Juste une fable n° 15
Trope n° 8
Les deux pigeons
Il y aura des jours limpides, des jours sans nuage où le monde est étale et se prête aux fables,
Et le ciel clair et soyeux comme une joue d’enfant.
Et sa voix soudain me surgira :
- Raconte-moi la fable des deux pigeons.
N'en doutez pas
J’aurai grand mal à cacher mon étonnement.
- Ceux qui s’aimaient d’amour tendre ? demanderai-je.
L’enfant lève au ciel des yeux bizarres et les jette sur mon regard.
Et j’y vis du dédain d’enfant.
- Tu en connais d’autres ?
- Voyez-vous ça ! dirai-je tandis qu’en mon cerveau défilent des foules de pigeons aux ailes en désordre, aux yeux arrachés, aux pattes boiteuses, et qui n’appartiennent certes pas à la fable.
Mais il insiste.
- Tu en connais d’autres ?
- Ça m’arrive, répondrai-je évasivement. Oui, ça m’arrive parfois.
Il réfléchit un long moment. Puis il me dit :
- Tant pis pour toi. Moi, les autres ne m’intéressent pas.
Il a l’air violent et serein.
Le soleil se lève un peu à l’horizon. Je laisse passer la cohorte des estropiés, je me promets qu’ils reviendront un jour, tant pis pour l’enfant. Sans le vouloir ni presque le savoir, je ramène à ma pensée le visage qui confère à ma vie la douceur de l’amour pour l’éternité. Te voilà, lui murmurè-je, je ne m’attendais pas à te revoir en de pareilles circonstances...
- Que dis-tu ? me demande l’enfant. Tes lèvres s’agitent mais je ne t’entends pas.
- C’est bon, répondrai-je, vaincu. Reviens demain, l’enfant !
Le monde était étale et doux comme une joue d’enfant. Il entra posément et s’assit dans la bergère de ma fable.
- Cela commence, dirai-je, par un roucoulement.
- Tu veux dire : deux roucoulements ?
- Enfant de mon coeur et de mon imagination, laisse-moi, laisse-moi raconter. Ici c’est moi le maître des songes.
Cela commence, oui, par un roucoulement. Mais qui te dit qu’ils ne sont pas deux à roucouler ? Nous ne sommes pas dans le nid, toi et moi, tiens-le toi pour dit. Un seul roucoulement, écoute : « Roucou, roucou, roucou... »
Et puis, une fêlure.
Un bruit de vent dans le feuillage.
Une goutte de lumière plus intense que d’ordinaire.
Presque un appel. En tout cas une suspension...
L’un d’eux dresse la tête. L’oreille, l’oeil, la plume, le duvet du col, la queue : tout se met à frémir.
Et le voilà qui dit à l’autre en cessant son roucoulement : « Ami si cher, je vais partir ».
- Partir ? dit l’autre en effroi . Mais pour quoi faire ? Voulez-vous quitter votre frère ?
L’autre regarde déjà frénétiquement au loin, ses petites narines tendres de pigeon frissonnent.
- Je vais partir un peu, partir pour partir, voyager, regarder, raconter !
- Mais non, non, dit l’autre noyé de sanglots, non, je ne veux pas !
Le premier commence à écarter ses ailes qui font un léger bruit de froissement, du mouvement dans le nid.
- Mais si, partir ! Je reviendrai, je raconterai, je vous désennuierai !
Il saute sur le rebord du nid. Il tend son cou. Et puis, las ! le voilà qui s’envole.
La fable à cet endroit ne s’étend pas sur les misères qu’ici ou là il endura. Il prit du plaisir également. Du chagrin. Du paysage. Des horizons parfois trop vastes. Des rencontres parfois décevantes. Des solitudes vertigineuses. Des fulgurances de bonheur aussi dont on croit qu’on ne reviendra jamais.
... Et il revint.
Et l’on entendit à nouveau un roucoulement.
- La conclusion ? demandera l’enfant qui écoute de toute sa gravité d’enfant.
(Il y a des jours limpides, des jours sans nuage où le monde est étale, bon pour des fables, et le ciel clair et soyeux comme une joue d’enfant !)
J’ai essayé de retenir le visage qui s’éloignera.
- Elle va de soi. Tant que roucoulent deux pigeons, tout va bien. Même quand ils ne roucoulent pas toujours ensemble.
- Je savais bien, me dit l’enfant, hautain, royal, en s’en allant.