je crois que nous avons peut-être un peu trop insisté sur cette altérité, pour deux raisons. Tout d’abord pour une raison de « survie » : je crois notre discipline beaucoup plus fragile aujourd’hui que, disons, dans les années 70, quand nous étions sous la menace constante du fantôme qu’était la « relevance » (la pertinence, l’à-propos). (Je parle du contexte américain : dans les années soixante-dix, dans un cours, disons, sur Ronsard, on entendait régulièrement la question : « et la guerre au Vietnam ? »). Les remèdes doivent être moins âpres, car le patient est plus faible. La deuxième raison concerne moins notre survie matérielle. Il me semble qu’une grande partie de ce que fait le texte poétique et sans doute la « littérature » n’est pas « théorisé » par l’époque dans laquelle il est produit, et nous avons pleinement le droit de relever ce qui n’est pas dit, en l’occurrence des phénomènes qui relient la poésie à son avenir possible.

Johannes Türk :

Je voudrais remercier Hélène Merlin-Kajman et François Cornilliat, ainsi que leurs collaborateurs, surtout Sarah Nancy, pour l’organisation de ce colloque et pour leur invitation généreuse. Il y a longtemps que je n’ai pas parlé en français plus de deux minutes et je n’ai jamais parlé en français dans un colloque. J’ai deux propositions à faire, l’une est une improvisation née des discussions de ces deux derniers jours ; l’autre est le texte conçu pour le colloque. La première partie concerne plus la question de l’enseignement. En repassant le fil de nos discussions des deux derniers jours, je me suis rendu compte que, d’une certaine façon, la question de la littérature ne se pose de cette façon ou ne s’est longtemps ainsi posée qu’en France. Aux États-Unis, l’enseignement secondaire n’a rien à voir avec l’éducation universitaire, donc la plupart des enseignants ne font jamais un vrai programme. Aussi, entre la question de la littérature, de l’enseignement secondaire et le travail académique, il y a des ruptures. […] Si on revient au XVIIIe siècle, on voit ce qui est l’origine de l’invention de la littérature, je crois qu’on a tout à y gagner ; donc je voudrais faire un plaidoyer pour une définition de la littérature qui est près de la définition qu’en ont donnée des penseurs du XVIIIe siècle. La raison est qu’ils définissent la littérature à travers le terme d’imagination ; celui-ci couvre ce que nous entendons par les Belles Lettres. Et l’autre terme est celui de la beauté. Je crois que Kant est celui qui, peut-être, formule la définition la plus intéressante de ce qui constitue la beauté. Elle est caractérisée à travers trois moments : 1) la suspension du concept ; 2) il faut regarder quelque chose comme si une intelligence supérieure avait créé cette forme pour parler à notre entendement ; 3) la beauté est une généralité sans concept : j’invite quelqu’un à regarder quelque chose qui me semble beau et je ne peux pas l’y amener avec un concept qui généralise ce jugement d’une façon logique ou conceptuelle. Il me semble que cette conception ne caractérise pas ce qui est vraiment le moment littéraire dans une interprétation. La raison est la suivante… Normalement, l’interprétation essaie, par exemple, de situer un texte dans son contexte historique et elle engage là une question de savoir ; ça peut être un savoir linguistique, de la langue, ou bien scientifique, ou bien sur l’histoire, sur la politique ou la vie quotidienne d’une certaine époque, sur les humeurs, etc. Mais ça n’a rien à voir, à mon avis, avec l’esthétique et le moment littéraire. C’est un exercice cognitif que les historiens peuvent faire aussi bien que ceux qui s’occupent d’histoire de la littérature. Je vais vous donner un petit exemple : j’enseigne quelquefois les Essais de Montaigne, plus précisément « De l’exercitation ». Bien sûr, on peut regarder l’histoire de la vie religieuse, on peut regarder l’histoire du texte et de la vie politique – et cela permet d’informer le texte de manière souvent intéressante – mais je crois que le moment esthétique est le moment où on observe une forme émergente dans le texte et quelquefois ça peut être le moment où le savoir qu’on a est faux. Moi, par exemple, pendant longtemps j’ai pensé que « exercitation », étymologiquement, ça a à voir avec « citation ». Et toute une lecture s’en est suivie, une lecture qui est la mienne, selon laquelle ce texte de Montaigne porte sur la relation entre le savoir de quelqu’un d’autre, de quelqu’un qui a observé, vu et qui a une expérience de ce qui n’est pas l’expérience du narrateur : parce que lui ne sait pas comment l’accident lui est arrivé, etc. Le narrateur ne peut pas vraiment raconter l’histoire de cet accident, et cela apparaît de manière intéressante à partir des citations latines et italiennes. Et donc, à partir d’une fausse étymologie, j’ai fait des observations sur ce texte, j’ai dégagé une forme naissante et, à la fin de ce processus, je suis arrivé à une lecture bien sûr conceptuelle mais qui l’a dépassée à travers un moment esthétique et à travers une fausse étymologie. Le moment esthétique, qui est sans concept et qui est l’observation d’une forme naissante est un moment qui caractérise l’expérience littéraire et qui me permet d’enseigner la littérature de manière vivante. Ce texte de Montaigne m’intéresse aussi parce que, là, se pose aussi une question qui est très importante pour moi : c’est la question de la relation entre la littérature et l’ontologie, donc la vie, si l’on veut, même si je n’utilise pas ce terme parce qu’il est trop emphatique. J’essaie de trouver une relation que je définis à travers la relation esthétique entre la vie et l’imagination. Je pense qu’elle doit trouver une place qui est plus intéressante que ce que l’on pense habituellement. Cela constitue une transition avec la seconde partie de mon intervention, sur la question de l’immunisation, qui m’intéresse, notamment parce que le terme est situé entre la vie, l’ontologie, et la littérature...

« La littérature comme immunisation »

Pouvons-nous dire que l’immunisation est un concept clé pour penser la littérature aujourd’hui ? Et se pourrait-il que l’immunisation relie la littérature au futur, à son futur dans le double sens du terme : le futur que la littérature produit, et qu’elle ouvre dans le même geste, ainsi que le futur qu’elle a en tant qu’institution ? L’histoire de la littérature, et de sa théorie, est riche de concepts et de métaphores qui n’ont jamais été intégrés au canon terminologique de la théorie littéraire. Le concept d’immunisation occupe une place privilégiée parmi ceux-ci. Depuis le poète historien Thucydide, le premier auteur à parler d’immunisation acquise naturellement, en passant par Rousseau, puis Marcel Proust, l’immunisation n’apparaît pas seulement sous la forme d’une métaphore ou d’un thème dans les textes littéraires. En réalité, comme j’ai essayé de le démontrer dans mon livre[1], elle a tendance à décrire les œuvres dans lesquelles elle apparaît, et elle devient un concept essentiel pour réfléchir à ce que la littérature fait et la façon dont nous la comprenons.

