Les Chats perdus, chapitre 7

 



Nora Barlow


 

Barbara Kadabra

OU

Carlo Brio

François Cornilliat

Florence Dumora

David Kajman

Hélène Merlin-Kajman

Brice Tabeling

06/05/2017

 

 

Date : Lun 20/03/2017 – 02:32

De : Sarah Madamet<Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

À : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Objet : Tourments

 

  Je me suis encore coupée aujourd’hui. Bruno m’assure que ce sont les risques du métier, que ce n’est pas une faute de débutante. À manier quotidiennement ciseaux et cutter, serpette et sécateur, je ne dois pas m’attendre (et lui, alors ?) à moins d’une blessure par semaine, sans parler des gerçures, des piqûres de rose, du froid obligatoire, ni de l’effet du transport des bacs sur mes lombaires. Mon dos avait la maladie des assis, préparation parfaite à ce qui l’accable maintenant que je passe mes journées debout et penchée, ou pliée en deux : ma hernie discale se réveille, et une sciatique s’annonce, digne héritière de celle qui m’a gâché les trois premières années de la vie de Louise. Mon ostéo ne m’a pas encore vue en fleuriste, mais je le vois déjà se frotter, en esprit, les mains démesurées qu’il abat sur mon corps. Mes mains à moi sont rouges, avec des ongles cassés ou ras, et de phalange en phalange une ribambelle d’urgos sales et détrempés. Mais pour l’insomnie, pas de pansement qui vaille.

 

 

Date : Lun 20/03/2017 – 02:45

De : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

À : Sarah Madamet<Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Objet : néant

 

Cesse de me prendre pour ton journal intime ! Tu sais que j’ai horreur de ça. A fortiori si c’est pour m’assommer de telles jérémiades, avec crescendo et arrêt sur image. Tes mains, ton dos – je suis au courant, figure-toi. Quant à ta terreur d’être prise en flagrant délit d’incompétence… Bruno et son CAP t’ont jugée dès le premier jour ; et ce n’est pas une question d’entailles ni de sang versé, même si lui ne se fait jamais mal, avec cette adresse souveraine qu’il a, que tu jalouses, qui te décourage. Mais Bruno est gentil avec toi, comme il l’est avec ces clients de bonne ou mauvaise volonté qui voient en lui un clandestin en tablier vert, réchappé d’une jungle quelconque. Il n’en profite pas pour leur expliquer qu’il s’appelle Barbier, qu’on l’a adopté nouveau-né dans une clinique de Tegucigalpa, et qu’il a grandi, avec tous les honneurs dus à son exotique apparence, à deux pas de la gare de Sèvres. Mais toi, dès qu’il a le dos tourné, tu t’étends sur le sujet, pour l’édification des chalands que tu prétends « fidéliser », horrible mot. Son contrat de travail ne prévoit pourtant pas de confidences romanesques, chargées de faire mousser l’employé pour le compte du produit. Il est vrai que tu racontes bien.

 

 

Date : Lun 20/03/2017 – 20:47

De : Sarah Madamet<Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

À : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Objet : Séducteurs

 

Fermé. Bruno vient de partir. Rendez-vous demain, 4h30, direction Rungis : la nuit sera blanche. Je n’en peux plus. Assise on change de douleur, mais il faut du temps pour s’en aviser. Les comptes attendront, comme de juste ; de l’écran, dans ce court intervalle de confort, ce sont d’abord des mots qui sortent. J’aime bien écrire au vol, entre chien et loup, dans l’odeur à nouveau perçue des fleurs qui m’entourent – délivrées pour un moment du besoin de vendre. Des passants, jeunes ou vieux mais toujours masculins, trompés par la demi-lumière, poussent la porte en vain, scrutent le clair-obscur à travers leur reflet, frappent pour que je les remarque. Ils ont cette mine équivoque qui m’est déjà familière, posée comme un seul masque sur des visages différents : remords, souci, calcul. Retard sempiternel, que l’emplette stratégique aggrave pour le faire pardonner ; oubli révélateur, que camoufle une orchidée de dernière minute ; décision meurtrière, qu’on se fait fort d’avouer armé d’une brassée de lys ou d’un géranium en pot. Le tout résumé d’un sourire mi-penaud, mi-roublard, dont on m’offre à titre gracieux une première esquisse : un peu de pratique le rendra convaincant (pour son créateur). L’art du fleuriste assemble des bouquets au service d’expressions et d’explications non moins composées. Pour ne pas être en reste, je souris à mon tour – en secouant la tête. J’ai le temps de voir tomber le masque avant qu’ils ne s’enfuient.

