Juste une fable n° 33

 


Trope n° 18

 

 

La Chèvre de M. Seguin

 


Helio Milner

13/12/2014

 
 

                                                                                    À Sarah Nancy

- J’ai rêvé !

Moi aussi je rêvais par ce jour venteux d’automne où il est arrivé sans crier gare, surgissant dans mon imagination avec l’éclat vif d’un soleil printanier. Je sors de ma torpeur et l’accueille, souriant, et pensant que j’aime cet enfant rêvant.

- Oui ?

Il s’assied dans ma bergère, pose ses deux bras sur les accoudoirs, appuie sa tête sur le dossier et plonge ses yeux clairs droit dans les miens.

- Voilà : une voix très mélodieuse me demandait de lui dire l’histoire de la chèvre de Monsieur Seguin.

- Voyez-vous ça ! ferai-je, étonné. Mais ce n’est pas une fable !

- Justement. Elle me demandait que tu en fasses une fable.

- Tu connais l’histoire ? demanderai-je prudemment.

- La voix me disait qu’il y avait un loup et qu’on pleurait beaucoup. Et moi, je me suis réveillé en pleurant.

Il me regardait droit dans les yeux tandis que le vent sauvage soufflait sur la falaise et révoltait les vagues.

- Je me méfie des loups. Je me méfie de leur fatalité sauvage.

- En voilà un grand mot, dis-je sans cesser de sourire. Mais je suppose que je comprends. Depuis le temps, je te connais bien...

- Moi aussi, répond-il, ses yeux droit dans les miens, moi aussi, je te connais bien... Et de toi aussi, je me méfie. Je me méfie des loups, je me méfie de toi, mais pas du tout des chèvres, si tu vois ce que je veux dire...

Je réfléchirai. Le vent hurlant sur la falaise nous assourdissait. La mer, c’était facile de l’imaginer, était elle aussi hurlante et déchainée.

- Il faut que je réfléchisse un peu, dirai-je alors pensivement. Enfant de mon cœur et de mon imagination, reviens demain.

           

Le lendemain, le vent est apaisé et la mer étale jette des milliers de lueurs dansantes. Il entre en chantonnant, jette son manteau, prend place dans la bergère.

Je commence, rêvant.

           

« Monsieur Seguin aimait les chèvres. Mais aucune ne résistait à l’appel de la montagne. Par un beau jour de printemps, elles s’échappaient. Elles regardaient la nuit frémir, l’aurore toucher de ses doigts de rose les courbes et les pics, et elles s’échappaient, couraient vers les sommets, vers le haut du ciel bleuté. Là, elles s’enivraient d’air, d’espace, de fleurs, d’herbes odoriférantes, de liberté. Mais le soir venu, le loup les mangeait.

Monsieur Seguin se désespérait. La dernière, la vieille Renaude, avait tardé à rejoindre la montagne. Longtemps l’aurore ne l’avait pas émue malgré sa tendresse rosissant l’horizon des monts. Un jour cependant, la caresse, au loin, l’avait fait tressaillir elle aussi. Elle était forte et méchante comme un bouc : Monsieur Seguin avait eu bon espoir qu’elle résiste au loup. Mais au petit matin, après s’être battue toute la nuit, elle s’était couchée sur l’herbe pleine de rosée et le loup l’avait mangée comme les autres.

Monsieur Seguin décida de faire un ultime essai. Il prit une chèvre très jeune, une chevrette à vrai dire, douce et charmante avec son poil blanc. Il l’appela Blanchette. Il l’éleva au biberon. Il lui décrivit le loup, ses crocs, la nuit, la mort. Il la mit dans un enclos très grand. Il chercha dans la montagne les herbes qui avaient tant attiré toutes les autres. Il joua avec elle. Il avait entendu dire que les chèvres aimaient le chant. Il lui chanta des milliers de chansons.  Elles parlaient de l’aurore et des sapins et des sommets bleutés. Certaines, qui parlaient du loup, arrachaient des larmes. D’autres, qui parlaient de fleurs et de soleil, étaient joyeuses et sautillantes. Blanchette apprit ainsi à danser. Elle faisait les plus ravissantes cabrioles du monde. Quand on la voyait, on tombait en extase devant elle. Il était impossible de détacher ses yeux de sa silhouette blanche soudain endiablée qui bêlait suavement en écho à la voix de Monsieur Seguin. On aurait presque dit qu’elle savait chanter, elle aussi. Bref, c’était la chèvre la plus aimée, la plus merveilleuse et la plus heureuse que tu puisses imaginer. »

           

- C’est joli, commenta l’enfant, les yeux brillants. Un peu fade, mais joli. Évidemment, elle va vouloir aller quand même dans la montagne !

- Évidemment, approuverai-je. Elle ne se méfie de personne, elle ! Mais quand elle en formule le désir, Monsieur Seguin a une idée de génie.

- C’est ce qu’il croit, dira-t-il, prudent.

Le vent au dehors avait repris et la mer hurlait méchamment au-delà de la falaise. La voix de l’enfant s’enfièvre, je l’entends bien. A-t-il peur, a-t-il envie ? C’est indiscernable soudain. Mon cœur hanté par la falaise vacille de tendresse et de mémoire. « Un mari pour sa chèvre », y répéte parfois un vieux berger trop tard venu. Le bouc arrivait toujours trop tard. Mais qui donc parle de bouc ? Blanchette dansait, chantait, apprenait la lutte avec un vieux bouc.

- Je n’entends pas ce que tu dis, demandera l’enfant, posant ses yeux soupçonneux en face de mon silence.

