Juste une fable n° 19

 

Trope n° 10

 

 




Le lapin et la souris


Helio Milner

25/01/2014
                                                                 

Il arrive aussi qu’il me lance des animaux improbables.

Un matin qu’il a fait clair et doux, de ces matins qui font s’évanouir les terreurs nocturnes, il entre en courant chez moi et son visage heureux m’éclabousse de lumière.

– Un lapin et une souris, me commande-t-il ardemment sans prendre le temps de me saluer.

Moi, je pose lentement mon bol de café.

– Je ne connais pas de fable de ce nom, dirai-je sans sourire apparemment.

– Mais j’en veux une.

– Et puis ? demanderai-je.

– Je ne sais rien d’autre, s’impatientera l’enfant en s’asseyant dans la bergère. Mais gare à toi ! Ce sont deux animaux gentils.

« Deux animaux gentils », pensé-je en moi-même en réfléchissant hâtivement. « Deux animaux gentils ! ».

 

– Il y a bien longtemps de cela...

Ma voix hésite. L’enfant l’entend, me regarde de ses yeux amples et me dit : « Pas la peine d’avoir peur comme ça. J’aime tes fables même quand elles me mettent en colère ».

Mon âme sourit à son âme mais je ne le lui montre toujours pas. Nos regards s’adossent l’un à l’autre, et voilà que j’enchaîne.

« Un lapin et une souris vivaient tendrement unis. Rien ne les avait jamais séparés. Ils se prélassaient ensemble, ils mangeaient ensemble, ils se promenaient ensemble. Mais ce qu’ils aimaient par-dessus tout, c’était bavarder : ils conversaient ensemble même en mangeant, même en se promenant. On venait de très loin solliciter leur conseil, de très loin quérir les paroles sages qu’une longue expérience de bonheur leur faisait trouver. Ils étaient aimants et soyeux, et chacun autour d’eux trouvait que leurs oreilles se ressemblaient.

Mais un jour survint un vieux savant en ces lieux d’amitié. Cet homme n’avait dans sa vie qu’une seule passion : la curiosité. Elle le dévorait. Parvenu au bout de toutes les connaissances possibles, il multipliait les expériences bizarres qui pourraient les renverser. Il vit la souris. Il vit le lapin. Il vit leur air tendre et soyeux. Et il les attrapa.

Il les mit dans deux cages bien séparées, dans deux pièces bien séparées. Et tandis qu’il nourrissait la souris, il affamait le lapin.

– Je ne vois pas du tout comment tu vas t’en sortir, m’interrompra l’enfant. Prends garde ! Ce sont des animaux très gentils.

– J’ai bien compris, répondrai-je. Mais sa gentillesse risque de ne pas sauver le lapin...

– Je veux dire, précisera l’enfant en fronçant les sourcils de colère, que je ne t’ai pas demandé de me raconter la fable du chat et de la souris.

– J’ai compris, répétai-je un peu sèchement.

« A la vérité la souris ne se nourrissait guère sans son ami lapin. Mais le lapin n’était pas nourri du tout. Lorsque il fut au bord de la mort, le savant recommença à le nourrir, mais en lui présentant ses herbes sous la forme d’un mannequin de souris. Le lapin, affamé, dévorait la fausse souris. Et dès qu’il fut assez rétabli, le vieux savant recommença de le priver de nourriture, jusqu’à ce qu’il fût de nouveau à l’agonie. Il le prit alors et l’introduisit dans la cage de la souris, dont il avait enduit le poil de bonne odeur d’herbe coupée. Et il les observa... »

– Quelle histoire ! interrompit encore l’enfant. Ça m’inquiète.

– Moi aussi, avouerai-je. On n’a jamais vu une horreur pareille. Le pauvre lapin ne tient plus sur ses jambes. Et la souris ne le reconnaît d’abord tout simplement pas ! Quand elle voit l’animal squelettique se jeter sur elle et commencer à la mordiller avec avidité, elle pousse des cris effrayants qui réjouissent le savant.

Mais soudain, elle s’arrête : elle a reconnu le bout de nez de son ami lapin. « Ami lapin ! », s’écrie-t-elle. La reconnaissant lui aussi, il s’écrie faiblement : « Amie souris ! », et cesse tout net de la mordre. Et tous les deux se mettent alors à converser à voix basse et inquiète...

Le vieux savant observe leur conciliabule avec colère. Il lui semble même voir le lapin rire faiblement en écoutant la souris lui parler à l’oreille, à sa grande oreille de lapin. Ce qu’il ne voit pas en revanche, c’est que, lorsqu’ils se parlent à l’oreille, la souris furtivement donne au lapin les restes de son dernier repas auquel elle n’a presque pas touché...

Mais soudain, une convulsion terrible secoue le lapin. Il se raidit et s’immobilise comme un mort. Le désespoir le plus immense secoue terriblement la souris qui se met à se lamenter haut et fort en maudissant haut et fort le savant. Ce dernier ouvre la cage, tend la main... Voilà que la souris le mord férocement, tandis que le lapin a ramassé ses dernières forces : en un bond, il est dehors ; la souris aussi. Et les voilà partis, partis comme des flèches, partis à toute allure...

L’enfant souriait dans la bergère, les yeux scintillants.

– Ta fable est un peu idiote, me dit-il après un instant. Un vieux savant doit savoir qu’un lapin, même bien conditionné, n’a jamais mangé de souris.

– Un vieux savant, dirai-je alors, s’il est méchant, n’a pas toujours besoin de beaucoup de science pour réussir à faire s’entre-dévorer les gens.

– Ton pessimisme !

– Tu as eu peur, quand même !

– A cause de ton pessimisme, justement !

– Mon expérience, tu veux dire ?

L’enfant se lèvera de la bergère, prêt à partir.

– Ton pessimisme. Car pour cette fois, ton savant méchant n’y est pas parvenu.

(Le triomphe de l’enfant, l’avez-vous déjà vu ?)