 

 

Date : Lun 20/03/2017 – 21:00

De : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

À : Sarah Madamet<Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Objet : néant

 

Après le lamento strident, l’observation subtile ; le coup de la finesse, de la lucidité piquante, du pessimisme compréhensif. C’est ton rythme, n’est-ce pas ? Mais nous ne sommes pas dans les Rêveries du promeneur (soi-disant) solitaire ; tu me fatigues avec tes vignettes autant qu’avec tes plaintes. Les unes comme les autres valent bien, dans le style faux-cul, ces sourires contraints que tu t’évertues à décrypter. Tu sais aussi bien que moi ce qui te tracasse ; ce dont est censé te distraire, ce soir, ton guignol post-fermeture, le diorama que se projette ta courte expérience. C’est d’un tout autre client manqué qu’il s’agit. Celui-là, tu ne le prévoyais pas. Il est bel et bien entré, en plein jour ; et c’est à cause de toi – brutale et grossière par vanité plus encore que par impéritie – qu’il est reparti comme un voleur. Bruno n’a rien dit, mais n’en pense pas moins : l’arrière-boutique lui a épargné l’embarras de t’embarrasser doublement. En fait de finesse et de lucidité, tu t’es joué la scène de l’écriteau, tu te souviens ? Version petit commerce : IL EST DÉFENDU D’ENTRER DANS LA BOUTIQUE AVEC UNE FLEUR À LA MAIN. Beau tableau de sottise revêche ! Il ne te manquait plus qu’un sifflet à roulette et la casquette ad hoc.

 

 

Date : Mar 21/03/2017 – 3:06

De : Sarah Madamet<Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

À : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Objet : Artifices

 

Rien à faire. Lu d’un trait le dernier Chevillard ; revu deux épisodes de Downton Abbey ; épuisé les derniers titres du Monde sur la catastrophe en cours ; pensé (rancune et désarroi) à Louise qui ne me téléphone plus, et ne manquera pas de marmonner, la prochaine fois qu’elle le fera, une excuse à base de surmenage et de fuseaux horaires ; prêté l’oreille aux rares bruits qui montent de la rue Maintenance – déclamations d’ivrognes, hurlements de cyclomoteurs, batailles de chats ; refait la série de mes exercices pour le dos ; vérifié, dans une torpeur prometteuse, les factures de la semaine ; sursauté en constatant que j’en ai perdu trois ; effacé onze courriels sollicitant des sous pour des causes allant du tragique au grotesque, puis onze autres m’offrant la moitié d’un colossal héritage, ivoirien ou nigérian ; envisagé un arrangement plus soft pour le magasin, un peu moins de vert émeraude et carnivore se refermant sur l’éventuelle mouche acheteuse ; imaginé que je flanquais, de mes petites mains nues, la fessée à mon ostéo, tout en l’abreuvant d’injures vengeresses ; pratiqué, sur la foi de cette vision, une masturbation plutôt réussie. Mais pas fermé l’œil une seconde. Et dans la dernière heure, c’est ce vieux à l’air (plus que l’accent) italien (mais qu’est-ce que j’en sais ? peut-être est-il corse, ou suisse, ou slovène) qui m’est revenu à l’esprit, pour me punir de ma vengeance. Ce vieux, l’air indécis, sa fleur à la main, comme sorti du dernier bouquin dont j’ai piloté l’édition : un essai terroriste et touffu sur Jean Paulhan, auquel je n’ai pas compris grand-chose (Laurent non plus d’ailleurs, me confiait-il en décidant de le publier). Moi qui n’avais pas lu Les Fleurs de Tarbes, la fameuse pancarte — reproduite en épigraphe du manuscrit — m’a fascinée, celle qui (Paulhan dixit) « interdit toutes les fleurs, s’il en est une de dérobée ». Au point que l’idée m’est venue, un an plus tard, parce que j’étais moi-même terrorisée, de reprendre ce titre en guise d’enseigne. À supposer que les ayants droit m’aient laissée faire, cette tentative d’allusion aurait-elle survécu au veto du formateur maigre, agressif, moustachu (le parfait cliché du gardien de square) qui supervisait ma reconversion ? La question ne s’est pas posée. La honte de jouer les lettrées – comme pour désavouer ma métamorphose – aura suffi à enterrer Tarbes : ce fut Dites-le avec…, avec trois points de néon mauve dont le clignotement ne me quitte plus. Et voilà que ce vieux guépard, avec sa fleur bizarre… Mais non : ce n’est pas lui, ni le souvenir de mon erreur, qui m’empêche de dormir ; c’est plutôt qu’à force de ne pas dormir je ne peux m’empêcher d’y repenser.

