Juste une fable n° 12
Trope n° 6
Un loup et l'agneau
Le monde, le monde, ne va-t-il pas devenir
Trop confus pour une fable ?
- Mais non, me dit l’enfant, comment peux-tu imaginer ça ? Il faudrait qu’il n’y ait plus du tout, du tout, d’enfant sur terre ! Il faudrait une vraie fin du monde, une mutation génétique, une pluie de feu, une disparition de dinosaures, une chute de météorites, un embrasement d’étoiles... !
- Tu es bien savant, dirai-je en souriant. Je ne m’étais pas aperçu que tu grandissais vite depuis tout ce temps que je te dis des fables.
- Rien du tout, tu n’y es pas ! D’ailleurs, je ne veux pas être savant, je veux être sage. Sage comme un sauvage, sage comme un fou, sage comme un sage. Bien élevé, si tu préfères...
- Ah, ah, en voilà une drôle de définition...
- Mais c’est la tienne !
- La mienne ?
- Oui, c’est la tienne, c’est évident. Alors, s’il te plaît, continuons encore un peu. Raconte-moi la fable du loup et de l’agneau. Et tâche de sauver l’agneau, s’il te plaît...
- Sauver l’agneau ! Mais quelle idée ! Il faudrait qu’il ne soit plus un agneau, alors ?
- Non ! Il suffit que tu lui mettes un peu d’esprit de renard dans la cervelle !
- Mais comment veux-tu que j’y parvienne ? Il est bête comme ses pieds !
- Oh, je voudrais t’y voir ! Et les crocs du loup, tu en fais quoi ?
- S’il avait une cervelle de renard, la fable s’appellerait « Le loup et le renard », voilà tout. Et tu sais bien que ça ne donnerait pas du tout la même fable...
(« Sauver l’agneau », penserai-je au dedans de moi, « comme il y va... »
Et mon esprit battait la campagne, pensait à toute vitesse sans rien rencontrer de racontable...
Un troisième animal ? Un quatrième ? Un monde entier ?)
« Hmm, hmm ! Je ne te promets rien... Voyons... »
La raison du plus fort n’est pas toujours la meilleure
- Bravo, me dirait l’enfant ! Bien commencé !
- Enfant de mon coeur,
Gentil compagnon de mon imagination,
Ne m’interromps pas !
C’est moi qui raconte,
Et je ne sais même pas encore ce que je vais te raconter.
Enfant de mon imagination, laisse-moi me concentrer...
La raison du plus faible est parfois la meilleure.
Nous allons le montrer sur l’heure.
Dans la campagne un loup errait à jeun, aussi maigre qu’un échalas. Cela faisait des semaines qu’il cherchait à s’amender. Mais à toutes les fermes où il se présentait pour partager l’écuelle du chien, la mangeoire du cochon, le râtelier du bovin, il était chassé à coups de dents, à coups de pieds, à coups de sabots. « Je ne veux plus consommer ! », criait-il en vain. « Je veux seulement bien vivre en paix avec vous tous, mes chers amis, et respecter vos vies, vos flancs, vos gorges ! »
Mais nul ne le croyait.
La conversion d’un loup, de mémoire d’homme et d’animal, a-t-on jamais rien vu de pareil ?
Tout le monde suspectait une ruse de mauvais renard.
Un agneau survint à point, qui mourait de soif.
Une onde claire coulait au fond du vallon. L’agneau se désaltérait déjà lorsque le loup, qui l’avait aperçu de loin, surgit. L’agneau s’interrompit aussitôt et se mit à trembler de tous ses membres grêles.
Un loup parlant, tout le monde le sait, est un animal suffisamment civilisé, du moins autant que bien des hommes. Et celui-ci se répétait en lui-même : « Je ne veux plus consommer, je ne veux plus exercer ma cruauté », tandis qu’une autre voix plus réaliste lui disait : « je veux manger, je veux manger... »
(Et la mienne me dirait : « mais comment vais-je me sortir de cette stupide histoire sans que le loup mange l’agneau ? »)
- Qui te rend si craintif d’interrompre ta boisson ?
Dit cet animal plein de perplexité.
Tu seras puni de ta mauvaise idée.
- Monsieur, répond l’agneau, quelle idée aurais-je donc ? Je tète encor ma mère.
- Tu tètes encor ta mère ? Mais je sais que de moi, elle médit l’an passé, reprit le loup, tout à fait égaré.
- Que veut dire l’an passé ? Ma mère ni mon père ne m’ont encor rien appris.
Le pauvre loup ne voyait plus que gigots et épaules et côtelettes bien fournies en graisse, que chair rose encore bien tendrelette. Ah, si seulement les chiens, les cochons, les bovins, avaient partagé avec lui leur écuelle, leur mangeoire, leur râtelier !
- Alors pourquoi trembles-tu si fort ? demanda-t-il en tremblant d’anxiété.
- Je l’ignore, répond l’agneau. Mais vous aussi, vous tremblez de même...
- Tu as raison, concède le loup dont les jambes flageolent. J’ai bien peur de te manger et de ne te manger pas... Entre toi et moi, il n’y a pas trente-six mille dénouements possibles.
- Me manger, ou bien... ?
- Encor te manger, dit le loup.
- C’est raisonnable, dit l’agneau dont l’intelligence grandissait à toute vitesse tandis que le loup s’affaiblissait à toute vitesse.
« C’est raisonnable sauf si on disait que je m’enfuirais à toute vitesse... »
- A toute vitesse, répéta le loup d’un ton morne en se couchant par terre.
Et, bien sûr, c’est ce que l’agneau fit pour te contenter, enfant de mon cœur, gentil compagnon de mon imagination...
- Pas terrible, observera-t-il. Et maintenant, je m’inquiète pour le loup...