Je commencerai par un exemple du 18ème siècle, lorsque l’inoculation de la variole commence à être pratiquée en Europe de l’Ouest : en dehors de la version de la préface à La Nouvelle Héloïse de Rousseau publiée à titre posthume, l’exemple le plus remarquable pour notre réflexion sur la littérature comme immunisation apparaît dans l’œuvre de Schiller, Du Sublime. En nous exposant à la souffrance et au mal, la tragédie possède, selon Schiller, une fonction thérapeutique. Chaque fois que nous assistons à un mal terrible qui se produit sur la scène, notre résistance à son impact en tant qu’évènement réel s’accroît :

[…] plus l’esprit renouvelle souvent cet exercice de son activité propre, plus il lui devient une facile attitude, et plus il gagne les devants sur l’instinct sensible, si bien qu’enfin, au jour où le malheur artificiel et imaginaire fait place à une sérieuse infortune, il est en état de la traiter comme il eût fait un malheur artificiel et (dernier et suprême ressort de l’humaine nature !) de transformer une souffrance réelle en une émotion sublime. Ainsi le pathétique est, pour ainsi parler, une sorte d’inoculation de l’inévitable sort, laquelle lui ôte sa malignité, et détourne ses coups sur les côtés par où l’âme est le mieux fortifié [2].

Après cette inoculation, le spectateur est prêt à subir les évènements douloureux. A travers la transmission pathétique d’un malheur fictif, le théâtre permet de produire des réactions appropriées. On peut donc le définir comme une institution qui extrait la souffrance de son contexte naturel et la transfère dans la dimension du jeu, afin de nous y préparer : « non pas en ignorant les dangers qui nous entourent – car nous devons mettre fin à l’ignorance – seule notre connaissance des dangers est notre salut » [3].

L’utilisation par Schiller de la métaphore liée à l’immunité n’est pas nouvelle. J’ai montré [4] que sa référence suit le commentaire de Robortello sur la première traduction latine de la Poétique d’Aristote au début du 16ème siècle. Robortello disait que la représentation pouvait préparer le spectateur à des scénarii potentiellement douloureux pour ceux qui y assistent :

Lorsque des hommes assistent à des représentations, ils entendent et voient des acteurs qui disent et jouent ces choses qui se rapprochent de la vérité, et ils ressentent en général la douleur, la peur et la compassion. Il en résulte que lorsqu’ eux-mêmes font l’expérience que tout homme doit faire, ils ressentent moins de douleur et de peur. [2].

Au contraire, une personne « qui n’a jamais fait l’expérience d’un désastre ressentira plus tard une tristesse plus violente, s’il devait lui advenir une épreuve inattendue ». La tragédie comble l’absence de ces évènements dans le cours de l’existence humaine qui ne nous y prépare pas. « De plus, les hommes ne font pas souvent l’expérience de la douleur ou de la peur réelles. Cependant, quand les poètes dans la représentation de leurs tragédies présentent des personnages et des évènements qui méritent une grande sympathie et l’effroi justifiable de tous, […] les hommes apprennent la nature de ces choses qui provoquent la compassion, la douleur et la peur. » Ainsi, « lorsque l’on se souvient que de pareils désastres sont arrivés à d’autres », cela revient à faire face àun monde dans lequel « personne n’est à l’abri ou immune d’un désastre » [5].

A l’époque de Robortello, l’immunité est principalement un terme légal qui signifie une exemption ou une protection légale, et ne fait référence que dans de rares cas à une métaphore de la résistance à une maladie infectieuse. Ce qui est alors en jeu n’est pas le transfert de la connaissance médicale à la théorie littéraire ou le remplacement du littéraire par le médical mais plutôt une expérience qui s’inspire d’équivalents dans d’autres domaines pour trouver sa forme. Comme Rousseau, qui écrit dans La Nouvelle Héloïse : « Dans les temps d’épidémie et de contagion, quand tout est atteint dès l’enfance, faut-il empêcher le débit des drogues bonnes aux malades, sous prétexte qu’elles pourraient nuire aux gens sains ? » [6], Schiller s’inspire des détails de la connaissance médicale pour décrire l’équivalent littéraire de la technique de l’inoculation, la médecine étant devenue le lieu privilégié où apparaît cette pratique depuis le 18ème siècle. La transmission prophylactique de la négativité/du négatif suit ses propres règles, de l’utilisation d’un virus bénin jusqu'au moment où doit avoir lieu l’opération. On trouve bien sûr d’autres genres en dehors de la tragédie qui s’inspirent de la métaphore. Le roman d’apprentissage en particulier l’utilise de façon intéressante.

Qu’est-ce qu’une immunisation littéraire ? Dans le sens le plus large, l’immunisation articule les conflits. Ces conflits ne sont pas nécessairement tragiques, mais ils recouvrent tout évènement qui contredit les attentes et mène à une logique ou situation aporétique. L’immunisation est une irritation préventive initiant une séquence de conflits systémiques qui n’ont pas encore eu lieu. L’évènement négatif est présenté afin de nous apprendre à tolérer les contradictions et repousser le moment d’une réaction potentiellement destructrice. Il est important que ces conflits soient miniaturisés et qu’ils ne causent pas, ou ne soient pas équivalents à, une épidémie réelle ; la logique de l’immunisation offre plutôt des procédés imaginaires qui n’ignorent pas la sphère du « comme si ». Ainsi, on peut comprendre la littérature comme institution non pas comme elle se définit à travers une relation de mimésis à un contexte historique, mais à travers une forme qui anticipe et par là-même ouvre la voie au futur en dépit de sa nature négative. La littérature entretient un lien fort avec l’avènement de l’époque moderne, temps où le risque et la nouveauté sont perçus comme des valeurs essentielles à la vie, bien qu’elles apparaissent aussi à des périodes antérieures. Depuis qu’au courant du XVIIIe siècle, la notion de littérature s’est détachée des « belles lettres » et a été coupée des sciences et des autres arts avec les concepts de « beauté » et d’« imagination », les effets prophylactiques et thérapeutiques de la littérature ont été marginalisés au profit de sa constitution en tant qu’objet esthétique produit par un génie, et l’ont reliée à la culture du goût. N’était-il pas temps d’abandonner la vision rhétorique qui consistait à se concentrer sur les effets ? En introduisant la douleur dans la littérature, ne cherchait-on pas à ce qu’elle soit apaisée et dominée par le plaisir esthétique? La discussion universitaire sur la littérature s’est concentrée sur la littérarité et autres moments d’auto-réflexion, ou d’autre part sur le contexte historique de l’émergence d’un texte en particulier. La critique historique et la critique esthétique représentent les deux faces d’une même pièce. Bien sûr, l’immunisation s’appuie aussi sur le littéraire comme sphère exempte de la pression des décisions pragmatiques de la vie quotidienne, en cela similaire à l’espace de la psychothérapie. Mais cet espace est la forme disloquée dans laquelle le futur peut entamer sa conversation avec le risque. On observe toutefois que l’espace hétérogène qu’est la littérature a beau être un espace de liberté dans lequel s’invite l’esthétique, on y voit se développer des interventions intenses qui peuvent changer une vie, sans pour autant qu’elle devienne normative comme le ferait un manuel pour prendre des décisions. Une telle vision de la littérature exige un concept de réception où l’intensité d’une expérience de lecture conflictuelle devient une mesure de la vérité littéraire. Un point de départ possible pour ce concept de lecture pourrait s’appuyer sur les remarques de Freud dans « L’analyse finie et l’analyse infinie » notamment, à propos de la possibilité de provoquer des conflits latents à travers l’analyse. On peut aussi se référer à ses commentaires sur l’efficacité de la lecture d’écrits psychanalytiques : à moins qu’ils ne touchent un conflit latent ou réel, le fait de lire ces écrits restera sans effet. Bien que Freud émette des réserves en ce qui concerne la provocation de conflits possibles dans l’analyse – se référant en cela au proverbe « Ne réveillez pas le chat qui dort » - le tarissement des conflits possibles est le but explicite de la thérapie des futurs analystes et donc une possibilité analytique. Et bien qu’il ait également des doutes sur l’efficacité de la lecture d’écrits psychanalytiques, il développe une théorie implicite de son impact.