 

 

Date : Mar 21/03/2017 – 03:19

De : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

À : Sarah Madamet<Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Objet : néant

 

Ben voyons. Mais après tout ça te regarde. Au final nous sommes bien d’accord : ce bonhomme, sa fleur incongrue, ta réaction débile te tarabustent, dansent en rond dans ta migraine, jusqu’à la nausée – là, maintenant, devant ton bol de café. Je dois dire qu’à t’entendre, hier, je n’en croyais pas mes oreilles. Tu aboyais littéralement : la fonction crée l’organe. La théorie n’est pas mon fort, mais je pense qu’il y a eu court-circuit. Déjà entre Fleurs et fleurs ; entre ta récente et livresque découverte, scellée dans ta mémoire par le licenciement qui a suivi (que l’Horrible soit monté dans la même charrette console un peu), et ton apprentissage express, le tricot neuf des profits et pertes habillant soudain, de probité rien moins que candide, le pur amour des pétales et des parfums qui t’a jetée dans cette aventure. Sans parler des vols (ce somptueux bac d’hortensias disparu le matin même, cinq minutes après sa dépose sur le trottoir). Ni de l’épuisement physique. Le tout, suite au rachat du Portique par Interpollen ! D’un éditeur intello par un cyber-horticulteur ! Ça ne s’invente pas. Rien d’étonnant, en revanche, à ce que l’Horrible ait bondi sur l’occasion de rentrer au bercail de la banque familiale, directeur des engagements après l’avoir été de collection. Ce salopard a même eu le front de te proposer, dans la foulée, un prêt complémentaire : « Tu vas avoir besoin de fonds, ma belle ; tu n’as qu’un mot à dire ». Et Louise qui encensait la magnanimité de son géniteur. Ça fait beaucoup, j’admets.

 

 

Date : Mar 21/03/2017 – 20:39

De : Sarah Madamet<Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

À : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Objet : Inventaire

 

Une journée commencée avant l’aube. Je me disais : occupée comme je vais l’être, mon humiliante saynète va me laisser tranquille. Bien vu. Chaque mot au fer rouge, et (plus brûlant encore) ce qui me les dictait, implacablement revécu – comme dans mes prises de bec avec Louise, mes prises de tête avec Laurent. Le diagnostic immédiat, la conviction bétonnée. Le naturel avec lequel la menace m’est venue à la bouche : jamais encore je ne m’étais sentie à ce point dans mon rôle, si nettement professionnelle. Cristallisée. J’étais reconnaissante à mon voleur putatif de me révéler – à ma surprise, à ma fierté – prête à lâcher la police à ses trousses. Du beau travail. Si vous prenez une fleur vous la payez. Imparable. Et Laurent qui ricanait sur mon illogisme… Dans mon ancien bureau rien ne pouvait m’être pris – sauf le bureau lui-même ; mon nom sur sa porte. Ici, tout : des sacs d’engrais aux rouleaux de rubans, comme l’attestent, sur mon disque dur, les chiffres plus ou moins correspondants. Alors que je tiens mal mes comptes, je suis prête à me battre pour le plus mince de ces chiffres, décimales comprises. Pour une soucoupe en plastique, un bouton mal ouvert. Cela, c’est le réflexe ; mais le cristal n’en retombe que plus vite en poussière. Lorsque ce type, changeant de tactique, m’a déclaré qu’il en voulait une autre, j’ai d’abord cru à ma victoire, à un triomphe économique et moral. Pas de fauche, double bénéfice. Je m’empare de l’objet du litige, allons-y. Nous disions donc, il a pris un… Effondrement. Je ne sais pas ce qu’il a pris ; je ne sais plus ce qui m’a pris. Le reste, c’est du théâtre. Le fait est que je connais mes fleurs, acquises autant qu’exquises, choisies et disposées avec ma passion toute fraîche, encore pédante. Si je n’ai pas reconnu celle-là, c’est qu’elle ne m’appartient ni en fait, ni même en pensée : mon fichier intérieur ne répond pas. D’ailleurs elle est non seulement chiffonnée, mais fanée. Des heures dans sa poche ! À l’exaltante évidence du larcin succède celle, foudroyante, de mon aveuglement. Lui ne m’a rien pris ; et moi je n’y connais rien, ou pas grand-chose – sortie des roses, du mimosa, des marguerites lambda, des iris de service. Je fais semblant. Il n’est pas dupe, il me voit rougir sur fond d’œillets, ton sur ton. Je balbutie, je disparais, je rentre sous terre ; et lui file à son tour, charitablement. La fleur agonisante finit dans le sac « VIGILANCE – PROPRETÉ » de la rue.