Je secoue ma torpeur, éloigne cette falaise, il y a longtemps, un jour, avec son bruit d’armes, éloigne un souvenir de pigeons estropiés. Et j’écoute le roucoulement nouveau venu des combles de la maison, tout en haut, tout là-haut, et m’accorderai violemment à eux.

           

« Monsieur Seguin, repris-je, décide que cette fois, cette fois, le loup ne l’aura pas, sa chevrette jolie. Il fait venir un professeur de lutte, un maître en arts martiaux. Et il regarde les progrès de Blanchette qui agite ses petites cornes avec enthousiasme, apprend à tomber, esquiver, chercher les points tendres du loup où pousser son front avec hardiesse. Elle bondit, elle tourbillonne, lance ses sabots, baisse la tête, fonce droit dans la cible, la pulvérise, vacille sur ses quatre pattes, se redresse triomphalement et regarde Monsieur Seguin avec ardeur : je suis prête, je suis prête, disent ses yeux pleins de désir.

Et voilà ce qu’il arrive : un beau matin de printemps, Blanchette refuse de manger, refuse de toucher, de caresser, de danser, de bêler. Elle implore Monsieur Seguin de la laisser partir.

- Blanchette, Blanchette, dit-il, tu me fais mourir. Au moins, ne reste pas au soir, reviens dès que la nuit s’annoncera.

- Oh oui, Monsieur Seguin ! Je vous le promets, je reviendrai avant que le loup ne me mange !

Et Monsieur Seguin, le cœur lourd, ouvrit l’enclos. Et la chèvre bondit...

Quand elle arriva dans la montagne, ce fut comme une apparition. L’air eut un grand frémissement allègre et tout vint à elle dans un élan d’amour. Elle croqua les herbes les plus exquises, elle galopa à perdre haleine dans les prairies, elle dévala des pentes en faisant rouler les cailloux sous ses sabots, elle sauta par dessus des failles. Elle surgit au milieu d’un troupeau de chamois qui l’accueillirent. Elle folâtra longtemps avec eux, avec l’un d’eux peut-être. Elle recommença à courir, à s’enivrer d’air libre et de ciel à perte de vue.

Vers le soir, le soleil soudain disparut et des ombres immenses naquirent. Au loin, elle entendit un son, un appel. Elle s’arrêta net, brisée dans son élan. C’était Monsieur Seguin qui soufflait dans son cor.

La chevrette frissonna. Elle se souvint de sa promesse. Il était bien tard pour redescendre. Le chemin escarpé serait bien sombre. Elle décida de rejoindre les chamois. Mais tandis qu’elle cherchait, l’obscurité gagna. Soudain, tout fut très noir. Et soudain, dans ce noir, deux yeux brillants percèrent la nuit. »

           

- Nous y voilà, murmure l’enfant, les mains accrochées à l’accoudoir.

- Oui, nous y voilà. Ce n’est qu’une fable, murmuré-je aussi.

- Oui, rien qu’une fable, consentira l’enfant les yeux brûlants. Je me méfie du loup...

           

« Mais pas Blanchette ! La voici qui se place en position de combat. Le loup rit doucement. Il attend. “Comme c’est plaisant et délicieux, pense-t-il, l’espoir insensé de toutes ces chèvres”. Blanchette s’élance, les cornes en avant. Le loup est immense, bien plus grand qu’elle ne l’a jamais imaginé. Grand, velu, méchant. Et il attend en passant sa langue sur ses rouges babines, si rouges qu’elles transpercent aussi la nuit.

Comme c’est long, l’espace entre le loup et la chèvre. Elle, elle est encore pleine de la joie des cavalcades. Et soudain, soudain, une idée folle lui traverse la tête. Au moment d’atteindre le loup, elle fait une pirouette, et une autre, et se met à danser, danser, en bêlant suavement, pour rythmer sa danse.

Le loup la regarde, éberlué. C’est, devant lui, une boule de joie qui danse et fait entendre une musique inconnue de ses oreilles. Lorsqu’elle passe à sa hauteur, il ouvre sa mâchoire et fait claquer ses dents. Une fois ou deux, il essaie de bondir sur elle, mais elle l’esquive, tournoie. La lune s’est levée. La montagne est moins noire. Blanchette reconnaît ses trajets de la journée. Elle sait que pas loin se trouve le gouffre qu’elle a sauté. Pour elle, une bagatelle. Pour le loup, pas sûr. Elle danse encore, elle danse toujours. C’est une valse solitaire qui la propulse tout doucement en tournoyant vers la falaise. Le loup la suit, bondit, happe l’air. Le chant l’attire, la danse l’entraîne. Voici la faille, voici le bond.

Vite, Blanchette s’élance. De l’autre côté, c’est le pays chamois. Et pour le loup, le saut fatal... »

           

J’ai fermé les yeux devant les yeux étincelants de l’enfant.

Nous nous tairons un long moment.

- Voilà une bonne chose de faite, dira-t-il enfin, souriant. Plus de loup, plus de chèvre mangée, plus d’agneau persécuté...

- Oh oh, Monsieur l’enfant, dirai-je alors doucement (et dans ma tête défileront tant d’autres images de falaise, des bruit d’armes, des pigeons estropiés), il n’y a qu’un loup dans cette fable.

           

- Non, me dit l’enfant. Ce n’était pas une fable. Mais un espoir.

- Dis plutôt la fable d’un espoir, répondrai-je tout en écoutant au loin le vent inapaisé sur la falaise et ses soubresauts dans les nuages.

Il bondit, sortit en dansant.

- Tu n’auras pas le dernier mot, me criera-t-il en claquant la porte derrière lui.

 

 
 
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