Juste une fable n° 17

 

Trope n° 9

 

 




L'oiseau blessé d'une flèche 2


Helio Milner

26/10/2013
                                                                 

– Tu me demandes toujours des fables que tout le monde connaît.

C’est un jour d’automne, il se glissera chez moi comme il sait le faire, sans crier gare, variant ses manières.

Ce jour-là, je me souviendrai de son allure de renardeau souple et léger avec ses yeux en fente et ses cheveux en désordre.

(« Tendresse », pensé-je souvent. Je le regarde monter sur ma bergère. Je mesure à ses gestes qu’il grandit et se transforme.)

– Tu grandis, ajouterai-je.

 – Quoi d’anormal ? me répond-il de son nouvel air plutôt royal.

Je rirai.

– Oh, rien du tout, rien d’anormal ! Mais il est temps que je te raconte des fables que tu ne connais pas.

– Pour quoi faire ? Pour que je n’intervienne pas ?

– Peut-être bien, oui. Au moins cette fois, on verra bien.

– Et ta fable, elle s’appelle ?

Je feuillète mon livre des Fables. Depuis son dernier passage, j’en ai repéré plusieurs qui me plaisent.

– « L’Oiseau blessé d’une flèche », lui dis-je. Écoute.

Un chasseur avait ajusté son arc et pris dans son carquois une flèche empennée.

L’oiseau qui passait à tire d’aile lui jeta un coup d’œil distrait, sans voir

Ce qui se préparait.

Il avait aperçu une brillance sur une feuille d’arbre, dans un rayon de soleil, qui l’enivrait.

Et vers elle il volait, volait à tire d’aile !

La flèche l’atteint au cœur.

Ses yeux s’embuent et chavirent,

Ses ailes battent et s’affaissent.

Il voit alors la flèche et les plumes qui l’ornaient :

– Ah, s’écrie-t-il en expirant, double cruauté ! Humains abominables, vous avez tiré de mes frères de quoi me transpercer ! Que ma mort vous soit miroir, et prophétie ! Car vous aussi, vous ne cessez de tirer de vous-mêmes de quoi vous entredéchirer. A quoi vous servent vos progrès si vous ne savez stopper vos guerres ? Après quoi courez-vous ? Pourquoi ne vous contentez-vous pas d’écouter nos chants, de contempler nos ailes soyeuses et de jouir de vos travaux et de vos jours, de vos douces moitiés, de vos enfants enfin ?

L’enfant se mordait les lèvres en silence, et dans son regard, je voyais bien que la colère s’amoncelait.

Alors, je me tairai.

– Voilà donc ta fable ! Comme je ne la connaissais pas, je ne pouvais pas sauver l’oiseau.

– Mais non, répondrai-je doucement, tu ne le pouvais pas. Cela aussi, il faut que tu l’apprennes.

– Cela ? C’est quoi, dis, ton « cela » ?

– Le monde n’est pas trop vieux pour entendre des fables. Mais les fables, tout aussi vieilles, ne donnent pas toujours très cher du monde.

– C’est toi qui est vieil et idiot, dira l’enfant en se levant. D’ailleurs, où est ta moitié à toi ?

– Comme tu es jeune ! Tu décoches ta flèche, puis tu t’en vas ! Mais la fable parle d’une autre moitié, l’autre moitié de l’humanité, celle qui blesse et tue.

Sa colère est éclatante. Il est debout et me brave.

– Contre celle-ci je m’armerai, répondit-il. Mes armes seront mon cœur, mes cris, mes gestes, mes mots. J’inventerai des images, des récits. Je referai tes fables. Et si cela ne suffit pas, je trouverai d’autres armes.

Et il sort en claquant fort ma porte.

Moi je reprendrai mon livre des fables, le cœur un peu serré, songeant...