 

 

Date : Mar 21/03/2017 – 20:52

De : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

À : Sarah Madamet<Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Objet : néant

 

Si tu t’étais vue. Moi je ne voyais pas Rungis, les 22 000 m2 du pavillon des fleurs coupées et feuillages, en décor de quête hollywoodienne, genre Graal ou Arche perdue. À la rigueur en diagramme d’une errance sentimentale, mélancolique et gauloise, à la Klapisch – avec dialogue champagnisé ponctué d’effeuillages ironiques. Ou bien en labyrinthe pour thriller, méchant à feutre et flingue sur tes talons, échelles, rambardes, Hitchcock au marché-gare : c’est lui ou toi, on ne sait plus pourquoi, on s’en fout. Mais là, non. Tu nous le fais, en cinémascope et technicolor, pour le symbole pur ; John Williams à la baguette, l’apothéose du bien, à tout prix, au bluff si nécessaire. Six heures, froid de canard, ballet de gros chariots et de rutilantes fourches à palettes, la concurrence ébaubie s’écarte, tu fonces. Une folle. Indiana Jane des entrepôts. Hors d’haleine, tu galopes, les lèvres bleues, dans les allées gigantesques ; ton regard éperdu zoome (violoncelles) sur une fleur après l’autre. Pas n’importe laquelle : violette, ou rouge sombre, jusqu’au noirâtre. Et double : avec pétales nombreux, ombreux, en buisson ou pompon. Bruno te suit sans un mot, l’air perplexe, effaré même. La camionnette est pleine à craquer de tous tes achats coutumiers. Quelle mouche te pique ? Il a vu assez de la scène d’hier pour s’en douter, mais pas d’assez près la fleur fatidique pour te venir en aide. Tu sautes des dahlias aux zinnias, des anémones aux camélias, en t’accusant de mélanger le genre, l’espèce, la couleur et la forme, à mesure que cette dernière, sous l’action de l’angoisse, devient plus floue dans ta cervelle ; image deux fois fanée. Quant aux deux ou trois feuilles dont s’ornait l’original, tu ne t’en souviens plus du tout. John Williams a beau faire donner les cuivres : dans l’état où tu es, tu ne distinguerais plus un glaïeul d’un chrysanthème.

 

 

Date : Mer 22/03/2017 – 02:16

De : Sarah Madamet<Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

À : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Objet : Trouvaille

 