Un des avantages de l’apprentissage que l’on fait à travers les œuvres littéraires est qu’elles nous permettent d’apporter des réponses variées au sein des possibilités qui nous sont ouvertes par un texte spécifique. Cependant, nos habitudes cognitives relèguent souvent la dimension de l’immunisation au second plan, et nous la considérons comme un sujet appartenant à un domaine non intellectuel et indigne du monde universitaire – pourtant, nous avançons dans notre vie enveloppés des mécanismes qui s’en dégagent. Alors que la plupart de la recherche littéraire est de nature épiméthéenne, se focalisant sur un corpus de textes du passé, sur leur production et ce qu’ils ont à nous dire, la littérature semble plutôt suivre une logique prométhéenne, regardant vers le futur qu’elle articule et les conflits qu’il engendre. J’espère avoir pu partager avec vous un aspect crucial mais négligé de la question posée à la littérature dans ce colloque : « Littérature, où allons-nous ? » La réponse que je propose est « vers l’avenir de la littérature ».

Je remercie Morgane Flahault pour son aide à la traduction.

Catherine Croizy-Naquet,
« Dislocation de la discipline “Littérature” » ?

Tout d’abord, je voudrais remercier vivement les organisateurs pour leur invitation. Comme le disait très justement Jacqueline Cerquiglini au tout début du colloque, la littérature médiévale existe, et sans guillemets. Elle existe en effet et elle est, comme telle, partie prenante de la discipline « littérature » qui s’enseigne, tout en étant doublement menacée.

Une menace de dislocation de l’intérieur :

Au sein de la discipline « littérature médiévale », dans la recherche et dans l’enseignement, deux tendances compromettent ce qui fait sa singularité.

La première est l’hyperspécialisation marquée par un retour à la philologie sinon à la codicologie.

– Sous l’impulsion de Gaston Paris, la philologie a joué, on le sait, un rôle éminent dans l’avènement des études médiévales comme une science du langage appartenant à la science de l’histoire (A. Compagnon). Ce basculement a mis en relief l’importance décisive des connaissances philologiques préalables à toute analyse des textes. La littérature médiévale conditionnée par les techniques imparfaites de fixation de l’écrit suppose de résoudre en effet un certain nombre de questions liées à la « manuscriture ». De même, la langue médiévale peu homogène, au moins aux origines, empreinte de variantes régionales, requiert un savoir sur l’ensemble des dialectes rangés sous l’acception « ancien français ».

– Cette situation a conduit un certain nombre de spécialistes, mûs par la crainte de forcer le texte et encouragés par le développement du numérique, à se fixer sur le seul objet manuscrit par la voie des catalogues, des répertoires et des nomenclatures à base essentiellement historique, au point de rompre le rapport dialogique qui se noue entre le manuscrit et le texte originel perdu. Le retrait interprétatif est pourtant contraire à ce que la philologie met en évidence, c’est-à-dire le caractère dynamique du texte qui s’impose comme pratique dans la mesure où nous ignorons si souvent tout de son auteur, de ses intentions, de son milieu de formation relevant d’un monde culturel devenu pour nous étranger. Il contrarie la « conjointure » nécessaire de la littérature et de la philologie, « ce mode d’être moderne du langage », selon Michel Foucault.

Pour la discipline, la seconde menace réside dans la manière de travailler le texte.

– L’application de méthodes critiques et d’un appareil théorique pensés initialement sans prendre en compte le corpus littéraire médiéval (à quelques exceptions près : T. Todorov, J. Kristeva) engendre des anachronismes et/ou des contresens (notion explorée par le groupe Transitions) : contresens philologique et historique et contresens « littéraire » lorsqu’on néglige la tradition d’une littérature pourvue de marques stylistiques constantes. Paul Zumthor la présente du reste comme un vaste « texte » superposé à une histoire dont les mouvements sont connus par d’autres moyens. L’usage de théories critiques sans l’historicisation qui leur confère leur pertinence conduit à ignorer ce qui fait l’altérité de la littérature médiévale : le formalisme des textes, l’aspect symbolique de leurs codes, le caractère rituel de leurs jeux, l’imaginaire qu’ils créent etc.

– Contextualisées, de nombreuses grilles d’analyse, qu’elles soient socio-historiques, anthropologiques, thématiques, structurales ou post-structurales, folkloriques, théologiques ou mythiques, font heureusement progresser la connaissance du corpus. Mais elles reposent trop souvent sur une approche « externe » du texte, celle qu’empruntent les historiens et les historiens de la littérature, s’appuyant sur des présupposés contextuels, religieux, politiques et culturels. Ces méthodes qui font d’une œuvre l’illustration d’un moment, d’un message, d’une idéologie, tendent à marginaliser ce qui fait qu’un texte est un texte littéraire générant son propre univers de référence.

C’est à dessein que j’insiste sur ces dérives qui nuisent à la discipline car elles privent, me semble-t-il, l’étudiant, l’élève et tout lecteur d’un accès au travail poétique des textes sur le langage et sur le monde fictionnel qu’ils mettent en place. Cela ne remet nullement en cause les avancées théoriques ni les progrès considérables en philologie et en linguistique, qui ont bénéficié à la compréhension de la littérature médiévale. L’altérité du Moyen Âge réclame cependant une vigilance de tous les instants et une interrogation constante sur le « fait littéraire » (expression de P. Zumthor) pour mettre au jour la poétique qui l’informe et pour lui donner sa juste place dans la littérature, une place qu’on ne lui concède pas naturellement.

