Juste une fable n° 20
Trope n° 11
La grenouille et le bœuf
Parfois il arrive brusquement. Alors, il veut toute mon attention, s’empare tyranniquement de toute mon imagination.
Un jour, il jette son manteau mouillé sur la bergère. Il me crie qu’il y a du vent et que des boules de neige tombent du ciel, que les vagues sont hautes comme des maisons ou des baleines, qu’il a manqué s’envoler sur la falaise en venant jusqu’à chez moi, et qu’il a vu un bouc tomber dans la mer emporté par le vent.
Je souris à son flot de paroles.
– Ferme la porte, lui dis-je, au lieu de faire des hyperboles.
– Des quoi ?
– Des hyperboles, des mots trop grands pour toi.
– Rien du tout, répond-il, impatient. Je suis passé par le chemin de la falaise. C’est elle qui est trop grande, pas moi. Et je suis venu pour que tu me racontes « La grenouille et le bœuf ».
Et son visage est aussi impérieux que le serait celui d’un empereur romain.
Il neige dehors, il gèle à pierre fendre. Je peine à imaginer la grenouille et son bœuf. Les prairies sont toutes blanches, il me semble. Je ne vois pas le fond du pré, là où la chétive pécore se montre à sa camarade hilare sous l’œil placide du ruminant, comme dans le livre d’images où je lisais les fables du temps que j’étais écolier.
– C’est un nain, dis-je, un nain haut comme trois pouces qui rencontre un géant.
– Une grenouille ! Qui voulait se faire aussi grosse que le bœuf !
– Je n’ai pas envie de la voir exploser, répondrai-je. Ça ne me fait pas rire.
– C’est bon, c’est bon dit-il, ne te fâche pas. Alors, je ne sais pas, moi... Une sauterelle et un kangourou ?
Une sauterelle vit passer un kangourou.
– Dieu qu’il saute haut, dit-elle. Que je semble sotte à côté. Mais avec un peu d’exercice, je saurai sauter aussi haut moi aussi.
Elle avise le criquet son voisin et lui dit :
« Nous autres, gens du saut dans les herbes, nous pouvons assurément sauter aussi haut et aussi loin que ces Australiens. Regardez-moi bien. »
Elle fait un bond, et la voilà franchissant un massif de sceaux-de-Salomon.
– Y suis-je ?
– Nenni.
Un nouveau bond la fait jaillir sur un buisson de ronces blanches ; un autre, s’envoler sur un rosier sauvage.
– Et maintenant ?
– Point du tout.
Encore un effort ! Un dernier saut la propulse sur la branche d’un saule qui se balance mollement au-dessus d’une eau vive.
Une grenouille était juste au-dessous en train de bailler au soleil.
Elle vit la sauterelle briller dans la lumière. Elle bondit...
– Mais la sauterelle est bien trop haute pour la grenouille, déclare l’enfant péremptoirement. Et la grenouille retombe dans l’eau sans avoir rien happé que du vent. On est toujours le sot d’un autre.
Tandis qu’il me défie du regard, je songe un peu. Il gèle à pierre fendre dehors, la neige tournoie, les fenêtres sont floconneuses et tourbillonnantes de temps en temps.
– La vie n’est pas toujours aussi clémente, fais-je remarquer, ni le conteur aussi patient. Ton bouc n’est-il pas tombé dans la mer pendant que tu venais ?
– Justement, me répondra-t-il sans se troubler le moins du monde. Les boucs sont stupides : ils foncent, ils n’essaient pas de sauter.
Il jette une bûche dans le feu, il se blottit dans la bergère et il s’endort en un instant, désertant soudain mon imagination.