Endormie sitôt rentrée, tout habillée ; me voici cinq heures plus tard, les tempes battantes, recrue comme jamais. Mais j’ai vu la fleur en rêve, derrière ma vitrine, assez longtemps pour décider ce qu’elle est : ce qu’elle était dans le réel, ce qu’elle sera dans mon histoire. Ancolie, gracieuse fleur de tristesse, légère fleur de folie. Réputée aphrodisiaque ; adorée des escargots. Sous sa forme simple, à cinq éperons, on la compare aux serres d’un aigle ; ou (pour conjurer la griffure et le rapt) aux gants de Notre Dame, laquelle n’est pas connue pour bénir gantée… De fait ce gant, souvent bleu pâle, ne s’enlève pas : il s’ouvre et laisse vibrer la lumière des doigts, http://www.highcountrygardens.com/perennial-plants/aquilegia/aquilegia-caerulea. La version qui m’occupe n’a pas cette modestie ; ciel pour ciel, elle se souvient plutôt du rapace. D’abord elle est double, bien sûr. Multipliée, comme tant de fleurs d’aujourd’hui, elle appartient au type « Nora Barlow ». Je présume que la teinte exacte – moirure de carmin, de noir et de violet – n’existe pas encore, pas tout à fait ; nul catalogue ne la représente. La variété « Black Barlow » (http://www.botanus.com/aquilegia-vulgaris-black-barlow.html) donne une idée, imparfaite car monochrome, de son langage obscur : pompon funèbre, incliné, méditant un requiem. L’otage de mon malentendu avait le deuil plus hirsute, la douleur moins ostentatoire ; capable aussi, je crois, de laisser transparaître, en plein soleil, des taches de vie, des feux de joie. En magasin, dans ce genre-là, je n’ai jamais eu que de charmantes (quoique déjà sanglantes) « Nora Barlow » tout court : rose vif, à molles pointes blanches, http://www.jparkers.co.uk/6-aquilegia-nora-barlow-1004345c. Je l’avais oublié, je n’ai pas fait le lien. Maintenant je me documente sur Nora elle-même : petite-fille de Darwin, éditrice des œuvres et papiers de son grand-père, pionnière de l’étude génétique des fleurs ; morte à 103 ans après une vie mieux que remplie. Nous voici loin de Notre Dame, de ses gants d’innocence et de son éthérée féminité ; mais je trouve inutile d’en rajouter, douteux le jeu de « Black Barlow » sur « Black Widow », voire « Black Dahlia ». Nora s’intéressait surtout aux primevères.

 

 

Date : Mer 22/03/2017 – 02:29

De : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

À : Sarah Madamet<Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Objet : néant

 

Bravo ! Un emblème d’inquiétude assagie, d’amertume adoucie, pour fermer le cercle à coups de links. Ta fleur – aquilegia madametii – n’existe pas : raison de plus pour lui bâtir une oui-qui-pédie, le web n’est pas fait pour les chiens. Oh le joli faisceau de significations ! Je vais te dire : ta symbolique me semble désuète, médiévale même, variations funéraires et freudiennes comprises. ND, NB, c’est tout un. Arrête un peu ! On le sait depuis (au moins) La tulipe noire et le dahlia bleu, l’enjeu n’est pas de signifier l’origine du monde, mais de fabriquer son avenir ; avec en prime du rare (et cher) – pour rien, pour couronner la série, comme en philatélie. La raison pour laquelle tu n’as pas fait le « lien », malgré tous ces liens qui se bousculent sous tes doigts comme dans ta tête, ce n’est pas que cette fleur est unique, ni magique. C’est que trop de fleurs se ressemblent désormais, de la marguerite à la rose : doubles, triples, quadruples, joufflues d’avance, quels que soient l’espèce, le genre, la famille, renonculacées comme astéracées. L’art amortit la science, la science améliore l’art. Les fleurs ont entrepris d’enfler. Elles visent le gigantisme, comme les poumons de nos egos, mais sans risque d'éclatement ; comme les tortues de nos Galapagos, mais sur dix ans au lieu de dix mille. Les y voilà : c’est une question de savoir-faire. Tu n’en manques pas. Je te vois bien marcher sur les traces de ta Nora, d’abord éditrice de textes, puis d’étamines. Le produit est obèse et stérile. On peut toujours essayer de ralentir : elle à coup sûr, avec ses primevères, n’en demandait pas tant ; toi non plus. Mais vous y êtes, nous y sommes, à programmer l’exceptionnel ; à guetter, par surenchère, la perfection d’un unicum industriel, d’un miracle de pure apparence. Que faire, face à mille fleurs promises au même destin de lampions – rouges, pourpres, orange, et rondes, rondes, comme dessinées au spirographe ? En choisir une ; lui inventer un drame.

 

 

Date : Lun 27/03/2017 – 20:31

De : Sarah Madamet<Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

À : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Objet : Arithmétique

 