Une menace de dislocation de l’extérieur :

La discipline est en effet fragilisée par la crise identitaire qui frappe la littérature de manière générale mais aussi par la mise à l’écart dont elle est parfois l’objet. Deux aspects peuvent l’expliquer :

En premier lieu, les dimensions philologiques et linguistiques, fondamentales pour l’étude d’une langue et d’une littérature neuves, brouillent souvent l’image du médiéviste perçu comme un technicien de la langue. Dans le pire des cas, elles réduisent la littérature médiévale à l’épreuve d’ancien français des concours de recrutement de l’enseignement secondaire. Cette perception naît peut-être en partie du lourd héritage que nous a légué Gaston Paris. Si l’on ne peut dissocier une littérature qui se développe selon ses modes propres et la langue romane accédant à l’écrit, on peut cependant distinguer la littérature de la philologie, enseignée comme une science à part entière.

Le second aspect réside dans l’idée commune selon laquelle la littérature médiévale relève du temps des origines. Sans doute peut-on y voir les traces indélébiles d’une conception romantique. Le Moyen Âge est sans conteste le moment où naissent de concert la langue et la littérature vernaculaires. Et c’est si vrai que dans la plupart des colloques transéculaires, les médiévistes interviennent toujours en premier lieu.

– Mais l’envers de cette reconnaissance est présent dans le choix du terme « origine » qui ramène cette littérature à quelque chose de primaire, d’inabouti, de balbutiant. C’est oublier pourtant qu’une extraordinaire effervescence créative a caractérisé la période – les médiévaux emploient le terme « enfances » (au pluriel) pour désigner justement le temps où, dans une sorte de prolepse, tout est conçu, expérimenté, annoncé et projeté. C’est oublier aussi que la littérature médiévale est dès l’origine consciente d’elle-même et de ses moyens.

Sa méconnaissance est accusée par les effets persistants d’une histoire littéraire, toujours plus ou moins prisonnière de la perspective lansonienne, décidant arbitrairement des corpus et dressant un catalogue immuable de « classiques ». De la littérature médiévale, on connaît les « grands » textes et les « grands » auteurs qui, tout géniaux qu’ils sont, ne reflètent qu’un pan de la production médiévale.

– Dans l’enseignement supérieur, la diversification des corpus s’est heureusement répandue. En revanche, dans le programme des concours de recrutement, les mêmes textes sont toujours sollicités : cette année, pour la énième fois le Roman de la rose de Guillaume de Lorris. Il en va sans doute ainsi pour les siècles « classiques », même s’ils sont un peu moins antédiluviens que les XIIe-XVe siècles. Le tropisme « monumental » caractérise aussi bien l’enseignement secondaire : des générations de collégiens et de lycéens lisent le Roman de Renart soigneusement censuré bien sûr, l’un des romans de Chrétien de Troyes, les textes du Graal et les poèmes de François Villon, l’éternel mauvais garçon et poète maudit.

– Plus que tout autre, la littérature médiévale comme discipline est donc victime de clichés et de préjugés, de méfiance et de condescendance. Ce rapide état des lieux demande là encore à être nuancé. Il ne doit pas masquer la vitalité de la recherche, ni l’engouement que le Moyen Âge suscite parmi les étudiants et les élèves. Pour l’avenir de la discipline, il importe néanmoins de montrer que la littérature médiévale existe autrement que par ses monuments « littéraires », et que la langue qui la porte et qu’elle porte n’est pas morte. C’est sur le rôle qu’elle joue ou peut jouer dans (et pour) la littérature française que je souhaiterais conclure, à partir du constat suivant.

La littérature médiévale, entre héritages et résurgences :

En littérature comme en histoire médiévale, la recherche s’effectue dans un « entretemps » suivant le titre que Patrick Boucheron a donné à son ouvrage paru en 2011. Cet entretemps est constitué d’interférences idéologiques, historiques, culturelles, critiques et affectives. Pour le médiéviste, se confronter à l’altérité médiévale revient à découvrir et identifier les rapports d’étrangeté ou de dissonance, de ressemblance ou de résonance qui s’instaurent avec le présent de la lecture.

C’est donc dans un mouvement d’articulation entre le Moyen Âge et aujourd’hui que doit se penser ensemble la spécificité du « fait littéraire » médiéval et les théories contemporaines. Comme l’a indiqué, il y a longtemps déjà, Paul Zumthor, il s’agit pour cela de « rehistoriciser un ensemble conceptuel élaboré en théorie, c’est-à-dire par une déshistoricisation des faits, en introduisant et en valorisant fortement un certain nombre de facteurs tenant aux conditions réelles de production du texte à analyser ».

Cette démarche herméneutique, tout en révélant la permanence des questionnements sur la littérature, contribue à mettre en évidence à la fois la singularité du processus créatif médiéval et son caractère archétypal. Sous le signe de la translatio, la création au Moyen Âge est d’entrée intertextuelle et se veut comme telle : elle affiche ses modèles soit pour les conforter dans leur statut d’autorité soit pour s’en affranchir et, ce faisant, elle exige un engagement actif de la part du lecteur sollicité pour les décrypter et en jauger les réécritures fidèles ou les recréations critiques.

– De ce point de vue, la littérature médiévale est intimement concernée par les travaux actuels sur la production et la réception des textes, sur les scénographies de la lecture et sur les mondes virtuels que bâtit la fiction ou que le lecteur imagine à partir d’eux. Les formules les plus diverses y sont en effet mises à l’épreuve dans les contours d’une tradition forgée sur des modèles poétiques. L’anonymat, la manifestation simultanée de l’oral et de l’écrit, et la mouvance du texte qui lui sont propres, contribuent à bousculer et à repenser les notions d’auteur/acteur, les concepts de transmission et de mémoire, les frontières de l’histoire et de la fiction, et à ouvrir de nouveaux chantiers d’investigation. L’un des plus productifs concerne très certainement les liens unissant le vers et la prose : on ne les envisage jamais dans leur globalité ni dans la longue durée, alors qu’ils semblent essentiels à la formation de la « littérature » médiévale.

– Le retour des formes et des images médiévales dans la création littéraire et artistique exprime la richesse d’une littérature qui, dans un mouvement incessant et sous le signe de l’échange et du mélange, se révèle pérenne, à la fois lointaine et contemporaine. Songeons simplement à Yves Bonnefoy, Jacques Roubaud ou Florence Delay, dont les expériences poétiques sont plus ou moins pétries par l’écriture et l’imaginaire que transmet, entre autres, la littérature du Graal.

La littérature médiévale, dans sa dynamique même, n’est donc pas un îlot dans la littérature, voire une sous-discipline rendue difficile par ses exigences linguistiques ou par son statut de langue morte (autrefois on parlait de vieux français). Saisie dans une perspective transhistorique et non plus dans le seul cours d’une histoire littéraire clivante, elle participe activement au questionnement sur ce qu’est la littérature et sur ses apories. Elle oblige en effet à repenser les critères de littérarité (autour des notions de rhétorique et de poétique), les catégories ou les classifications, la répartition par genres dont elle récuse le bien-fondé. Il n’est qu’à penser aux œuvres se partageant le champ de la fiction et de l’histoire dans les prologues desquelles les auteurs s’interrogent sans relâche sur le rapport qu’entretient le récit avec la vérité et/ou avec le réel.

Déroutante par le mélange des genres, des registres et des tons, la littérature médiévale est donc un lieu de réflexion fécond sur ce qui nous réunit aujourd’hui par son altérité et sa proximité simultanée, par sa fausse familiarité. La reconnaître comme une réalité vivante et complexe, comme une Babel « littéraire », selon les mots de Daniel Poirion, inscrite entre un passé modélisant et un avenir qu’elle prépare consciemment (elle est peut-être, à suivre Pierre Bayard, du plagiat par anticipation ou plutôt du plagiat réciproque), la reconnaître comme telle donc est une façon de redonner du sens à la discipline « Littérature » en construisant, par-delà les déterminismes socio-historiques et les diktats de l’histoire littéraire, une mémoire collective et « ouverte » du texte « littéraire ».

Discussion

François Cornilliat [aux conférenciers] : Merci beaucoup à tous les trois de ce nouveau va-et-vient entre différentes notions de ce que peut être la littérature [inaudible]. Avez-vous des questions ou des réactions, des commentaires, à ce que vous venez de dire ?

Ullrich Langer : J’ai simplement été frappé par la coïncidence des métaphores [inaudible].

Hélène Merlin-Kajman : Je voudrais simplement, d’abord, poser une question à Johannes Türk. Est-ce que vous pourriez préciser le rapport entre votre travail sur l’immunologie et ce que vous avez dit au début sur l’esthétique ? Est-ce qu’il y a un rapport ? [inaudible] Est-ce que l’esthétique et l’immunologie seraient l’une et l’autre des modes de partage du sensible ?

Johannes Türk : Je trouve difficile d’établir un lien entre les deux. C’est pour ça que ma première partie a consisté dans des réflexions que j’ai sur ma propre pratique à partir des discussions de ces deux derniers jours. Mais on pourrait essayer d’établir un lien, il me semble que ce que Freud décrit, ça s’approche d’une intention esthétique, en fait, parce que c’est une intention qui est continue, qui est en attente ; il y a une tension, quelque chose qui engage les différentes dimensions de l’être humain et on pourrait essayer de dire que l’enjeu esthétique, c’est de pouvoir conduire à la résurgence, l’apparition des conflits psychiques. Ça serait une possibilité de trouver un lien entre les deux. Et, en général, je trouve qu’en fait les écrits de Freud sur l’analyse sont les plus intéressants écrits qui pourraient mener à une théorie du littéraire, plutôt que les écrits sur le plaisir. Parce que là, il pose des questions comme par exemple : qu’est-ce que font les facultés humaines dans la situation analytique ; comment je peux les mener, comment quelque chose peut apparaître dans une trame artificielle ? Il ne s’agit pas d’une analyse psychanalytique de la littérature, mais plutôt : est-ce qu’il y a quelque chose, au sens technique, dans ces écrits qui pourraient aider à trouver des modes de lecture ? Il y a un lien, dans la situation analytique, entre le récit et l’interprétation qui mène à la notion d’autorité, à ce qu’est un auteur… Et la question du transfert est très présente. À partir des années vingt, la répétition est une répétition existentielle dans une situation qui, de manière intéressante, est entre réalité et imagination, et projection. Mais est-ce que ça mène quelque part ? [rires]

Jacqueline Cerquiglini : Moi, je voudrais revenir sur le premier point développé par Catherine et adresser une question à tous. Cette menace de dislocation de l’intérieur, est-elle partagée par tous les siècles ? On a beaucoup réfléchi jusqu’à présent sur les différents types de lecture et j’aimerais bien, peut-être, qu’on s’interroge sur les différentes manières de donner à lire. Est-ce qu’il y a des pratiques d’édition de textes différentes ou comment on entre dans la lecture, comment on oriente la lecture à partir d’éditions de textes ? Est-ce qu’on peut avoir une vue commune sur ce point, quels que soient nos siècles ?

Hélène Merlin-Kajman : J’ai une autre question qui s’adresse également à tout le monde. Ce qui me frappe, c’est qu’en pensant « dislocation de la discipline », au singulier de « la », nous pensions que la question s’adressait à tous les siècles confondus. Mais chacun l’a prise à partir d’un point de vue séculaire. Comment se situe ce que vous avez formulé comme une menace par rapport à vos siècles, intérieure à vos siècles, par rapport à l’ensemble de la discipline ? Autrement dit, est-ce qu’on n’est pas déjà dans une dislocation très ancienne de la discipline quand on voit que, spontanément, c’est à partir de vos siècles propres que vous avez pensé la question ?

Catherine Croizy-Naquet : En fait ce terme de « discipline » ne fonctionne absolument pas pour ce qui serait de la littérature au Moyen-âge. Pour le Moyen-âge, on parle de théologie et de différentes choses mais quelque chose comme la littérature médiévale ne peut exister à partir de notre pratique des textes. […] C’est plutôt un matériau dont on dispose, plutôt qu’un ensemble de disciplines qui peuvent être formalisées comme telles. C’est très net, par exemple, dans toutes les œuvres qui travaillent sur la fiction et sur l’histoire, où l’on voit très bien que le terme même évoque des frontières qui n’existent pas. On a l’impression que dans les siècles postérieurs, les frontières ont été davantage définies que dans notre pratique.

Ullrich Langer : [inaudible] tout dépend du niveau auquel on pose la question. Il ne me semble pas, surtout maintenant, qu’on soit dans la situation extrêmement conflictuelle qu’on a vécue pendant le structuralisme, quand toutes les disciplines historiques étaient mises en question. À travers notre discipline, on a retrouvé une certaine cohérence mais, de l’extérieur, on ressent des attaques constantes, – de l’administration, de la société de manière générale –, donc je ne crois pas que ce soit une question d’unité de la discipline.