Je viens de me pincer en verrouillant. Ongle noir. Trop de hâte, le bilan n’attend pas, la coïncidence est exclue. Une visite ce matin, une autre en fin d’après-midi. D’abord cet inspecteur immense (la suspension en sait quelque chose, qu’il a envoyée valdinguer deux fois) entre me demander si on m’a volé récemment des fleurs. Choc, qui ne lui échappe pas, et dont me sauve le providentiel bac : mes beaux hortensias bleus, irréprochables victimes que l’affaire de l’ancolie, par une sorte de contagion, m’avait retenue de déclarer. Je me rattrape, n’épargne aucun détail, du nombre de têtes au montant de la perte. Il note scrupuleusement, puis : « Non, je veux dire, des fleurs individuelles : une tige, cassée peut-être, juste la fleur elle-même, vous voyez ? » Nouveau choc, je pâlis, je rougis comme moi seule sais le faire ; dans cette boutique frigorifiée, je me mets à transpirer du front. Il prend note derechef, mentalement cette fois : un délicat. J’explique : de tels vols seraient « difficiles à repérer, sauf fraglant délit ». Si la métathèse l’amuse, il n’en laisse rien paraître. « Et je n’ai pas de caméra. » J’inspire, expire, inspire. « Même lorsque la fleur est vendue à l’unité, j’avoue que je ne recompte pas tous les soirs. » (Je devrais.) « À la rigueur les arums, les cannas. Sur une botte, par contre, même tenue par son élastique, un prélèvement un peu adroit est indécelable ». Indécelable ! Je sais encore faire des phrases. Il me regarde, sans animosité ; je sens se remplir une fiche à mon nom, et je tente de reprendre la main : « Quel genre de fleurs ? » Et lui, sans un coup d’œil à son carnet : rose, pivoine, lilas, lupin… « Plus une, compliquée, violacée, qui n’a pas été identifiée. » La sueur me tombe dans les yeux – mascara-free, heureusement. « Mais comment savez-vous qu’elles ont pu être volées ? » Pas de réponse. « Je vous remercie. » Il s’en va en saluant la suspension. Je passe l’après-midi à calmer non la peur, mais la démangeaison que j’ai eue de tout dire ; jusqu’à l’arrivée d’une gamine, dans les treize ans, traînant après elle un monstre miniature à classer dans l’espèce « petit frère », de moitié plus jeune. La solennité de cette petite m’aurait fait sourire – un autre jour. « Madame Madamet ? », s’enquiert-elle gravement ; sa voix, son intonation étudiée me rendent la redondance moins déplaisante, presque euphonique. Comme elle a besoin de ses deux mains pour sortir un cahier de son cartable, le petit frère s’échappe. Lui n’a rien de solennel, et le prouve en renversant trois vases de freesias. De l’eau partout, un des bouquets bon pour la poubelle ; Bruno à la rescousse. Pour finir c’est moi qui retiens le vandale (par le poignet, à sa fureur et à celle de mon dos), tandis que son impassible sœur m’ouvre sous le nez ce qui se révèle être un herbier. De l’index (ongle rose, à paillettes, avec émoticône songeur) elle désigne (longs pétales aplatis, encore tendres) un crocus flavus de bonne taille, du jaune d’or attendu, resplendissant. Ma science est au rendez-vous ; cette fois j’ai une réplique d’avance. « Reconnaissez-vous cette fleur ? », chuchote la visiteuse, qui se prend pour le Club des Cinq et le Clan des Sept réunis. Il me reste assez de présence d’esprit pour amorcer une contre-enquête : « C’est un magnifique crocus. J’en ai rarement vu d’aussi grands, peux-tu me dire d’où il vient ? ». Le sérieux la raidit encore un peu plus : « C’est un secret. Mais c’est aussi un mystère, et je vous promets que vous saurez tout lorsque je l’aurai éclairci ». Dernière question, pour masquer ma déroute : « Où habites-tu ? » Apparemment ce n’est ni un mystère, ni un secret. Puis, généreuse : « Je m’appelle Lydia. Nous nous reverrons. » Voilà. Dans la pénombre, oublieuse (une fois de plus) de ma comptabilité en partie double, j’additionne avec rage d’élémentaires clartés. Une, deux, trois visites, au moins six fleurs, toutes différentes… au lieu d’une, que je prenais littéralement dans tous les sens. Nora Barlow, tu parles. Pour la chasse aux indices et dans le genre sérieux, je ne crains personne. Je me suis fait du cinéma, mais je n’ai rien compris au film.

 

 

Date : Lun 27/03/2017 – 20:38

De : Sarah Madamet <Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

À : Sarah Madamet<Cette adresse e-mail est protégée contre les robots spammeurs. Vous devez activer le JavaScript pour la visualiser.>

Objet : zéro

 

Je ne te le fais pas dire. Moralité : il n’est pas défendu d’entrer dans la boutique avec une ou des fleurs à la main. Quant à savoir d’où elles sortent… 

 

 

À suivre...

Powered by : www.eponim.com - Graphisme : Thierry Mouraux   - Mentions légales                                                                                         Administration