François Cornilliat : Si je puis me permettre, j’ai quand même l’impression qu’il y aurait des choses analogues, spécifiques [inaudible]. Il se trouve que je travaille actuellement – c’est la faute de Nathalie Dauvois, ici présente ! - à l’édition d’un texte de Jean Bouchet, le Panegyric du Chevallier sans reproche, à certains égards illisible. Donc donner à lire à qui – on voit bien trois quatre collègues que cela intéressera. Et, en même temps, ce texte, évidemment, je l’ai trouvé intéressant, à bien des égards. Jean Bouchet n’est pas un écrivain négligeable. Il s’agit d’un texte très beau [inaudible]. Mais, d’une manière générale, dans nos études de la Renaissance, on assiste à un effet de corpus et, par une analogie un peu démagogique, mais qui moi me parle, j’appelle ça l’effet « Musée d’Orsay ». On fait un musée de la peinture de la seconde moitié du XIXe siècle et l’on refuse, pour constituer ce musée, la question ou le jugement de goût. On refuse de préférer Manet et l’on met tout le monde. Les visiteurs sont soumis à cette expérience totale et qui est, dès lors, totalement équivoque, c’est-à-dire soit une esthétique de l’éclectisme radicalisé soit une approche purement historique telle qu’on entre dans un musée, mais dans un musée de l’histoire de la peinture du XIXe siècle, ce qui n’est pas du tout la même chose. Ce musée a ouvert au début des années quatre-vingt, je ne me souviens plus. Voilà, et maintenant, la Renaissance c’est un peu pareil. On édite à tour de bras. Si on regarde du côté de l’édition de textes, il y a une certaine hypertrophie ; elle est considérable, avec des textes complètement illisibles. On édite un texte parce que Machin l’a écrit en 1530 ou en 1533. En quoi c’est intéressant ? J’y participe. Cela m’arrive de trouver ça intéressant. Mais on ne peut plus dire que c’est redécouvrir des minores. On a un effet de corpus massif qui est de nature, à certains égards, à troubler la définition de la littérature. Ça devient une question d’accumulation du savoir dont il n’est même plus évident qu’elle ait besoin d’un concept de la littérature. C’est plutôt un concept d’édition...

Nathalie Dauvois : [inaudible] On publie tout, c’est notre mausolée à nous ; au moins on espère laisser ainsi notre marque, que ça va continuer à vivre. Et si on numérise tout, on pourra entrer dans les textes par un mot... C’est un autre medium, qui permettra un autre type de lecture, qui va prendre le relais.

Johannes Türk : À partir des années quatre-vingt, il y a une explosion du corpus, pour des raisons politiques et institutionnelles, et il y a aussi une réaction contre ça. Cette réaction, c’est qu’il y a un moment où d’un côté, il y a deux ou trois spécialistes seulement qui connaissent un auteur et, d’un autre côté, il y a de moins en moins d’auteurs sur lesquels on publie de plus en plus. Pour les Romantiques, il y a cinq auteurs sur lesquels cent articles paraissent chaque année, tandis qu’il y a quarante ou cinquante auteurs sur lesquels on publie un seul article. La canonisation n’a pas seulement la fonction d’un jugement esthétique mais c’est comme une création des places communes pour la discipline. On peut savoir ce qu’est la littérature pour le XVIe siècle parce que tout le monde qui travaille sur le XVIe siècle connaît au moins dix ou quinze auteurs. C’est très intéressant parce que ça démontre la cohérence et aussi la complexité d’un certain savoir sur une époque [inaudible].

Myra Jehlen : La question des deux musées – celui de l’art immortel et celui purement historique – me fait beaucoup réfléchir. Il me semble qu’il doit être possible, mais c’est difficile d’un point de vue politique aux États-Unis, peut-être pas ici, de faire des choix. Mais mettons ça à part, on peut avoir un musée dans lequel on a à la fois des tableaux qui sont reconnus comme des tableaux et d’autres qu’on ne présente pas pour leur excellence mais à cause du contexte. Je me souviens d’une exposition où je crois avoir vu un Caravaggio, c’était à Rome, il n’y en avait qu’un et il y avait six ou sept autres tableaux et c’étaient les tableaux qui avaient été sur les murs de la salle au moment où le Caravaggio avait été d’abord exposé. C’était fascinant ; le seul principe était l’histoire. Tout à coup, on le voyait d’un autre œil. Ce n’était pas notre interprétation mais tout simplement la façon dont ce tableau avait existé dans le temps. Et je me dis que peut-être que le choix entre ce qui est ressorti de l’histoire et l’histoire, on n’a pas besoin de le faire. La qualité de l’œuvre, après avoir déclaré que le panthéon, le canon, n’étaient pas démocratiques et tout ça, on peut peut-être revenir là-dessus et dire qu’on peut plus volontiers lire Shakespeare et Flaubert plutôt qu’untel et untel, en ayant bien compris que Flaubert a vécu dans l’histoire. Au lieu d’aller en arrière, on peut voir que la grande littérature existe à l’intérieur de l’histoire. Il faut avoir les deux.

Ulrich Langer : Je voudrais rebondir sur l’exemple de Montaigne… Il me semble que parmi tous les écrivains du XVIe siècle, celui qui réussit le mieux à capter le public, notamment le public américain, c’est Montaigne. Le choix est quand même intéressant parce que ce n’est pas Rabelais, alors qu’il y a cinquante ans, c’aurait été Rabelais […]. Comme quelqu’un l’avait dit, Montaigne est une exception par rapport au XVIe siècle […]. Et en même temps, c’est un cas où presque tous les discours sont possibles. Donc il y a une sorte d’ouverture dans ce texte qui a permis à ce texte de survivre. Alors que d’autres, je pense à Rabelais, le peuvent moins facilement. Cette réussite de Montaigne, moi, ne me surprend pas.

François Cornilliat : Je voudrais reposer cette question de base, tout à fait naïve, à Catherine. Finalement, comme le remarquait Hélène, vous n’avez certes pas essentialisé la littérature médiévale, mais vous avez quand même ressenti le besoin de la distinguer au sein de la discipline. C’est quelque chose que j’ai ressenti beaucoup au cours de ces deux journées : on devrait savoir qu’on travaille avec des quasi-objets. La notion de « littérature médiévale » pourrait être contestée de multiples manières ; et pourtant elle est utile, même si on n’est pas dans le ciel des Idées. Il y a un instant, je formulais un avis désabusé mais l’on devrait aussi pouvoir imaginer un va-et-vient intellectuellement légitime entre la théorie de la littérature et des processus ou des modes d’opération qui nous permettraient de sauver une certaine spécificité de façon non paranoïaque […]. Je comprends assez bien, effectivement, que les problèmes ne se posent plus comme ils se posaient dans les siècles précédents ni comme ils vont se poser ultérieurement, à la Renaissance […]. Par rapport à ce que je disais tout à l’heure sur les musées, c’est une question qui me trouble, mais en même temps, ce geste de la réhabilitation qui passe à l’heure actuelle par une hypertrophie de la publication, est utile afin de sortir des canons […] et de reconstituer les minores. Tout ça, ce sont des gestes utiles et bienvenus. Moi, j’aime les grands rhétoriqueurs. L’amour des grands rhétoriqueurs, c’est en soi un objet qui est profondément bizarre. Au XIXe siècle, on n’avait pas de problème pour expliquer la poésie française ; on pouvait expliquer ce que c’était que quelqu’un qui n’avait rien compris à la poésie : c’était le rhétoriqueur. Au XXe siècle, on a la réhabilitation des rhétoriqueurs, avec la phase surréaliste […], où là on anachronise à tour de bras […]. J’ai fait partie, avec quelques autres, de ce mouvement qui a ré-historicisé les rhétoriqueurs ; désormais, on ne fait plus cette erreur de lire les équivoques des Grands rhétoriqueurs comme si on lisait du Michel Leiris. Très bien, mais à qui s’adresse ce nouvel objet ? Le fait que, maintenant, on comprenne ce qu’est cet objet ne veut pas dire qu’il puisse être donné à lire à un public, je veux dire à un vrai public, par opposition à quelques spécialistes. Et en même temps, je trouve ça beau. […] Est-ce que c’est un sentiment de la beauté comme supplément d’âme acquis à la faveur de l’accumulation d’un certain savoir ? Ça ne me paraît pas scandaleux que, effectivement, a été réussi à propos de Villon quelque chose qui n’a pas été réussi à propos d’autres écrivains. Mais on se retrouve alors avec des objets problématiques. Là, il ne s’agit pas seulement d’écrivains mineurs que l’on ressort pour le geste même de l’exhumation. George Chastelain est, en un sens, le plus grand écrivain du XVe siècle mais en un sens qui est pratiquement incompatible avec celui de Villon. Donc de quel XVe siècle on parle ? Et faire lire du George Chastelain à un public moderne semble difficile dès lors qu’on est sorti des récupérations purement anachroniques. Si la littérature, c’est la rencontre dont parlait si admirablement Florence Dumora ce matin, les choses à rencontrer sont-elles vraiment rencontrables ? Franchement, je ne sais pas...

Jacqueline Cerquiglini : Est-ce que c’est ce à quoi faisait allusion Uri Eisenzweig l’autre jour, c’est-à-dire un problème de justification de ton salaire, du fait de travailler sur ces auteurs-là ou bien un problème de justification de ton intérêt intellectuel pour ces auteurs ?

François Cornilliat : Les deux.

[Rires].

Jacqueline Cerquiglini : Tu ne fais pas que ça, tout de même, pour gagner ton salaire. Donc, de ce côté-là, il n’y a pas de problème… Et je me demande s’il n’y a pas une contamination entre les deux. L’intérêt que tu portes à un auteur dont tu dis qu’il est illisible est parasité par le sentiment que tu as qu’il s’est trop éloigné de nous et tu te demandes si tu ne devrais pas faire des choses plus utiles.

François Cornilliat : C’est tout ça à la fois […].

Oana Panaité : […] Vous avez cité les surréalistes, mais il y a aussi Oulipo pour la réhabilitation qui n’est pas seulement une réécriture critique adressée à quelques spécialistes et donc pour la réécriture poétique destinée à un grand public : Raymond Queneau, […], qui se revendiquent à nouveau des rhétoriqueurs. Donc il y a une manière naïve de réhabiliter, qui est critique en ce qui concerne la conscience des écrivains, qui n’est pas nécessairement explicitée telle quelle […], mais grâce à laquelle des gestes littéraires, des gestes de rhétorique qu’on croyait oublier, se réactualisent et continuent de vivre. […]

Catherine Croizy-Nauquet : […] Il y a des textes qui engendrent d’autres textes […]. Et, par ailleurs, la littérature médiévale peut avoir néanmoins des résonances contemporaines. Toute la littérature ne veut pas être cloisonnée comme on la cloisonne trop volontiers. On essaie parfois de voir la littérature médiévale comme l’origine de la littérature […]. En fait, je prêche contre ma chapelle, parce que toute la littérature médiévale ne peut pas être une littérature comme la littérature […] ; le regard qu’on porte sur elle, c’est celle de l’origine ou bien c’est le discrédit, mais il y a un mouvement dynamique […].

Pierre Bayard : En fait, moi, j’ai été traumatisé par le Moyen-âge. Je suis un peu un traumatisé de l’ancien français […]. L’agrégation, c’est traumatisant […]. C’est très tard, c’est seulement après, que j’ai pu découvrir la littérature médiévale […]. L’« ancien français », ça voulait dire que ce n’était pas encore de la littérature. Cela balbutiait. J’ai eu accès à cette littérature et à une diversification des textes […] et, derrière tout ça, il y a toute une réflexion sur le temps ; il y a l’idée que le temps de la littérature, ce n’est pas celui du progrès […].

Jean-Paul Sermain : Je vais dire quelque chose qui va dans le même sens. Je pense que cela justifie qu’il y ait un musée. Les œuvres considérées comme des œuvres de qualité se sont multipliées. Le canon s’est élargi. On a une plus grande disponibilité et l’on s’intéresse à davantage d’œuvres qu’il y a quarante ans ou cinquante ans. Mais, en même temps, la question que vous posez est celle de savoir si l’on veut intéresser un public au-delà, par exemple, des spécialistes des grands rhétoriqueurs. Je pense que oui. Bon, cela ne donnera pas une littérature de masse mais cela peut intéresser un certain nombre de personnes à condition qu’on sélectionne au départ des œuvres présentées comme plus intéressantes. Je ne peux pas tout lire, mais je suis prêt à lire un petit peu sur différentes périodes différentes littératures, etc – mais, si dans un musée, on me dit « allez voir la peinture du XIXe, il y a des Manet », je pense que ça me conduira à la peinture de cette période, et après j’irai voir d’autres ; mais il me semble, en effet, que c’est important qu’il y ait quelques œuvres plus captivantes que d’autres et qu’elles soient présentées de façon intéressante.

Michel Jourde : Cette hypertrophie de la publication et cette disponibilité des œuvres, elles relèvent de la plasticité de cette profession. Cela pose la question des parcours, de ce que l’on va donner à lire dans le secondaire ; qu’est-ce qu’on va mettre dans les anthologies ; qu’est-ce qu’on va faire passer en poche ou non ? L’approche de la publication est extrêmement diversifiée. Et cette diversité est conforme à la diversité du métier de prof de lettres. Nous sommes dans des situations très variées, selon le public, selon le moment. […] Moi, j’ai une grande confiance dans cette plasticité. Il me semble que les choses ont extraordinairement changé […].

[Quelques échanges inaudibles à cause des bruits dans la salle].

Francis Goyet : Oui, pour aller tout à fait dans le sens de Michel, ce qui est quand même très frappant, c’est ce que tu décris, François, sur l’intérêt de certains auteurs, par exemple de Chastelain, etc., c’est qu’on est pris en tenaille entre l’intérêt en tant que chercheur et le fait que chacun de nous, comme chercheur, par rapport à il y a cinquante ans et à part quelques exceptions à l’époque, on a tous des volumes, des bibliothèques dans la tête, absolument monstrueux. On a tous le pied sur des sous-domaines qui sont, chacun, gigantesques. Pour le XVIe siècle, ce qui me frappe c’est que, lorsque j’ai commencé dans la profession, c’était une guerre pas possible, essentiellement entre personnes, et d’un point de vue scientifique, il n’y avait pas vraiment de guerre. Ça a été le début des minores, et j’y ai participé, avec Taboureau, etc. Très bien, mais surtout, la guerre s’est terminée très, très vite parce que le programme des minores, c’était un programme d’exploration d’un nombre de champs considérables, qui étaient le droit, la théologie, la médecine avec Céard, la géographie avec Lestringant, etc. Personne ne peut avoir sur la géographie la bibliographie que Lestringant a. Le rapport sur la littérature arrive sur certains points mais ce n’est pas ça le sujet. On avait chacun et on a toujours chacun des espèces d’antennes, de points d’occupation d’une sorte d’Afrique gigantesque, qu’on aborde par la côte, mais on a chacun une sorte de comptoir. Et il n’y a pas de guerre entre les comptoirs aujourd’hui. […] La situation évoquée aux États-Unis où il n’y a pas l’agrégation, elle est compensée, ici, par le fait qu’on fait des programmes réguliers où on a quand même un point de rassemblement et de contact, en France. Mais l’objet même à décrire est monstrueux. C’est comme l’Afrique, qui est infiniment plus grande que l’Europe, qui est gigantesque. Dès qu’on prend le pied sur l’Afrique, il y a tout de suite un monde gigantesque et donc on n’a pas le temps de tous se mettre sur le même terrain. Donc, je partage à la fois ce que dit Jean-Paul et ce que dit Michel sur le côté « élargissement »…

Hélène Merlin-Kajman [à Francis Goyet] : En t’écoutant, j’ai l’impression que soit on a perdu l’objet du colloque, soit on est au cœur de l’objet du colloque. Comment tu définis la discipline ? Il y a les comptoirs, je suis d’accord, et les comptoirs ne se font pas la guerre. Et l’objet, tu dis qu’il est monstrueux à définir. Donc moi je te réponds : « quel objet ? » Pour moi, il n’est pas monstrueux, parce que je ne le définis pas comme toi. Ou, plus exactement, je devrais dire que s’il continue à être monstrueux, si nous ne le ré-assemblons pas un peu, on n’a plus de discipline ! Si simplement nous sommes des comptoirs qui ne se font pas la guerre, on ne va pas durer longtemps. Si d’autres avant nous ont défini une discipline dont nous ne voulons plus, c’était ça le point de départ... Bon, on vit toujours sur la définition de la littérature de l’école du XIXe et du XXe siècles alors qu’il y a très très longtemps qu’on fait des tas d’autres choses. Il y a une illusion de continuité. On s’accommode du fait que des gens avec lesquels on n’est plus du tout du tout d’accord ont nommé ça « littérature », mais on ne se fait pas la guerre… Oui, d’accord !

Francis Goyet : Non mais simplement, rien que le recueil sur les amours au XVIe siècle, tout le monde tire un bloc de nombre de recueil de poésies d’amour dont on n’avait pas la moindre notion il y a cinquante ans, qui n’était pas en circulation. Je veux dire que les recueils de poésies d’amour après Ronsard, c’est quand même bien identifié. C’est tout ce que je veux dire. On a tous cette expérience.

Participante : Il y a un énorme corpus.

Francis Goyet : C’est tout ce que je veux dire… Il faut mesurer le volume de livres en circulation à la Renaissance et au XVIIe… On ne peut pas tout lire ! Et pourtant, c’est bien de la littérature !

Hélène Merlin-Kajman : Mais je n’en sais rien, c’est pas sûr…

Francis Goyet : Oui, enfin, [au lieu de dire que] c’est de la littérature, je veux dire qu’en tous les cas, ce sont des livres !

François Cornilliat [à Johannes Türk] : […] On envisage le mot en extension […]. Tout le savoir rhétorique doit être organisé mais, si j’ai bien compris, il ne suit pas que la lecture de Pétrarque et la méthode qui permet la rencontre avec Pétrarque, par exemple, soient balisées par tous ces savoirs qui sont en effet importants […]. En même temps, ce que tu nous as montré il faut savoir aussi dire « stop » à ces modes opératoires, ces codes d’explication qui nous emmènent au bord et, finalement, ce n’est pas le problème […].

Johannes Türk : Oui, tout à fait. Je suis pour un retour à la lecture naïve sur certains points […]. La lecture naïve de Pétrarque dépend du niveau d’enseignement et du niveau dans la recherche mais cette naïveté me permet, à moi, de retrouver ce que je crois être une sorte de noyau […]. Je crois que cette hypertrophie de textes et de savoir va amener certains à oublier qu’il y a une relation naïve au texte, que le texte autorise même en un certain sens et qui n’est jamais capté par cette étendue à l’infini […].

François Cornilliat : […] Il y a aussi ce dont parle l’ensemble des travaux de Pierre Bayard. C’est-à-dire qu’on a aussi évoqué, dans les marges, quelque chose qui fonctionne alors même qu’on est dans l’erreur, dans le contresens, parfois même dans le n’importe quoi total. Quelque chose passe quand même […].

Johannes Türk : […] Il ne faut pas surestimer le savoir et sous-estimer le phénomène de la perception comme quelque chose qu’on peut enseigner. Il y a des limites bien sûr mais je ne crois pas que l’accumulation de savoir soit automatiquement lié à une perception […]. En France et dans d’autres pays européens, les deux semblent être liés à travers la discipline par une union nécessaire. Mais aux États-Unis, c’est vraiment une des choses les plus difficiles, devant des étudiants qui ont très peu de savoir, de leur transmettre un peu de savoir et surtout la perception. C’est un problème aussi pour la littérature comparée […]. J’ai deux semaines pour lire un grand nombre de commentaires et je ne pense pas que quelqu’un ait écrit sur l’« exercitatio », je n’ai pas trouvé en tout cas quelqu’un qui ait remarqué l’altération, l’altérité essentielle, dans ce texte […]. Et ça c’est une question de perception ; c’est quelque chose d’esthétique… Comment le relier au savoir ?

François Cornilliat : La réponse demain, c’est ça ?

[Fin de la discussion et applaudissements.]



[1] Johannes Türk, Die Immunität der Literatur, Frankfurt am Main, S. Fischer Verlag 2011.

[2] Schiller, Friedrich, et Adolphe Regnier (traduction). Oeuvres de Schiller, vol.8. Du Sublime. Paris, Hachette, 1880. eBook. p. 472.

[3] Ibid., S. 837

[4] Johannes Türk, « Interruptions : Scenes of Empathy from Aristotle to Proust », DVjS 82.3 (2008), pp. 448-476. Ma lecture de Schiller et de Robertello est un résumé et en partie une traduction d’un passage de cet article.

[5] Toutes les citations de Francesco Robortello proviennent du Commentary on Aristotle’s Poetics, in : Michael J. Sidnell (ed.), Sources of Dramatic Theory 1 : Plato to Congreve, Cambridge 1989, S. 84-97

[6] Jean-Jacques Rousseau, Julie ou La Nouvelle Héloïse, Paris 1993, folio classique, p. 411.